Pourquoi l’aide internationale a t-elle tant de mal à atteindre les plus pauvres ?

Benoît Fabiani

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Benoît Fabiani, « Pourquoi l’aide internationale a t-elle tant de mal à atteindre les plus pauvres ? », Revue Quart Monde [En ligne], 216 | 2010/4, mis en ligne le 05 mai 2011, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5049

Suite à un séjour de deux mois en Haïti après le séisme de janvier dernier, l’auteur réfléchit sur ce qu’on peut apprendre des événements vécus par les familles d’un quartier très isolé où le Mouvement ATD Quart Monde est  investi depuis vingt-cinq ans, avec en particulier cette question : comment aller jusqu’aux plus pauvres ?

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Haïti

Un mois après le séisme du 12 janvier, aucune aide internationale n’était parvenue aux habitants très défavorisés du quartier de Grand Ravine, dans le Haut Martissant à Port-au-Prince. Les habitants de cette zone isolée d’environ vingt mille habitants s’étaient débrouillés seuls pour sortir les blessés de sous les décombres, enterrer les morts et survivre malgré tout en partageant la nourriture et les abris qu’ils avaient ou obtenaient tant bien que mal en se déplaçant en ville.

Dès le 13 janvier, l’équipe d’ATD Quart Monde, engagée dans le quartier depuis vingt-cinq ans dans des actions centrées sur la santé et l’éducation, et dont le centre se trouve en dessous du quartier de Grand Ravine, a marché à la rencontre des habitants, pleuré et espéré avec eux, partageant les deuils et le traumatisme subis par tous. L’équipe s’est aussi résolument mise en recherche d’ONG internationales qui accepteraient de venir dans ce quartier y apporter nourriture, bâches, soins, etc. et faire profiter ses habitants de l’immense mobilisation de la communauté internationale.

Il a fallu des semaines pour trouver une première équipe médicale internationale qui veuille bien monter dans le quartier,  pour les voir faire demi-tour après une dizaine de minutes ! Ensuite il a fallu reprendre les démarches pour en trouver une autre qui accepte de se rendre dans le quartier et de faire des permanences en bordure de celui-ci. Il a fallu enfin bien des recherches pour qu’une responsable d’ACF (Action Contre la Faim) accepte d’arpenter le quartier à pied et de chercher comment y distribuer des suppléments nutritifs pour les enfants. Après des semaines de travail commun intensif, cette distribution a eu lieu dans un climat calme et dans le dialogue avec les bénéficiaires. Cependant, en dépit des efforts considérables des acteurs concernés, dont les parents, elle s’est révélée peu adaptée à la situation des familles. Pourquoi en est-il ainsi, et que peut-on apprendre de ce qui s’est passé dans ce quartier de Port-au-Prince ?

Une aide qui atteint difficilement les quartiers les plus pauvres

Si l’aide ne va pas dans ce quartier, c’est parce qu’il est très isolé, bien qu’il ne soit qu’à vingt minutes en voiture du centre ville. Construit illégalement le long de ravines, sur le flanc des collines, l’essentiel du quartier n’est accessible qu’à pied, les routes et chemins carrossables s’arrêtant en bas du quartier ou le contournant. Il est aussi isolé du fait de sa mauvaise réputation et des épisodes de violence qui s’y sont déroulés mais il est moins connu que d’autres quartiers qui attirent l’attention depuis longtemps à cause de la délinquance qui y existe et de l’utilisation politique de celle-ci. Après le séisme, de nombreux campements se sont improvisés dans la ville, qu’on ne pouvait ignorer, surtout ceux situés en centre ville ou dans les quartiers plus résidentiels. Le quartier de Grand Ravine, comme d’autres lieux de grande pauvreté, était invisible aux yeux de la plupart des acteurs de la solidarité internationale qui avaient déjà tant à faire dans les lieux visibles et connus. Ce qui fait se poser la question aux habitants du quartier : « Sommes-nous vraiment considérés comme des habitants du pays et de la ville ? »

Les bases de la plupart des institutions et organisations internationales sont concentrées dans quelques quartiers et c’est aussi là que se retrouvaient les journalistes cherchant à donner des informations. Ainsi, des quartiers entiers pouvaient-ils se trouver hors des préoccupations immédiates des organismes sensés venir en aide à tous.

D’autre part, les projets mis en œuvre par les institutions et organisations internationales sont soumis à des règles de sécurité : se déplacer en voiture, le chauffeur attendant de longues heures, toujours prêt à démarrer si nécessaire. Peu d'organisations ont fait le choix d'intervenir en zone rouge1, où vivent néanmoins plus d'un million d'habitants dans des conditions reconnues de très grande précarité. Institutions et organisations veulent toucher au plus vite un grand nombre de personnes, objectif louable mais qui correspond aussi à leur besoin de visibilité et à leurs cahiers des charges. Ces objectifs quantitatifs - distribuer tant de dizaines de milliers de kits, de rations ou de tentes dans un laps de temps court et défini - demandent aussi de gros moyens logistiques qui sont non seulement peu adaptés au terrain de quartiers plus isolés mais aussi moins adaptés aux réalités sociologiques de tels quartiers, où il est très difficile d’avoir une vision précise du nombre d’habitants, de la composition des familles, des relations qui existent entre celles-ci. C’est évidemment plus facile dans un grand campement de cinq ou dix mille personnes que dans un quartier reculé et difficile d’accès.

Institutions et organisations ont-elles vraiment l’objectif de rejoindre tout le monde ? Sont-elles prêtes à rejoindre partout les populations les plus fragilisées et les plus isolées ? A aller jusqu’aux plus pauvres ? Et à prendre pour cela le temps et les moyens adaptés ?

Des programmes inadaptés dans un quartier défavorisé

Pour réussir à faire, début mars, une distribution de suppléments nutritifs pour les enfants de moins de six ans, avec l’ambition de toucher tous les enfants de la zone concernée, l’équipe d’ATD Quart Monde a travaillé pendant plusieurs semaines avec Action contre la faim (ACF). Avec l’aide d’une dizaine de jeunes liés à l’équipe (dont plusieurs sont originaires du quartier), elle a sillonné le quartier en tous sens pendant une dizaine de jours et a dialogué avec les parents. Le  recensement a fait apparaître trois mille cinq cents  familles ayant des enfants de moins de six ans.  Malgré toutes les imperfections de cette distribution, les deux jeunes volontaires de l'équipe nés dans le quartier et y ayant encore leurs familles, ont souligné l’importance de cette action : « On a fait quelque chose d'extraordinaire, quelque chose qui ne s'était jamais fait dans ces quartiers... C'est la première fois que les gens ont été touchés par quelque chose qui s'adressait à tout le monde. On a montré qu'il est possible de toucher les gens des zones les plus reculées, les plus oubliées. Et cela c'est bien passé, cela montre que c'est possible et que le quartier vaut mieux que la réputation qu'il a. » Ils ajoutaient que cela n’avait été possible que grâce à la confiance que le Mouvement ATD Quart Monde a bâti dans le quartier au long de ces vingt-cinq ans de présence, les habitants sachant que le Mouvement « ne cherche pas son intérêt et fait ce qu’il dit ». Pourtant, les dispositifs prévus se sont révélés très difficiles à mettre en place et le résultat du programme reste plus qu’aléatoire.

Pour être efficace et éviter tout gaspillage ou détournement des produits, le principe promu par le PAM2 et ACF était que la distribution se ferait de façon nominative après avoir identifié les familles (avec les enfants concernés et leurs âges) et en leur remettant une carte reprenant toutes ces informations. Cette identification s’est révélée extrêmement difficile à Grand Ravine. Beaucoup de gens sont analphabètes et n’ont pas de papiers officiels d’état civil. L’établissement des listes et la recherche de concordance entre les listes établies et le ou les noms donnés par les personnes qui se présentaient à la distribution se sont montrés très difficiles, voire impossibles.

Ainsi, alors qu’à chaque distribution les personnes - essentiellement des femmes - devaient faire plusieurs heures de queue sous le soleil, durant les sept premiers jours de distribution un gros tiers des personnes se présentant n’ont pu recevoir les produits pour leurs enfants. Après un énorme travail pour essayer de réconcilier les listes manuscrites, les listes informatiques et les listes des personnes venues sans qu’on trouve leur nom, deux journées supplémentaires de distribution ont permis d’arriver à un total de deux mille six cents familles (environ trois mille enfants) ayant reçu les suppléments nutritifs. C’est déjà beaucoup et cela a été ressenti dans le quartier comme un succès, mais non seulement mille enfants environ n’ont pas eu les produits dont ils avaient besoin et auxquels ils avaient droit mais environ cinq cents  familles se sont présentées de bonne foi à plusieurs reprises sans pouvoir recevoir les produits. Sans doute les procédures prévues - et appliquées de façon très rigoureuse - sont-elles justifiées et applicables dans un quartier plus traditionnel ou dans un camp, cependant  il est clair qu’elles étaient inadaptées à la situation de ce quartier et ont empêché d’atteindre toutes les familles et tous les enfants concernés, comme espéré.

Est aussi grave le fait que le programme s’est révélé inadapté aux besoins des familles et ne pouvant du coup atteindre ses objectifs. Dans un quartier où beaucoup de gens ont faim, que peut faire en effet une maman qui a des enfants de moins de six ans et aussi des enfants de sept, dix, douze ans ? Dire à certains qu’ils sont trop grands pour manger ces biscuits ou, plus certainement, les partager entre tous ses enfants, réduisant ainsi les bénéfices d’un produit que les plus jeunes étaient sensés prendre pendant trois semaines à raison d’un paquet par jour pour lutter contre la malnutrition ? Sans compter les mamans qui commençaient elles-mêmes à manger des biscuits en quittant la distribution parce qu’elles avaient trop faim… Bon programme en principe mais, tel quel, inadapté aux circonstances de ce quartier, alors que les habitants n’avaient pas accès à d’autres aides qui leur auraient permis de réserver ces suppléments aux enfants pour lesquels ils étaient prévus.

On pourrait aussi parler des distributions massives de riz. Seules quelques familles de Grand Ravine furent en mesure d’en profiter en se rendant en dehors de leur quartier, et encore pour certaines ce ne fut possible qu’après avoir remis de l’argent aux personnes chargées de distribuer les cartes donnant accès à ces distributions, ou en allant faire la queue pour d’autres en échange de quelques kilos de riz. On pourrait parler également du programme Cash for work  (emplois communautaires de nettoyage et déblaiement) où nous avons, avec du mal, réussi à faire participer cinq cents familles du quartier, parmi les plus en difficulté. Mais ce programme n’ayant pas réussi à s’appuyer sur les jeunes et les adultes engagés durablement dans leur communauté, beaucoup d’autres familles ont dû reverser une partie du salaire reçu aux personnes qui les avaient mises sur les listes.

Associer sérieusement les très pauvres aux projets

Ce n’est pas dans l’urgence de l’après tremblement de terre que l’on peut associer des personnes très pauvres à la conception d’un programme de suppléments nutritifs pour les enfants, bien sûr. Mais un tel programme existe indépendamment du séisme d’Haïti et ce séisme n’est pas la première catastrophe à laquelle institutions et ONG doivent faire face. Qu’apprend-t-on avec les familles très pauvres ? Pourquoi ne pas évaluer et réfléchir de tels programmes avec elles et les personnes qui sont à leurs côtés dans la durée ?

Car sans contacts dans la durée, il est presque impossible de rejoindre les populations les plus fragilisées. Au nom de la nécessité d’associer la population locale, et faute d’avoir le temps de connaître un quartier et les influences qui le traversent, on peut trop facilement s’appuyer sur des leaders qui, soit cherchent leurs intérêts, soit rendent service à leurs familles et à leurs amis, soit n’ont pas les moyens de résister aux pressions subies de la part de personnes capables de violence. Dans tous les cas, les très pauvres n’ont aucune chance d’être pris en compte.

Pourtant, les hommes, les femmes, les jeunes et les enfants qui subissent la misère et l’exclusion ont une pensée sur ce qu’ils vivent, sur les projets qui les concernent comme sur l’avenir de leur pays. Les habitants de Grand Ravine que nous avons soutenus pour qu’ils apportent leur contribution à une consultation sur l’avenir d’Haïti ont fait des remarques très pertinentes tant sur leur vie que sur la reconstruction du pays. Des remarques qui rejoignaient les aspirations exprimées par beaucoup d’Haïtiens de différents milieux sociaux, tout en y apportant leur expérience propre et des idées pour trouver les chemins d’un développement qui cherche vraiment à éradiquer la grande pauvreté pour tous.

Sans doute avons-nous besoin d’un peu plus d’humilité, dans l’urgence comme dans l’ensemble des actions, pour ne pas penser que nous savons ce qu’il faut faire et pour croire que réfléchir et agir avec les très pauvres eux-mêmes est indispensable, pour eux comme pour nous, et pour le monde.

1 Quartiers identifiés par la Mission de Stabilité des Nations Unies en Haïti (MINUSTAH) comme quartiers très dangereux. La consigne pour le personnel
2 Programme alimentaire mondial.
1 Quartiers identifiés par la Mission de Stabilité des Nations Unies en Haïti (MINUSTAH) comme quartiers très dangereux. La consigne pour le personnel est de n'y aller que sous certaines conditions strictes de sécurité.
2 Programme alimentaire mondial.

Benoît Fabiani

Volontaire permanent d’ATD Quart Monde depuis 1972, Benoît Fabiani a exercé diverses responsabilités en France, aux États-Unis et au Centre international avant d’être délégué régional pour l’Europe jusque fin 2008

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