À la recherche de l’autre

Juliette Rousseau

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Juliette Rousseau, « À la recherche de l’autre », Revue Quart Monde [Online], 215 | 2010/3, Online since 01 April 2011, connection on 25 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4975

Que cherchent les volontaires d’ATD Quart Monde en s’engageant sur les chemins qui mènent vers les plus abandonnés ? Comment l’improbable rencontre devient-elle relation entre des personnes qui se libèrent mutuellement ? L’auteur explore ces questions en se basant sur des mémoires écrits par des volontaires dans le cadre d’une formation aboutissant à un diplôme universitaire de Hautes Études en Pratiques sociales. (Voir RQM n°209 (2009), l’article Acteur-formateur-chercheur dans la lutte contre la grande pauvreté, et numéros suivants). Ces mémoires peuvent être consultés à l’Université François Rabelais à Tours et au Centre Joseph Wresinski à Baillet-en-France.

Prendre le parti des plus pauvres, c’est prendre le parti des plus exclus et donc de ceux qui portent les stigmates de l’exclusion. Aller à leur rencontre, tenir, dans la durée, à leurs cotés, n’est pas toujours facile : « Au cours de mes vingt-cinq ans d’engagement, j’ai rencontré des personnes tellement blessées par la vie, défigurées par le malheur, rongées par la misère et le chaos, qu’elles semblaient ne jamais pouvoir émerger des mille difficultés et de la souffrance qui tissaient leur existence. A vrai dire, certaines étaient devenues si incompréhensibles qu’elles ont mis à la question ma bonne volonté et les sentiments de compassion qui m’habitaient, me faisant mesurer mes limites à aimer et à me porter auprès des plus pauvres1 ».

Se reconnaître dans l’autre

Mais le contact avec les plus abandonnés, au-delà des difficultés qu’il peut provoquer, est l’occasion de nombreux apprentissages, sur l’humain, sur soi, sur les relations : « J’ai rencontré aussi des personnes qui, malgré les stigmates de la misère, m’ont profondément impressionnée par l’immense humanité dont elles étaient habitées. Comme si, ayant traversé l’horreur, elles vivaient d’une vie transfigurée2 ».

D’autres volontaires abordent l’apprentissage de la durée : « Ce n’est qu’en côtoyant des familles, membres d’ATD Quart Monde depuis plusieurs décennies, que je compris la nécessité d’avancer ensemble dans la durée. Une mère de famille n’hésitait pas à nous répéter qu’il lui avait fallu beaucoup de temps avant d’oser nous ouvrir ses portes, elle disait que c’était parce qu’elle nous avait vus venir très régulièrement dans le quartier qu’elle nous avait peu à peu fait confiance. Dix ans plus tard, elle était l’un des piliers régional du Mouvement3 ». D’autres encore rappellent la nécessité d’aborder la personne comme une globalité et non seulement à travers ses manques : « Avec le sentiment d’être d’une même humanité, nous nous reconnaissons dans l’autre et nous devenons solidaires, nous voyons la personne souffrante dans sa globalité et non uniquement dans ses manques, nous ne résolvons pas ses problèmes à sa place mais, par ce lien de fraternité, nous lui donnons de la force, des outils pour les résoudre elle-même4 ». Bref, il s’agit de « considérer les personnes vivant dans la précarité comme des personnes ressources et non comme des personnes ayant des manques ou des besoins uniquement5 »

Accepter l’imprévisible

Cette expérience de la rencontre renforce aussi les convictions les plus intimes quant au combat que mène ATD Quart Monde. Il peut s’agir d’un sentiment d’injustice ou d’une volonté de déceler la beauté en chacun : « Chercher la beauté là où elle n’apparaît pas encore, parce que nous avons chevillée au cœur la conviction qu’elle y est présente, il y a là comme un chemin de vie, une éthique ; c’est cette beauté qui surpasse tout qui donne un prix infini à notre engagement6 », et cela dans le but de tendre vers « une société qui ne considère plus ses membres les plus fragiles comme des gens qui attendent passivement qu’on leur vienne en aide, mais comme des personnes dont la parole doit être entendue et prise en compte dans les politiques mises en œuvre pour que le monde change7 ».

Changer l’image que les plus pauvres ont d’eux-mêmes en leur apportant la reconnaissance dont ils manquent implique une certaine transformation des individus. Mais il faut rappeler que celle-ci n’est pas nécessairement positive : « Et que veut dire transformer l’être ? A l’extrême, la rencontre peut transformer une personne au point de la casser complètement8 ». Lorsque la rencontre se fait « libération », elle donne aux individus et familles du Quart Monde les moyens et la force de s’extraire des chaînes dans lesquelles la misère les a enfermés. Mais comment cela est-il possible ?

Selon Maryvonne Caillaux, la tendance actuelle du travail social à tout quantifier, rationaliser, prévoir est dans le faux car, « rien en matière de relation humaine n’est complètement quantifiable, maîtrisable ou prévisible ; pour atteindre son but, c’est-à-dire être chemin de libération, la rencontre doit s’inscrire dans une perspective de non-maîtrise du résultat9 ». Une première condition serait donc, à la différence des pratiques communément répandues actuellement dans le travail social, d’accepter que les effets de la rencontre ne soient pas prévisibles. Mais cela n’est pas suffisant, il faut également « renoncer à toute volonté de performance ou de maîtrise sur la transformation de l’autre ; se laisser déposséder à la fois des moyens employés et des résultats observés ; refuser la tentation récurrente d’instrumentaliser la relation10». Est nécessaire un certain « lâcher prise », qui laisse à l’autre la liberté d’apporter sa touche personnelle à la relation. Ces deux conditions renvoient à l’idée de « s’adresser à des personnes sans les morceler. Voir la personne entière et pas seulement une personne sans toit, à la recherche d’un emploi (etc.), une personne avec du potentiel, une intelligence, des rêves, des idées et un désir d’être utile aux autres11 »

Se relier à l’autre

Ce chemin de libération n’est possible qu’au moyen d’une rencontre aboutissant à une relation entre les individus. On touche ici à une thématique centrale du sens de l’action développée par les volontaires, et du projet du Mouvement ATD Quart Monde qui, selon Pascal Lallement, peut-être appréhendé comme un projet de société reposant fondamentalement sur une dynamique de rencontres.

J. Piccin-Béchet illustre les étapes de la rencontre par la métaphore du fleuve de Michel Serres12 : la rencontre pourrait s’apparenter à la traversée d’un fleuve. On s’y engage, tant que l’on est proche de la rive on pense pouvoir revenir, puis au milieu du fleuve on perd pied, alors « le corps qui traverse apprend certes un second monde, celui vers lequel il se dirige, où l’on parle une autre langue, mais il s’initie surtout à un troisième, par où il transite13 » ; puis on parvient sur l’autre rive, ayant appris que « l’on peut recevoir tous les sens...14 ».

La rencontre est liée à la transformation de l’individu, elle le bouleverse, l’enrichit. C’est une dynamique entre deux êtres, qui s’apportent mutuellement, c’est un mouvement propre à l’humain : « Être homme c’est savoir rencontrer l’autre, non pas en l’écoutant, mais en le recherchant » (Joseph Wresinski).

1 Maryvonne Caillaux, Relations, chemin de libération, DUHEPS Tours 2008, p.3.

2 Ibid.

3 Anne Monnet, Efficacité et temporalité dans la lutte contre la pauvreté, étude comparée de quelques pratiques dans différents secteurs d’activité

4 Jean-Pierre Daud, Se faire proche des plus pauvres, pourquoi, comment, jusqu’où ? A partir d’une présence dans le camp pénal de Bouaké en Côte d’

5 A. Monnet, p.23.

6 M. Caillaux, p.28.

7 Françoise Guillot, Relations avec les plus pauvres, chemin de transformation réciproque et mutuelle. A partir de deux actions culturelles :

8 Pascal Lallement, Rencontres et recréation de liens en milieu de pauvreté. Recherche à partir de deux expériences en milieu de grande pauvreté à

9 M. Caillaux, p.49.

10 M. Caillaux, p.51.

11 Jeanine Piccin-Béchet, ‘Aller vers’ : rencontres interpersonnelles et transformations reliantes. Analyse de moments significatifs avec des

12 Michel Serres, Le tiers-instruit, Gallimard, 1992.

13 J. Piccin-Béchet, p.54.

14 Ibid.

1 Maryvonne Caillaux, Relations, chemin de libération, DUHEPS Tours 2008, p.3.

2 Ibid.

3 Anne Monnet, Efficacité et temporalité dans la lutte contre la pauvreté, étude comparée de quelques pratiques dans différents secteurs d’activité, DUHEPS Tours 2008, p.7.

4 Jean-Pierre Daud, Se faire proche des plus pauvres, pourquoi, comment, jusqu’où ? A partir d’une présence dans le camp pénal de Bouaké en Côte d’Ivoire, DUHEPS Tours 2008, p.20.

5 A. Monnet, p.23.

6 M. Caillaux, p.28.

7 Françoise Guillot, Relations avec les plus pauvres, chemin de transformation réciproque et mutuelle. A partir de deux actions culturelles : pré-école familiale et chorale. A Lyon et à Bron, DUHEPS Tours 2008, p.19.

8 Pascal Lallement, Rencontres et recréation de liens en milieu de pauvreté. Recherche à partir de deux expériences en milieu de grande pauvreté à Belleville (Paris 20ème, France) et à Thiaroye (Dakar, Sénégal), DUHEPS Tours 2008, p.36.

9 M. Caillaux, p.49.

10 M. Caillaux, p.51.

11 Jeanine Piccin-Béchet, ‘Aller vers’ : rencontres interpersonnelles et transformations reliantes. Analyse de moments significatifs avec des personnes défavorisées et/ou exclues, DUHEPS Tours 2008, p. 26.

12 Michel Serres, Le tiers-instruit, Gallimard, 1992.

13 J. Piccin-Béchet, p.54.

14 Ibid.

Juliette Rousseau

Juliette Rousseau, française, a étudié la sociologie et se destine à travailler dans la solidarité internationale. De janvier à avril 2010, dans le cadre de ses études à l'ISRIS (Institut Supérieur de Relations Internationales et Stratégiques), elle a effectué un stage au pôle formation du Mouvement international d'ATD Quart Monde

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