Devant toutes les Mouchette du camp de Noisy-le-Grand...

Mathé Devoyon

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Mathé Devoyon, « Devant toutes les Mouchette du camp de Noisy-le-Grand... », Revue Quart Monde [En ligne], 198 | 2006/2, mis en ligne le , consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/49

Si ceux qui sont condamnés à vivre la misère ne sont pas en état d’analyser leur situation, la plupart des écrivains ne peuvent présenter la misère que de l’extérieur. Mais la lecture de Bernanos a bouleversé l’auteur...

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Littérature

Peut-on parler de « misère » en littérature ? La littérature est du domaine de l’art, de la création. Peut-on être créateur dans une littérature sur la misère ? Les témoignages, les essais, les études, les reportages sont nombreux mais, intéressants et instructifs, ils ne visent pas l’esthétique. Souvent les historiens, les philosophes, les théologiens, les écrivains abordent le problème sans définir clairement pauvreté et misère. Le père Joseph Wresinski ne confondait pas les deux notions : il a vu dans la misère la mise à l’écart, l’exclusion insoutenable, la négation de l’individu au-delà même des conditions d’existence. Au-delà de la notion de pauvreté, la misère, c’est le refus par la société d’un droit à la dignité. Cette conception limite les textes littéraires possibles : ceux qui sont condamnés à vivre la misère ne sont pas en état d’analyser leur situation et c’est de l’extérieur que les écrivains présentent la misère sans compassion mais avec une certaine méconnaissance.

Très jeune, j’avais pu voir les gens de la misère dans la « zone » aux portes de Paris, et des pauvres – le rétameur, le cordonnier, des familles juives disparues pendant la guerre. La vie, dans le quartier où j’habitais, était pour beaucoup difficile mais restait digne. Mes lectures privilégiaient Les Misérables ou les humbles, pauvres ou domestiques dans les romans de la comtesse de Ségur. Je préférais aux contes où chatoyaient princes et princesse La petite fille aux allumettes d’Andersen et je pleurais en voyant Le kid de Charlie Chaplin.

Quand je devins professeur, sans me conformer vraiment au « programme », je pris plaisir à présenter Fantine, Cosette, Gavroche à mes élèves, à leur faire découvrir le Zola de L’assommoir et de Germinal. Peu de textes avant le XIXème siècles traitent de la pauvreté. Les chroniques et témoignages dénonçant la misère du petit peuple n’ont pas grande valeur artistique. Rutebeuf et Villon sont des marginaux et le Sermon sur l’éminente dignité des pauvres1 n’impressionnait pas plus mes élèves que les grands seigneurs du XVIIème ! N’est pas Monsieur Vincent qui veut2)

La pauvreté en littérature.

Vers 1960, j’eus la chance de rencontrer le père Wresinski et de découvrir le camp des Igloos à Noisy-le-Grand. Pour les jeunes qui l’aidaient (qu’on n’appelait pas encore « volontaires ») le père Joseph me demanda d’étudier la pauvreté en littérature : il cherchait tous les moyens de leur faire garder contact avec le monde extérieur au camp. Je relus des textes, Céline et Le voyage au bout de la nuit, l’excessif et passionné Léon Bloy et sa révolte violente dans La femme pauvre, Le désespéré. Je découvris les discours superbes et convaincants de Victor Hugo (sur la peine de mort, 15/09/1848, sur la misère 09/07/1849) Je garde le meilleur souvenir de ces recherches mais le plus poignant reste la relecture de Bernanos. Ce Bernanos, un peu oublié aujourd’hui, reconnaissait une force cachée dans la pauvreté mais dénonçait la misère : “ Le misérable, déshumanisé par la misère, ne peut plus porter témoignage que de l’effroyable injustice qui lui est faite. ” (Lettre sur l’amitié de Léon Bloy, écrite pendant son exil au Brésil). Peut-être cet écrivain dont la vie fut très difficile et qui dut lutter pour sa liberté ou pour assurer l’existence de sa famille était-il plus capable qu’un autre de créer, de faire vivre une Mouchette, incarnation de la misère, (La nouvelle histoire de Mouchette). Je fus bouleversée par cette relecture, peut-être parce qu’il y avait beaucoup de petites « Mouchette » au camp de Noisy-le-Grand, dans la même boue grisâtre évoquée au début du roman. Une Mouchette mal nourrie, vivant dans une sordide bicoque de torchis sans lumière, au sol d’argile battue, couchant sur une « lit », une paillasse malodorante, sous une couverture usée. Mouchette et son besoin de chaleur humaine dans un monde où même le bébé est une chose vilaine et geignarde mais qui fait naître en elle une ébauche d’instinct maternel. Elle qui aspire à aimer, rencontre l’amour de l’homme comme une souffrance et une brutalité sans tendresse. Ce qui aurait dû lui apporter la joie est pour elle honte et mort de l’orgueil. Et dans cette haine d’elle-même, la misère lui refuse un possible abandon. Personne à qui se confier, même pas à sa mère, pauvre créature moribonde sur qui repose la misérable famille. Dans un élan vers elle, qui l’a appelée « pauvre doudou », « M’man, commence-t-elle, faut que je te dise... » « la morte n’a rien entendu » La misère a privé Mouchette de sa vie d’enfant, de sa vie de femme et même de sa vie d’être humain : c’est une « vermine », une « sauvage ». Les rapports de pitié sont impossibles. Quand l’épicière, après la mort de sa mère, lui offre « une goutte de café » et des croissants rassis, les déchirures de sa chemise font apparaître les meurtrissures du viol, Mouchette, alors prise de honte et de colère, laisse tomber le bol. C’est une « petite traînée » qui s’enfuit avec « la honte aveugle de sa chair et de son sang ». Dignité bafouée d’une fille affamée de tendresse et malade de solitude, dignité bafouée des miséreux. Devant le cadavre de sa mère, elle se met à haïr cette main qui lui rappelle les humiliations subies. « Madame » à l’école lui faisait honte de ses mains sales et la main de la morte ne lui inspire que du dégoût. Bernanos note ici « la prodigieuse faculté d’expression des mains humaines », les mains usées par le travail que les pauvres dérobent au regard des autres. Les marques de la misère ! Quand je lisais ces détails sur la misère, ou la galoche de Mouchette perdue dans la boue, je revoyais ce petit bout de femme qui, devant un tricot égaré, nous disait : « Il n’est pas à nous ! Il ne sent pas mauvais » ou ces petits, mal habillés, mal chaussés qui s’accrochaient à la soutane du père Joseph qui, lui, les considérait comme des êtres humains et leur donnait cette tendresse dont la Mouchette de Bernanos était assoiffée. Pourquoi alors rester en vie ? Si la vie n’est que privation d’amour, si l’avenir est un mot vide de sens... Mouchette ne ressent même plus pour son cauchemar d’amour « la colère et la honte (qui) eussent pu lui tenir lieu d’espoir ”. « Le noir abîme » n’accueille que les « prédestinés » au désespoir de la misère. « Le démon de mon cœur, c’est à quoi bon ! » disait Bernanos et Mouchette « se laisse glisser » vers l’eau glauque de l’étang solitaire.

Le refus passionné de Bernanos.

Toujours nourri par son refus passionné de ce qui avilit l’être humain, Bernanos ne « décrit » pas Mouchette ; il fait vivre cette incarnation de la misère, cette misère « qui n’a pas de visage ». Mouchette ne dénoncera pas son violeur, la souffrance de sa mère n’est pour elle qu’ « une misère de plus, aussi fatale que les autres ». Mouchette vit dans le mépris, la souffrance, la solitude, la haine de la « hideuse erreur où a sombré sa jeunesse. Elle se laisse glisser dans la mort. A travers la boue, la grisaille, le sordide, elle va vers le jeu sinistre de son suicide » dans un étonnement désespéré, sous le regard indifférent du vieux qui passe sur sa route. C’est la dernière étape dans la destruction d’un être humain par la misère. C’est plus qu’un témoignage : on devient Mouchette dans un monde fermé sur sa souffrance à qui la misère confère jusqu’à l’impassibilité : « Le silence qui s’était fait soudain en elle était immense »

Relire ce roman devant toutes les Mouchette du camp de Noisy-le-grand a déterminé ma compréhension de ce que voulait faire le père Joseph Wresinski et de que fait ATD Quart Monde après lui : chercher à relever les hommes – des hommes debout ! – et à leur redonner confiance en un avenir possible. A nous de vouloir redonner l’espérance aux petites Mouchette du monde ! Qu’il n’y ait plus d’hommes « condamnés à vivre dans la misère » 3.

1 Bossuet, 1627-1704
2 Saint Vincent de Paul, 1581-1660
3 Cf. Message du père Wresinski gravé sur la dalle du Trocadéro (voir RQM, page 4 de couverture.
1 Bossuet, 1627-1704
2 Saint Vincent de Paul, 1581-1660
3 Cf. Message du père Wresinski gravé sur la dalle du Trocadéro (voir RQM, page 4 de couverture.

Mathé Devoyon

Professeur retraitée, Mathé Devoyon a rencontré le père Joseph Wresinski en 1960 au camp de Noisy-le-Grand. Amie puis alliée du Mouvement ATD Quart Monde, elle a participé à des missions diverses. Depuis 1991, elle fait partie de l’équipe du Forum permanent sur l’extrême pauvreté dans le monde.

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