Sortir du management classique

Bénédicte Faivre Tavignot

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Bénédicte Faivre Tavignot, « Sortir du management classique », Revue Quart Monde [En ligne], 215 | 2010/3, mis en ligne le 05 février 2011, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5002

Comment et pourquoi une école de business, a priori plutôt focalisée sur la performance économique de l’entreprise, en est-elle venue à parler de pauvreté ? Pour les inventeurs de la Chaire Social Business / entreprise et pauvreté, il s’agit de  permettre aux étudiants de sortir du cadre du management classique. En questionnant la notion même de développement, en faisant travailler les étudiants sur d’autres modèles économiques en rupture avec les modèles actuels, les professeurs veulent promouvoir une autre perception de la réalité et des enjeux. Pleines de sens pour les étudiants et leurs enseignants ainsi plus proches du monde réel, ces formations sont sans doute plus qu’un grain de sable dans le monde bien huilé du commerce mondial.

Depuis 2003 nous formons des étudiants d’origines diverses au développement durable, à l’action possible des entreprises en la matière. Suivent la formation des ingénieurs, des étudiants de sciences Po, des économistes, des designers, des pompiers, des vétérinaires qui cherchent à comprendre les défis actuels, et qui s’interrogent sur nos modes de vie et leurs caractères peu soutenables. Ainsi nous proposons de savoir comment passer d’une logique de possession à une logique de partage, à l’éco-conception, à la relocalisation des activités. Nous revisitons toutes les grandes disciplines à l’aune de ces défis : stratégie, finance, R&D, Supply chain, marketing, ressources humaines. Nous souhaitons développer chez nos étudiants une intelligence prospective, systémique, émotionnelle et créatrice.

En 2008, nous annoncions la création à HEC1 d’une chaire Social Business / Entreprise et pauvreté. Cette chaire était par ailleurs lancée dans la continuité du mastère en développement durable, créé en 2003.

Quel lien entre pauvreté et développement durable ?

La définition officielle de la Commission de Brundtland concernant ce dernier concept est assez parlante ; et nous la rappelons fréquemment : « Satisfaire les besoins des générations actuelles sans compromettre la capacité des générations futures de satisfaire les leurs. »« Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de besoins et plus particulièrement de besoins des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale imposent sur la capacité de l’environnement de répondre aux besoins actuels et à venir. »2

Au sein du Mastère « Management du développement durable » nous tentons tout simplement  de répondre à quelques questions fondamentales. Comment répondre aux besoins essentiels de sept milliards d’habitants, voire neuf ou dix milliards en 2050, avec des ressources qui se raréfient ou se dégradent, du fait de la pression considérable qu’exercent sur elles nos modes de vie ? Comment maintenir la paix quand les convoitises s’attisent autour de ces ressources ? Quel nouveau rôle les entreprises doivent-elles jouer ?

Les voyages d’étude, que nous organisons chaque année, en général dans un pays pauvre ou émergeant, permettent d’affiner la compréhension des phénomènes, notamment le rapport entre environnement et pauvreté ; au Burkina Faso, où eut lieu notre premier voyage, il était clair que les générations futures n’étaient pas les premières impactées : les générations présentes le sont déjà : montée du Sahel, assèchement des nappes phréatiques, épuisement des sols dû à la culture intensive du coton, situation de dépendance de ces populations face aux prix du marché, manque d’agriculture vivrière, …

De nouveaux modèles économiques

Petit à petit cette thématique de la pauvreté a pris une importance croissante dans nos travaux :

Un de nos intervenants, bangladais, enseigne la micro-finance depuis le début du Mastère; et en 2005, il nous a proposé d’inviter Muhammad Yunus3 à HEC ; ce dernier est ainsi venu donner une conférence, très marquante, à l’issue de laquelle nous lui avons remis la distinction de Professeur Honoris Causa.

Le jour de la conférence, comme il n’était pas encore Prix Nobel (c'était exactement un an avant) et de ce fait encore assez libre de son temps, nous avons proposé à un des dirigeants de Danone de le rencontrer lors d’un déjeuner ; c’est finalement Frank Riboud qui est venu ; alors a eu lieu une rencontre étonnante, intense, qui a donné lieu à la création de Grameen Danone, social business visant à lutter contre la malnutrition des enfants et la pauvreté au Bangladesh. Il s’agit d’un business  à finalité sociale, où les profits, limités doivent être réinvestis dans le projet ; avec un fonctionnement local : approvisionnement en lait auprès de petites fermes locales, fabrication de yaourts dans une petite usine (l’idée étant d’en faire cinquante dans le pays) ; distribution locale par le biais de Shokti ladies ; des femmes pauvres qui vendent les yaourts au sein des communautés villageoises. Par ailleurs, les yaourts sont enrichis en nutriments et doivent couvrir 30% des besoins nutritifs quotidiens d’un enfant.

Deux de nos étudiants sont partis aider un ingénieur de Danone à monter le projet ; puis plusieurs autres à leur suite. D’autres entreprises, comme Schneider Electric ont proposé à nos étudiants de participer à des aventures similaires dans des pays émergents, et visant à donner accès à l’énergie aux populations pauvres.

Les étudiants des promotions suivantes, devant le développement de ce type d’approche, et l’enthousiasme de ceux qui avaient participé à ces nouvelles aventures, nous demandèrent alors de créer un véritable enseignement sur ces nouveaux modèles économiques.

Par ailleurs, les questionnements commençaient à émerger de toute part : pourquoi ces grandes entreprises ne menaient-elles des actions que dans les pays pauvres ? Et en France, ne pourraient-elles pas aussi tenter d’apporter des solutions à une pauvreté, certes moins marquée, mais néanmoins réelle ? En outre, à l’issue du Grenelle de l’Insertion, auquel trois personnes d’HEC ont participé, la question a émergé : l’école HEC pourrait elle aider Martin Hirsch4 à travailler avec les entreprises sur ces sujets-là ?

En 2008, la direction d’HEC a décidé de créer des programmes courts, de deux mois, qui seraient ouverts à tout étudiant de dernière année. Il nous est alors apparu comme évident qu’il s’agissait d’une opportunité à saisir : créer un programme de deux mois sur les nouveaux modèles économiques d’entreprises, permettant de réduire la pauvreté, dans les pays pauvres et émergents comme dans les pays développés ; que ce soient des grandes entreprises ou des entrepreneurs sociaux / entreprises d’insertion. L’aide publique ayant montré ses limites, le rôle des entreprises en matière de réduction de la pauvreté, apparaît désormais clair : si dans un certain nombre de cas, les entreprises génèrent en réalité des situations de pauvreté ou les accroissent (exemple du crédit à la consommation, lorsqu’il pousse les familles dans des situations de surendettement), elles peuvent également contribuer à réduire la misère … à certaines conditions, et notamment dans le respect des cultures, et dans une écoute approfondie des besoins.

C’est ainsi qu’à la mi-mars 2008, le projet était devenu évident : créer une chaire social business/ entreprise et pauvreté, dont l’un des piliers serait ce programme de deux mois de cours ; et proposer à Muhammad Yunus et Martin Hirsch d’en être co-présidents.

Fin mars 2008, le prix Nobel vint en France et accepta immédiatement la proposition, de même que Martin Hirsch.

Cette chaire nous permettrait aussi de toucher enfin plus d’étudiants que les seuls étudiants du mastère développement durable.

Des donateurs privés et le soutien de Danone nous ont alors permis de donner corps à ce projet.

La réduction de la pauvreté en France

Nous avons également décidé de développer de la recherche, en nous basant en particulier sur l’analyse d’un certain nombre de cas. Ils nous  permettent de mieux comprendre les expérimentations de type social business menées par les grandes entreprises, ainsi que par des entrepreneurs sociaux ou entreprises d’insertion ; le modèle économique, l’impact social, les difficultés rencontrées, les limites de ces démarches, etc.

Enfin, nous avons réuni un samedi de mars 2008, autour de Muhammad Yunus et Martin Hirsch, quelques dirigeants d’entreprises françaises qui se posaient la question de leur contribution possible à la réduction de la pauvreté en France ; il s’agissait de dirigeants en quête de sens, désireux de mieux comprendre cette réalité française de la pauvreté ; et de chercher des pistes de réponse concrètes.

Nous avons alors décidé de créer un groupe de recherche action, appelé Action Tank / entreprise et pauvreté, qui réunirait des entreprises prêtes à mener des expérimentations en France, dans trois axes :

- monter des modèles économiques de type  social business, permettant de donner accès aux populations pauvres à des biens et services répondant à leurs besoins ; en terme d’accès à la nutrition, à la santé, au logement, …

- contribuer au développement de l’écosystème de l’entreprise : au niveau territorial, autour de ses implantations ; auprès de ses fournisseurs et éventuellement distributeurs.

- accepter davantage la fragilité (créer plus de passerelles avec le monde de la réinsertion) et mieux l’accompagner (mieux repérer notamment les travailleurs pauvres et les aider).

Aujourd’hui une petite dizaine de grandes entreprises nous ont rejoints, qui travaillent sur des expérimentations ou réfléchissent à des projets possibles. Nous ne communiquons pas ou peu sur ces projets ; pour éviter de  les compromettre et de tomber dans des démarches de type social washing 5.

Quelles sont les raisons qui nous ont conduits à travailler sur ces sujets ?

Comme je l’expliquais au début de cet article, il s’agit là d’une aventure collective, soutenue par l’école ; elle est bien sûr aussi le fruit d’engagements individuels.

Aujourd’hui il m’apparaît clairement que la schizophrénie qui nous entoure et parfois nous atteint, n’est en réalité pas une fatalité : il est possible de faire converger activité économique et bien sociétal ; même si c’est difficile et exigeant.  Il est possible de s’investir dans un métier qui ait du sens. Chacun, à sa façon, peut faire une différence.

Les entreprises et les individus qui s’y risquent découvrent de nouveaux partenaires, de nouvelles manières de faire et d’innover, et parfois même retrouvent le goût de l’action.

Les objectifs du Millénaire de réduction de la pauvreté sont loin d’être atteints ; et les crises énergétiques, alimentaires, économiques, …continueront d’affecter les personnes, et en particulier les plus démunis.

Il est urgent d’agir, et d’inventer de nouveaux possibles.

1 HEC : École des hautes études commerciales de Paris.
2 Rapport Brundtland, 1988, (clôturant les travaux de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement (CMED) en 1987).
3 Muhammad Yunus, économiste et entrepreneur bangladais, prix Nobel de la Paix et fondateur de la Grameen Bank au Bangladesh.
4 Ancien président d'Emmaüs France, Martin Hirscha été Haut Commissaire aux Solidarités Actives contre la pauvreté jusqu’en mars 2010.
5 Le social washing  est un terme utilisé pour qualifier des pratiques de communication d’entreprises visant à survaloriser certaines initiatives
1 HEC : École des hautes études commerciales de Paris.
2 Rapport Brundtland, 1988, (clôturant les travaux de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement (CMED) en 1987).
3 Muhammad Yunus, économiste et entrepreneur bangladais, prix Nobel de la Paix et fondateur de la Grameen Bank au Bangladesh.
4 Ancien président d'Emmaüs France, Martin Hirsch a été  Haut Commissaire aux Solidarités Actives contre la pauvreté jusqu’en mars 2010.
5 Le social washing  est un terme utilisé pour qualifier des pratiques de communication d’entreprises visant à survaloriser certaines initiatives sociales en vue de camoufler des approches moins responsables ; il est l’équivalent du green washing  utilisé dans le domaine de l’environnement.

Bénédicte Faivre Tavignot

Bénédicte Faivre-Tavignot est directeur pédagogique du Mastère HEC Sustainable development, et directeur exécutif de la Chaire Social Business / Entreprise et pauvreté.

CC BY-NC-ND