Lettre à un ami volontaire

Jacqueline Chabaud

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Jacqueline Chabaud, « Lettre à un ami volontaire », Revue Quart Monde [En ligne], 216 | 2010/4, mis en ligne le 01 juin 2011, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5065

Cher Laurent,

Te voilà parti avec ta femme et tes enfants vers des horizons lointains. Bien sûr, pour la première fois, vous allez découvrir de nouveaux cieux, des paysages étonnants, des visages étrangers, des coutumes et une langue ignorées. Aventure ? Oui, comme toujours lorsque le port d’attache est hors de vue... Mais en choisissant de devenir volontaire d’ATD Quart Monde, ne t’étais-tu pas déjà aventuré en terre inconnue sur ta terre natale ? Sans le savoir vraiment peut-être... Car alors, imaginais-tu qu’un homme, ou qu’une femme, ou qu’une famille, ou qu’un enfant t’entraînerait là où personne ne désire aller – au cœur de la misère ? Pourquoi t’es-tu laissé engager par celui ou celle qui t’a ainsi pris par la main ? Souhaitais-tu partager sa souffrance et celle des siens ? Refusais-tu de le laisser avec tout son milieu dans l’impasse d’une vie sans perspective ? Voulais-tu ouvrir avec lui et tant d’autres les chemins d’un monde où, comme disait le père Wresinski, « chaque homme est une chance pour l’humanité » ? Peut-être ignores-tu encore la ou les raisons de ton engagement – elles sont si profondément enfouies en toi qu’il te faudra du temps pour les déterrer. Mais saisis-tu vraiment à quel point cet engagement est, à proprement parler, original ?

« Il faut que ce numéro de Feuille de Route sur le volontariat rende honneur aux parents des volontaires - me disait en 1983 le père Wresinski. Avoir un fils ou une fille qui devient volontaire, c’est très dur pour eux. Si encore, il ou elle choisissait d’être prêtre, religieux ou religieuse, - même non croyant - on peut le comprendre, le dire aux autres et se trouver honoré de donner son enfant à Dieu. Mais donner son enfant aux plus pauvres ? Cela s’explique mal. Et il est difficile de l’accepter alors que parents, on a tout fait pour lui assurer un avenir meilleur... »

Priorité à l’humain

Cela me fait penser à une anecdote rapportée par un volontaire qui vivait avec femme et enfants au voisinage de familles en grande difficulté. Lorsqu’à la rentrée des classes la maîtresse avait demandé aux écoliers d’écrire le métier de leurs parents, le gamin avait répondu : « Mon père, il aime les pauvres ». Guillaume avait tout dit avec ses mots à lui. Car s’il est une expression rarement prononcée dans le Mouvement ATD Quart Monde c’est... aimer les pauvres ! Bizarre ? Non. « Un grand amour ne se dit pas, il se vit » déclarait un jour Geneviève Anthonioz-de Gaulle. Et ce ne sont pas « les pauvres » que tu as choisis, cher Laurent, c’est l’homme, fut-il rendu le plus méconnaissable pour cause d’humiliation in vitro. Lier sa vie, souvent aussi celle de sa famille, à l’avenir de gens si exclus qu’ils n’existent même plus, avoue quand même que c’est fou, non ? Mais volontaires, vous voulez encore plus ! Vous croyez que ces gens-là - comme ils sont souvent désignés - sont indispensables à tous ceux qui veulent construire une civilisation de justice et de paix. Là, tu le sais, beaucoup pensent que vous perdez votre temps ! On a dû te dire cent fois : « Laurent, si tu veux aider les pauvres, va dans des organisations charitables ou humanitaires, démène-toi pour qu’ils aient à manger, à boire, à se vêtir, à se loger... ». Ou encore : « Avec tes diplômes, tu serais plus utile en acceptant des postes de décision qui te permettraient d’améliorer les choses... ». Ou enfin : « Pour être efficace, appuie-toi au moins sur les plus forts ! » Mais les pauvres, tu ne cherches pas à les aider ! Tu cherches à ce qu’ils puissent apporter leur pierre à l’avenir du monde. Alors, les décisions ... tu ne veux surtout pas qu’elles soient prises sans eux ! Et tu te contredirais toi-même en choisissant le plus fort. Tout cela va de soi. Comment aller vers plus de justice en abandonnant dès le départ ceux que l’injustice écrase ? Autant rêver que tous les voyageurs arrivent au terminus en en laissant délibérément quelques-uns sur le quai !

Invités au bal

Ton engagement pose bien d’autres questions. Celles-ci, par exemple. Comment reconnaître sa propre humanité en ne reconnaissant pas celle de toute personne - quelle qu’elle soit - et en ne la faisant pas reconnaître d’elle ? Que tu sois appelé à vivre tantôt au milieu des familles les plus oubliées tantôt dans un secrétariat d’ATD Quart Monde, tu déranges, il faut l’avouer ! Oh ! Pas seulement ta personne, mais tout le Mouvement en toi, qui compose déjà la société de tes rêves où chacun a place égale pour combattre l’extrême pauvreté avec tous. Là, il n’y a plus de prisonniers enfermés dans le cercle vicieux de la misère pour les uns, de la suffisance ou de l’aisance pour les autres. Il y a simplement un apprentissage du vivre ensemble. Difficile, oui. Au début, les volontaires apparaissent bien comme des empêcheurs de tourner en rond. En fait, ils ne cessent d’ouvrir le bal...

Là où tu vas rendre possible l’entrée dans la danse, cher Laurent, tu sais que tu n’es pas seul avec ta femme, elle aussi volontaire : les familles du Quart Monde t’accompagnent avec leurs amis et tout le volontariat. Ils te donnent force et confiance. A toi comme à eux, je dis merci de ce qu’ils m’apprennent chaque jour.

Jacqueline Chabaud

Journaliste aujourd’hui retraitée, a travaillé à Feuille de Route Quart Monde pendant vingt ans.

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