Un revenu inconditionnel d’existence ?

Anne Delmas

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Anne Delmas, « Un revenu inconditionnel d’existence ? », Revue Quart Monde [En ligne], 215 | 2010/3, mis en ligne le 05 février 2011, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5000

En mai dernier, l’auteur a participé  au Forum de la convivialité organisé en Ardèche (France) par l’OPDLM (Observatoire des pratiques de développement local mondial). Trois cents personnes, dont des membres d’associations et des économistes de différents pays, visaient à dégager une dénomination commune et une stratégie d’action pour amener sur la scène politique l’idée d’un revenu inconditionnel d’existence. Elle a accepté de nous livrer quelques-unes de ses notes de réflexion.

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Revenu

Fondé par Bernard Bruyat il y a dix ans, l’OPDLM est une « nébuleuse » sans statut juridique : quinze mille correspondants internationaux réfléchissent ensemble et cherchent à rendre le réel visible : « Nous n’appartenons à aucune tendance politique et n’apportons pas de solutions. Nous ne menons aucune action. Nous travaillons pour que tous aient le même droit. La gouvernance est intéressée par les petits groupes marginaux parce qu’ils ne dérangent pas, au fond. »

Une idée récurrente

L’idée d’un revenu d’existence pour tous a d’abord été posée en 1789. Elle revient de façon récurrente à chaque crise socio-économique. Depuis les années 90, de plus en plus d’économistes (Yolland Bresson, Jean Gadrey) ou de philosophes (André Gorz, Patrick Viveret) y réfléchissent. Ce qui, pour certains, est une utopie déraisonnable, est considérée par d’autres comme sensée et au service d’une évolution sociale positive. Le pilier de cette idée est l’égale dignité de tous comme un droit commun. Ce revenu va de pair avec l’idée d’un revenu maximum.

Nous savons combien les gens plongés dans le désespoir de la misère voient leur énergie engloutie par les angoisses quotidiennes et n’ont plus vraiment de force, ni l’envie de participer à cette société en vivant avec les autres, dans leur quartier, à l’école de leur enfant, en faisant entendre leur voix dans des comités des associations. Ils sont exclus de tous les domaines.

Une volontaire permanente a exprimé récemment le caractère crucial de cette question monétaire chez les familles pauvres qu’elle rencontre au Pérou. Un homme, à qui elle propose de venir à l’Université populaire Quart Monde, lui dit : « Si vous me donnez vingt sols pour vous accompagner, je viens car c’est ce que je gagnerais en travaillant ma terre  pendant ce temps-là. »

Dans le cadre d’un projet pilote, un revenu minimum a été attribué depuis deux ans  aux mille habitants d’un village en Namibie où régnait la misère et la criminalité1: les résultats sont très positifs et des personnes sans travail jusque là se sont mises à créer de l’activité.

L’idée d’un revenu universel est liée à une redéfinition de l’activité humaine. Pendant tout le forum, le sujet du travail a été omniprésent. Plusieurs personnes témoignent que suite à un licenciement ou un choix personnel, elles n’ont pas souhaité reprendre un travail salarié. Elles ont réduit leurs besoins ; elles occupent leur temps libéré à des activités qui donnent, à leurs yeux, plus de sens à leur vie : passer plus de temps avec ses enfants, s’engager dans des activités bénévoles ou militantes.

Dans une Université populaire Quart Monde sur le travail, un membre de l’association Dignité cimetière comptabilise dans sa semaine de travail ses vingt-cinq heures salariées mais aussi ses vingt cinq heures consacrées à son engagement associatif, « si bien qu’en fait, dit-il, je travaille en réalité cinquante heures par semaine ». De même, une femme de Rennes m’a dit un jour : « Hier je suis allée au Restaurant du cœur me proposer pour servir les repas, il y a besoin ;  et tu sais ce qu’ils m’ont dit ?, me dit-elle en colère, ... que je ne pouvais pas, parce que, vu mes revenus, j’étais considérée comme bénéficiaire ! »

Gagner le droit de vivre ?

La productivité ne cesse d’augmenter grâce à l’automatisation de la production des biens, des services, et cela va sans doute se poursuivre, si bien qu’il y aura de moins en moins besoin de main d’œuvre humaine, selon la logique économique dominante. Cela génère des richesses colossales qui ne sont pas redistribuées de façon juste aux salariés et à ceux dont l’économie néolibérale n’a plus besoin. Pourtant la société continue de faire peser sur les gens l’injonction d’avoir un emploi pour exister socialement. Quand cesserons-nous d’avoir à travailler pour « gagner notre vie », gagner ce qui est un droit de naissance ? Quand l’imaginaire autour du travail sera-t-il complètement revisité, pour le concevoir comme une source de libération et non d’asservissement ? Une autre économie qui remet le bien commun au centre est nécessaire pour changer de cap.  Dans cette économie-là, tout le monde aurait sa part à accomplir ; pas de « gagnant », ni de « perdant ». Je vois le revenu universel allant dans ce sens, libérant l’être humain d’un travail devenu pour trop de personnes un asservissement, les laissant exsangues car l’être humain a calqué son rythme de travail sur celui de la machine. Pendant l’atelier de l’OPDLM, une personne souligne que « ce revenu changerait le rapport de force entre employé et employeur. On aurait le choix de faire un travail salarié ou pas, et d’être utile à la société par d’autres voies (bénévolat, volontariat). Ca permettrait de passer à une société moins matérialiste ».

L’animateur de l’atelier, un objecteur de croissance, observe que la question du financement de ce revenu est la plus facile à résoudre. Comme il est inconditionnel et égal pour tous, sa mise en œuvre serait simple et donc sans toutes les dépenses afférentes aux contrôles et aux calculs. Il serait financé en partie par le cumul de toutes les allocations existantes. De nombreuses sommes déjà allouées sous forme d’allocations seraient transformées en revenu d’existence, sans les pressions sociales et contrôles humiliants qui s’exercent sur les allocataires, toujours soupçonnés de paresse ou de resquiller. Il serait cumulable avec tous les autres revenus.

Son montant serait suffisant pour vivre dans la dignité : se loger, se nourrir, s’habiller, apprendre. Il est variable selon les théoriciens qui l’ont soutenu. André Gorz, journaliste et philosophe, a évoqué un revenu suffisant qui donne le choix de reprendre ou non une activité salariée, ceci afin de transformer radicalement la relation entre employés et employeurs aujourd’hui basée sur la dépendance.

Ce serait un non sens qu’il soit indexé sur le coût de la vie tel qu’il existe aujourd’hui, sans mettre fin, entre autres, à la spéculation immobilière qui provoque le surendettement de plus en plus de gens et finit par les mettre à la rue. Par ailleurs, le calcul de son montant n’est pas indissociable d’autres changements de pratiques : il pose la question de l’accès gratuit de certaines ressources de bien commun comme l’eau, jusqu’à un certain seuil de consommation. Quelqu’un appelle cela « le droit souverain d’accès aux biens premiers ».

Pour une économie au service de l’humain

La société n’a pas encore exploré toutes les possibilités de création de travail que générerait la réparation des dégâts occasionnés au sein des écosystèmes et des sociétés humaines.

Dans une économie au service de l’humain, la répartition des richesses  et le partage du travail iraient de soi. On ne laisserait pas toute une jeunesse désœuvrée, errer dans une société où le « marché du travail » ne veut pas d’eux car ils sont inexpérimentés ou pas assez formés. On utiliserait l’expérience des plus âgés pour former les plus jeunes, au lieu de les considérer comme plus assez productifs passés cinquante ans. Dans une économie au service de l’humain il n’y aurait pas d’ « inactifs ». Toute personne vivante par définition serait considérée comme agissante.

L’idée du revenu d’existence inconditionnel est posée aujourd’hui dans plusieurs pays du monde (au Timor, en Alaska, en Suisse).

Le Mouvement ATD Quart Monde a commencé à réfléchir à ce sujet avec des familles de Noisy-le-Grand dans les années 902. On se rendait alors compte de la peur de ces familles d’être complètement abandonnées à travers ce revenu d’existence : « On ne veut pas être abandonné par la société dans notre recherche de travail ». Cette peur serait justifiée si l’application de ce revenu n’était qu’une simple mesure monétaire.

Tout ce que j’ai pu lire ou entendre à ce sujet ne parle pas du revenu d’existence comme d’une simple mesure monétaire. Il s’inscrit dans une réorganisation de la société qui vise sans détour l’éradication de la misère. Sorties de la misère, les personnes pourraient enfin se projeter dans l’avenir. Ce revenu vise une société où justement personne ne serait  abandonné, où le travail non salarial serait à valeur égale avec le travail salarial.

Il serait crucial que les personnes les plus concernées par la misère ou sur le point de l’être se saisissent de la question et apportent leur propre contribution à la réflexion. Ceci afin que l’application mondiale de ce revenu, qui est encore utopique, soit une avancée et non un semi-échec parce qu’on aurait omis de travailler la question avec tous et notamment avec ceux dits les plus vulnérables aujourd’hui.

1 Lire l’article du Courrier international, avril 2010.
2 Voir RQM n°172, Droit au travail et sécurité d’existence, novembre 1999.
1 Lire l’article du Courrier international, avril 2010.
2 Voir RQM n°172, Droit au travail et sécurité d’existence, novembre 1999.

Anne Delmas

Après une formation de base en histoire de l'art, photographie, jardinage et aménagement paysager, Anne Delmas a travaillé pendant quinze ans dans ces secteurs avant de devenir  volontaire permanente d’ATD Quart Monde, actuellement au secrétariat de la délégation nationale France

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