Le droit de vivre en famille

Georges de Kerchove

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Georges de Kerchove, « Le droit de vivre en famille », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (2002), mis en ligne le 17 novembre 2010, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4967

Cette session sur « Le droit de vivre en famille » est placée sous le signe du dialogue entre justice et Quart Monde. Dire le droit et la responsabilité de chacun, c’est engager un dialogue en égalité. Cette session est une session juridique, même si plusieurs d’entre nous ne sont pas juristes. Mis au service de la libération de l’homme, le droit est un levier extraordinaire de changement.

Nous plaçons ces deux journées de travail sous le signe du dialogue. Dialogue entre la justice et le Quart Monde autour d’un thème particulièrement délicat qui nous interpelle tous : le droit de vivre en famille. En fait, ce thème renvoie à deux séries de questions :

- Qu’implique un droit ? Que suppose son exercice ?

- Qu’est ce qu’une famille ? Quelles responsabilités cela implique-t-il ? Quels moyens faut-il pour exercer sa responsabilité ? Quelle aide la collectivité peut-elle proposer ?

Lançons quelques pistes autour de la notion de droit :

Qui dit droit suppose une parole ou une demande exprimée, entendue et parfois rencontrée. Sans parole, il ne peut y avoir de droit. La personne ou la famille réduite au silence, celle qui ne peut plus faire entendre sa voix, se trouve radicalement hors droit. En tant que juriste qui traque les zones de non-droit, je dirais que les familles très pauvres, les « familles-problèmes » comme on les qualifie parfois, sont d’abord celles qui n’ont plus de voix. Celles qu’on ne peut plus entendre. Celles en les capacités desquelles on ne croit plus. Celles dont on n’attend plus rien. Celles auxquelles on impose le droit et le regard des autres. Ou encore, si vous voulez, celles qui vivent entièrement sous le regard ou le contrôle des autres, avec un espace de liberté ou d’initiative extrêmement réduit. Je pense à ces familles qui vivent depuis longtemps dans une telle précarité qu’elles ne peuvent plus assumer des responsabilités, notamment vis-à-vis des enfants. Ces familles sont réduites par la misère à un silence insignifiant, qui les relègue au mieux dans une relation d’assistance, mais n’en fait jamais un partenaire de dialogue et un sujet de droit. On « sait » pour elles. On les définit à partir de leurs manques ou de leur limites, qui occultent complètement leur dynamisme ou leur savoir-faire. Leur parole ne compte pas, ou si peu qu’elles en ont presque perdu l’usage.

Je voudrais évoquer à cet égard la Déclaration universelle des droits de l’homme, non pas sous l’angle du droit à la famille, mais en son préambule. Celui-ci reconnaît une dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et aspire « à l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler, de croire, libérés de la terreur et de la misère. » En fait, la dictature d’un potentat ou la tyrannie de la misère ne diffèrent pas tellement. L’une et l’autre bâillonnent la parole et ankylosent progressivement la pensée. L’article 1 affirme que tous les êtres humains "sont doués de raison et de conscience", tandis que l’article 10 reconnaît à toute personne le droit « à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial ». Ces deux articles sont intimement liés. Pour qu’une cause puisse être entendue, il faut préalablement être convaincu que le justiciable est doué de raison et de conscience, et mettre tout en œuvre pour qu’il soit libre de parler et de croire. Sans cette conviction et cet engagement, les acteurs de la justice, qu’ils soient juges, avocats ou assistants sociaux, ne peuvent que devenir des outils d’oppression et de contrôle. Leurs interventions à l’égard des familles sans parole ne peuvent que se réduire à des mesures de contrainte forcée ou de tutelle déresponsabilisante, et ne peuvent entraîner que brisure, souffrance, incompréhension et ressentiment.

Dire le droit et la responsabilité de chacun, c’est fondamentalement engager un dialogue en égalité. Et nous savons combien ce dialogue est difficile lorsqu’on est confronté à des familles dont on met en doute la raison et le bon sens, et qui ne peuvent que se résigner en silence ou se révolter en colère.

Partout, le droit suppose une parole. Dans les conflits locatifs, les conflits de travail, les problèmes de la sécurité sociale, dans la plupart des affaires pénales, il y a toujours une parole, une demande ou une plainte qui saisit le juge. À défaut d’une plainte particulière de la victime, le ministère public peut poursuivre d’office au nom de la société.

Parfois, la parole individuelle est trop faible pour être entendue et respectée. Elle peut alors devenir collective. C’est ainsi que les syndicats ou, dans un autre domaine, les associations de consommateurs se sont organisées pour faire valoir le droit de leurs affiliés, les représenter et pallier la faiblesse de la parole individuelle. De même, les enfants - c’est à dire étymologiquement ceux qui ne parlent pas - sont légalement représentés en justice par leurs parents.

Ainsi donc, dans ces branches de droit, on a trouvé des systèmes de représentation garantissant un dialogue dans une meilleure égalité. Mais qu’en est-il de ces « parents du silence » ? Comment peuvent-ils dire leur combat, leur ingéniosité et ces mille petits gestes de la vie de tous les jours pour assumer leur responsabilité de parents dans des conditions parfois très difficiles ? Sommes-nous disposés et formés à entendre leur clameur muette qui se mue parfois en révolte violente ou en insultes ?

Pour toutes les familles sans exception, des plus riches aux plus pauvres, être parent, c’est un pari pour l’avenir. C’est donner aux enfants le meilleur de soi, leur transmettre plus que soi-même on a reçu. Un programme aussi ambitieux, aucun parent ne peut le réaliser seul. Il faut l’aide de la crèche, de l’école, de l’internat, l’entraide de la voisine qui garde les enfants pendant une absence momentanée, de la grand-mère ou d’amis qui donnent un coup de main. Il faut des allocations familiales, un logement adapté. Bref, il faut une solidarité générale qui, au niveau d’une société, se traduit par des politiques familiales, permettant aux familles d’être ce premier creuset irremplaçable où s’épanouissent les enfants.

Ainsi, au nom de cette solidarité, on a organisé des aides à l’enfance ou à la jeunesse. Mais certaines aides sont plus contraignantes que d’autres et vont jusqu’à dénier toute responsabilité aux parents, au motif qu’ils seraient incapables de les assumer correctement. Par exemple, une décision de placement par un juge : faut-il encore parler d’aide dans un tel cas ? Certains en doutent et affirment que le juge devrait avoir le pouvoir de reloger une famille plutôt que de placer les enfants parce qu’elle squatte un appartement sans eau ni électricité. L’aide à la jeunesse, n’est-ce pas d’abord assurer à chaque famille un logement décent, un travail ou, à tout le moins, des moyens d’existence, un accès à la santé et à l’éducation ?

Autre question douloureuse : on évoque classiquement la notion de « danger » pour justifier un placement d’enfant. Danger par rapport à quoi ? En fait, cela nous renvoie à la difficulté de comprendre les familles en grande précarité et de dialoguer avec elles. Un juge risque de commettre plus d’erreurs s’il n’entend pas les explications des parents. D’expérience, ceux-ci ont peur de demander une aide au niveau social, parce qu’à leurs yeux, qui dit “social” dit « placement. »

Ils ont tendance à vivre cachés pour garder les enfants. Ainsi, souvent, le premier danger, c’est le manque réciproque de confiance et l’absence de dialogue. La procédure favorise-t-elle ce dialogue ? Quelles sont les conditions pour y parvenir ? Rien que l’angoisse du placement autoritaire peut miner une famille et casser des parents. Un tel placement entraîne toujours une blessure profonde et laisse des souffrances à vie.

Une fois le placement décidé, les parents conservent certains droits. Mais doivent-ils pour autant prouver qu’ils sont capables de s’occuper de leurs enfants avant de les récupérer ? En fait, selon la loi, le mineur doit être maintenu dans son milieu naturel aussi longtemps que possible et, en cas de placement, la situation doit être revue à intervalles réguliers. Mais il arrive que des parents se sentent « dévisagés » par des intervenants qui croient tout savoir d’eux, qui ne prennent pas le temps d’écouter, et qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Connaître un dossier, ce n’est pas connaître une famille. Comment favoriser une connaissance sans préjugés ? Comment voir, dans des situations difficiles, tous ces gestes d’affection qui tissent une relation entre parents et enfants ?

Toutes ces questions nous taraudent. Il n’y a pas ceux qui savent et les autres qui ne savent pas. Ceux qui maîtrisent la parole et les autres qui écoutent. Ceux qui jugent, et les autres qui sont jugés. Ceux qui aident, et les autres qui sont aidés. Ici, chacun vient partager en égalité son expérience, sa réflexion, et parfois même sa souffrance, pour que cette mise en commun suscite un nouveau regard, plus respectueux et plus solidaire des familles réduites au silence.

De ce partage, peuvent naître des espaces de liberté pour des familles en butte à la précarité, et des espaces de liberté pour nous tous. Car la liberté du « fort » ne se fonde jamais sur l’asservissement du "faible". Personne n’a de réponse toute faite, parce qu’il y va d’abord d’un engagement de tous, fondé sur un dialogue en vérité. C’est pourquoi, au cours de cette première journée, nous avons pris le parti de privilégier le travail en carrefours, là où chacun peut plus facilement prendre la parole, dire son expérience, ses espoirs ou ses échecs.

Cette session est une session juridique, même si plusieurs d’entre nous ne sont pas juristes. Elle se déroule d’ailleurs symboliquement ici, dans l’École nationale de la magistrature, et des magistrats disent ce qui est juste, ils disent le droit. Je demande donc tout particulièrement aux juristes de rendre présentes les règles de droit, et de situer les questions, ou les interventions, dans leur contexte juridique. Il ne s’agit cependant pas de céder à la dérive du juridisme. Nous savons en effet que, mis au service de la libération de l’homme, le droit est fondamentalement un levier extraordinaire de changement. Les militants des tranchées, c’est-à-dire des parents expérimentant ou ayant expérimenté la misère, raconteront leur combat au quotidien pour vivre en famille.

Nous verrons également comment sont mises en œuvre les aides à la jeunesse ou à l’enfance en Grande-Bretagne, en Belgique et en France. Et cela, concrètement, à l’épreuve de ce que vivent les familles en grandes difficultés. Je parle des familles en grandes difficultés, en fait je pense à ces parents qui se battent avec des moyens souvent dérisoires pour survivre en famille. À mes yeux, ils sont des artisans silencieux des droits de l’homme, et les considérer comme tels, n’est-ce pas déjà amorcer un dialogue en égalité ?

Georges de Kerchove

Avocat, Président d’ATD Quart Monde Belgique

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