Viabilité des sociétés et agriculture urbaine

Éric Duchemin

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Éric Duchemin, « Viabilité des sociétés et agriculture urbaine », Revue Quart Monde [En ligne], 215 | 2010/3, mis en ligne le 05 février 2011, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4994

Concept-valise controversé, élaboré et enrichi depuis le début des années 70, la notion de « développement durable » ouvre cependant un espace de réflexion incitant à considérer les problèmes environnementaux et sociaux dans la gestion publique du développement. En matière d’urbanisme, les leçons de l’Histoire et plusieurs expériences en cours d’agriculture urbaine montrent que celle-ci améliore la situation économique ainsi que la santé de familles pauvres et vulnérables. Pays industrialisés et pays en développement ont tout à gagner- en particulier une diminution de l’insécurité alimentaire et une meilleure insertion des populations les plus fragiles - à (re)découvrir la pertinence et l’urgence de politiques réconciliant urbanité et ruralité.

L’humanité se trouve maintenant à plus de 50% dans les villes, ce pourcentage est de plus 80 % dans les pays industrialisés. Ce mouvement vers les villes ne ralentit pas dans les pays en développement ;  les mégapoles sont de plus en plus nombreuses. L’homo sapiens devient de jour en jour de plus en plus homo urbanus. La ville devient ainsi le lieu où le développement d’une société durable, ou viable, se joue. Les grandes villes en ont pris conscience et tentent, par différents moyens, de répondre au grand défi du 21ème siècle - conserver un environnement viable pour l’ensemble des êtres humains -. Des villes telles que Curitiba au Brésil, deviennent des exemples pour une évolution viable de l’urbanité et de la société.

Les gouvernements du monde entier créent des lois pour un développement durable, élaborent des stratégies ou encore adaptent des indicateurs pour surveiller et mesurer le progrès en la matière. En trente ans, ce concept mis en avant par la commission mondiale sur l’environnement et le développement, aussi connu sous le nom du rapport Brundtland, a réussi à s’insérer dans le vocabulaire courant et à devenir une notion incontournable. Mais cette notion est plus ancienne.

Un peu d’histoire

Au début  des années 70, le rapport de Rome montrait déjà la limite du développement industriel et des ressources naturelles ; le sommet de la terre de Stockholm en 1972 continuait dans la même veine. Dans les années 70 on parlait d’écodéveloppement, soit un développement écologique. L’expression sustainable development, traduite par développement durable est, quant à elle, apparue en 1980 dans une publication de l’Union internationale pour la conservation de la nature. Cette notion est alors définie comme un « développement qui tient compte de l’environnement, de l’économie et du social ». Cette définition reste celle qui est la plus souvent utilisée ou comprise, bien que le rapport Brundtland ait ajouté que le développement durable est « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures ». Pour Corinne Gendron, professeure à l‘Université du Québec à Montréal, « L’environnement c’est la condition, l’économie c’est le moyen et le développement individuel et social c’est l’objectif ». Nous pourrions dire aussi que l’équité est l’ingrédient indispensable.

Un concept galvaudé…

Si le concept de développement durable est devenu si populaire, et facilement intégré par les entreprises et les gouvernements, c’est qu’il ne remet pas en question le mode de fonctionnement économique actuel. Toutes les grandes entreprises allant des pétrolières, telles que Shell, Esso, BP, Total, aux compagnies minières telles que Rio Tinto, IAMGold, Barrick Gold ont leurs plans de développement durable globaux ou pour des projets locaux. Par le biais de différents types de certification - basés sur des mesures significatives des politiques et des analyses de leur performance au niveau environnemental, de la santé, de la sécurité et des opérations - elles font croire à l’existence du développement durable.

La considération d’éléments du développement durable dirigera certes ces entreprises vers des décisions permettant une meilleure gestion des déchets, une moindre consommation énergétique ou le développement d’une économie peu intensive sur le plan écologique. Elles développeront des projets de soutien aux communautés locales. Elles feront des actions. Mais peut-on dire qu’elles font un développement respectueux de l’environnement ? - Des barrages hydroélectriques qui ennoient des territoires ancestraux, obligent le déplacement de populations, perturbent des écosystèmes entiers, sont-ils du développement durable ? Le développement de biocarburants entraînant des crises alimentaires en Afrique est-il du développement durable ? - Au regard des différentes dénonciations de situations inacceptables par des associations locales et nationales dans les pays en développement, nous sommes en droit d’en douter. Comme le mentionne Claude Villeneuve de l’Université du Québec à Chicoutimi, « Développement durable et environnement sont deux choses complètement différentes ».

Développement durable est de toute évidence un concept-valise qui permet tous les abus. Un concept auquel on veut nous faire faire la révérence, comme une nouvelle religion, tout en obligeant la mise au placard de l’esprit critique. Ce développement est durable donc vous devez l’accepter. Pour certains, le problème vient du concept sous-jacent au terme « développement », car le développement est perçu comme une croissance économique, donc une avancée sans limite. Ceux-ci prônent une décroissance. Sans compter que pour J.L. Satie « Le développement économique d’un peuple [...] n’est pas compatible avec le maintien de ses coutumes et mœurs traditionnelles. La rupture avec celles-ci constitue une condition préalable au progrès économique »1. Pour d'autres, le problème vient du terme « durable » qui n’est qu’un objectif édulcoré du désir pressenti des générations futures. Durable signifie qui dure dans le temps, mais qui n’est pas nécessairement viable. Or cela reste des discussions théoriques, certes intéressantes, mais loin des besoins actuels et de l’urgence dans laquelle nos sociétés se trouvent.

… Qui permet néanmoins la discussion

Alors, pourquoi tout simplement ne pas pourfendre ce concept-valise ? Parce que ce concept est aussi un lieu de convergence des acteurs et du développement sociétal. En utilisant ce concept comme un « lieu de discussion », un « lieu de réflexion » sur les différentes perspectives de développement et de la mise en place de politiques, il devient possible de considérer des critères environnementaux et sociaux dans la gestion publique.

Les villes s’en inspirent depuis quelques années afin de revoir leurs stratégies de développement. Des stratégies qui devraient inspirer les villes de pays en développement qui actuellement s’engouffrent plutôt dans les travers des cités des pays industrialisés en détruisant leurs forces, dont la forte présence d’une agriculture urbaine.

Depuis la fin de la Seconde Guerre, la ville s’est développée en facilitant le flux des marchandises et des gens, avec un système routier qui, comme les artères, doit favoriser la circulation  et ainsi assurer la survie de l’organisme. La ville est devenue un organisme – un parasite pour certain - s’appuyant sur le monde rural pour son alimentation et sur les « régions » pour assimiler les déchets qu’elle régurgite. Elle s’est développée durant des décennies comme centre économique oubliant la vie qu’elle abrite, oubliant l’aspiration et les besoins de celle-ci. Le concept de ville durable, ou viable, ramène la gestion de la ville dans une autre perspective où les parcs et la biodiversité sont considérés dans l’aménagement de l’espace. Mais cela est difficile, car on considère l’acquis - ce qui existe -, sans réellement remettre en question les décisions passées et surtout la mainmise de la sphère économique sur les décisions. Flavia Montenegro-Menezes, actuellement professeure invitée au département Landscape Architecture & Regional Planning de l’Université du Massachusetts (États-Unis) arrive à cette conclusion dans le cadre de sa recherche sur l’aménagement urbain viable à Curitiba2. Est-ce dire que tout est perdu ? Certainement pas car, mine de rien, de nouvelles manières de concevoir l’aménagement urbain émergent. Cette réinvention de l’urbain tente d’amoindrir la cassure perceptible, créée au 20ème siècle, entre l’urbanité et la ruralité.

Ville durable, ville viable : agriculture urbaine

Un des éléments de cette réinvention est certainement l’agriculture urbaine ou, comme l’identifient nos collègues anglophones, le edible landscape  (les paysages comestibles). Activité de production revenant en force dans les grandes villes du Nord mais restée toujours présente dans les villes du Sud. Pour Luc Mougeot, du Centre de recherches pour le développement international, l’agriculture urbaine se définit comme étant l’élevage d’animaux et la culture de plantes et d’arbres dont le produit est comestible ou non, de même que la transformation et la commercialisation des produits qui en sont tirés, lesquels sont destinés au marché urbain. Pour  lui, c’est tout simplement l’action de produire des aliments en ville.

Parmi les mesures qui tendent à réduire la pauvreté et favoriser le développement social et économique, il a été démontré que l’agriculture urbaine joue un rôle important dans les pays en développement. Bien que celle-ci soit encore souvent considérée comme une activité temporaire ou marginale, elle améliore la situation économique ainsi que la santé de familles pauvres et vulnérables, et plus spécifiquement des femmes et des enfants.

La séparation urbanité / ruralité est tellement bien consommée que la seule mention de l’expression « agriculture urbaine » fait sourire les décideurs. Pour eux, les termes « agriculture » et « urbanité » sont incompatibles, car ils ne peuvent concevoir l’agriculture que comme une activité intensive et industrielle. Pourtant, même Edgard Pisani, acteur de la politique productiviste agricole française d’après-guerre, invite dans son ouvrage Un vieil homme et la terre3  à réinventer notre façon d’habiter la planète et de se nourrir. Pour ma part, je considère que l’agriculture urbaine et périurbaine – une agriculture de proximité - est un des éléments de cet appel à l’innovation sociale.

Une nécessité depuis longtemps et sur tous les continents

L’agriculture de proximité, dans les cours arrière des habitations, a été pratiquée de tout temps. Si au Moyen-âge c’était pour des questions de sécurité - il pouvait être dangereux de s’éloigner ou impossible de transporter sur de grandes distances -, à l’ère de l’industrialisation c’était pour offrir un petit espace aux paysans venant dénicher du travail dans les manufactures. Les jardins ouvriers de France viennent de là. Après un déclin au 20ème siècle, elle développe au 21ème  siècle un nouveau visage. Elle s’inscrit dorénavant dans plusieurs luttes : contre la pauvreté, l’insécurité alimentaire4, l’exclusion sociale, pour la justice alimentaire5, le verdissement de la ville, etc. Elle devient aussi multiforme et prend d’assaut les toits, les balcons, les murs. Elle s’agrippe et s’insère dans l’espace urbain.  Elle prend plusieurs noms : jardins ouvriers, jardins familiaux, jardins collectifs, jardins partagés, jardins communautaires, etc. Mais une seule caractéristique : produire des aliments frais.

Bien qu’elle soit négligée et regardée de haut, l’agriculture urbaine est pratiquée par huit cents millions de personnes à l’échelle mondiale. Deux cents millions d’entre elles feraient de la production marchande et cent cinquante millions seraient employées à plein temps. Celles-ci produiraient approximativement 15 % des denrées alimentaires mondiales. L’homos urbanus agricola est présent partout de Mexico à Dakar ou Hanoï, mais aussi de New York à Berlin en passant par Chicago, Montréal, Toronto, Vancouver, Paris, Lyon, Marseille. À Berlin, il y aurait ainsi quatre-vingt mille jardins, tandis qu’à New York il y a environ mille jardins communautaires sur des terres publiques sans compter qu’il est possible d’y élever des poules. À Boston, le Boston Natural Areas Network s’occupe de plus de cent cinquante jardins communautaires regroupant plus de dix mille personnes. Aux États-Unis, 31% des ménages font de l'agriculture urbaine. À Montréal, de douze mille à quelque quinze mille personnes seraient présentes dans le programme des jardins communautaires, tandis qu’environ deux mille cinq cents personnes s’impliqueraient dans les jardins collectifs.

La notion de développement durable est certainement un terme galvaudé, un concept-valise, mais il fédère l’ensemble des acteurs de la société.  Ce concept peut, en outre,  servir de réflexion pour inclure de nouveaux éléments, tels que l’agriculture urbaine dans la planification urbaine. Une planification qui s’inscrira dans la lutte contre l’insécurité alimentaire des populations urbaines vulnérables et souvent pauvres, dans l’insertion sociale et dans la mise en place d’une ville viable pour tous en offrant des solutions concrètes et applicables aux problèmes soulevés par le contexte urbain. Si les villes des pays industrialisés commencent tranquillement à le découvrir, les villes des pays en développement ne doivent pas perdre cette connaissance, malgré le fait qu’elles doivent aussi faire face à des défis sanitaires importants autour de cet outil qu’est l’agriculture urbaine.

1 J.L Satie, The Economic journal, Vol. LXX, 1960.
2 Carnet de recherche de [VertigO] : http://vertigo.hypotheses.org/787
3 Éd. du Seuil, 2004.
4 Le concept de sécurité alimentaire fait référence à la disponibilité ainsi qu'à l'accès à la nourriture en quantité et en qualité suffisantes. La
5 Justice alimentaire : ce concept part du principe que l’accès à des aliments santé est une question de droits humains et qu’un accès restreint aux
1 J.L Satie, The Economic journal, Vol. LXX, 1960.
2 Carnet de recherche de [VertigO] : http://vertigo.hypotheses.org/787
3 Éd. du Seuil, 2004.
4 Le concept de sécurité alimentaire fait référence à la disponibilité ainsi qu'à l'accès à la nourriture en quantité et en qualité suffisantes. La sécurité alimentaire comporte quatre dimensions : disponibilité (production intérieure, capacité d'importation, de stockage et aide alimentaire), accès (dépend du pouvoir d'achat et de l'infrastructure disponible), stabilité (des infrastructures mais aussi stabilité climatique et politique) et salubrité, qualité (hygiène, principalement accès à l'eau). La sécurité alimentaire dépasse la notion d'autosuffisance alimentaire.
5 Justice alimentaire : ce concept part du principe que l’accès à des aliments santé est une question de droits humains et qu’un accès restreint aux aliments dans une communauté est un indicateur de pauvreté.  La justice alimentaire va au-delà du plaidoyer et des services directs. Elle demande une réponse organisationnelle (telle qu’apportée par les jardins communautaires et collectifs) à la sécurité alimentaire, des réponses qui sont coordonnées et menées localement.

Éric Duchemin

Éric Duchemin est professeur associé et chargé de cours à l’Institut des sciences de l’environnement de l’Université du Québec à Montréal. En tant qu’auteur-expert auprès du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de 2001 à 2006, il est co-récipiendaire du prix Nobel de la Paix 2007.  Il est fondateur et rédacteur en chef de [VertigO], revue électronique en sciences de l’environnement.

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