Mesurer la pauvreté quels indicateurs pour quelles politiques ?

Paul Maréchal

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Paul Maréchal, « Mesurer la pauvreté quels indicateurs pour quelles politiques ? », Revue Quart Monde [Online], 216 | 2010/4, Online since 05 May 2011, connection on 24 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5076

Le Guatemala est un pays d’Amérique centrale de quatorze millions d’habitants, dont 65% de la population a moins de vingt-cinq ans. La population indienne est estimée à plus de 40% de l’ensemble, vit surtout en zone rurale, pratique vingt-et-une langues indiennes en plus de l’espagnol. Après trente-six ans de guerre civile, des accords de paix ont été signés en 1996. L’auteur fait part de la recherche de l’équipe, en partenariat avec le gouvernement, sur les indicateurs à inventer pour rendre visibles les enfants les plus pauvres, en particulier en matière d’éducation.

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Indicateurs, Statistiques

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Guatemala

ATD Quart Monde est présent depuis trente ans au Guatemala, aujourd’hui à Ciudad de Guatemala (capitale), et à Escuintla, une ville de la côte sud, zone de grandes exploitations agricoles de canne à sucre, que l’on appelle fincas.

Au début des années 2000, le Mouvement a choisi l’éducation comme axe prioritaire et colonne vertébrale de son action et, a créé et développé un projet pilote sur l’accès et la réussite à l’école des enfants ayant une vie très dure.

Des indicateurs officiels  reflétant mal les situations d'exclusion et d'isolement

Le lieu d'Escuintla avait été choisi en 2002, après deux années d'étude et de recherche dans l'ensemble du pays. Nous avons mis en évidence dans cette recherche que la manière d’appréhender l’extrême pauvreté peut conduire à des appréciations erronées. Dans les départements classés comme étant les plus pauvres - notamment du fait des très grandes difficultés d’accès aux soins, à des structures scolaires ou à une alimentation régulière - qui sont majoritairement des départements à majorité indigène, les structures communautaires restaient fortes et nous avons constaté que très peu de familles se retrouvaient éclatées, exclues, sans sécurités ou lien social

Par contre, nous avons trouvé une population très exclue, ne disposant d’aucun réseau ni communauté d’appartenance, vivant l’enfermement et l’extrême précarité, vivant aux bord des routes, des exploitations agricoles ou des ravins, dans les décharges ou les cimetières, présente dans des départements dont les indicateurs de pauvreté étaient plus positifs, et en particulier ceux du sud du pays où nous avons fait le choix de nous implanter.

Au-delà des critères classiques souvent mis en valeur par les indicateurs chiffrés (accès à l’éducation, à la santé, à l’alimentation…), un critère essentiel de grande pauvreté reste pour nous la manière dont la vivent les familles elles-mêmes et les capacités qu’elles ont de compter sur d’autres et particulièrement sur la communauté. L’absence de communauté d’appartenance, de la reconnaissance qu’elle procure, de l’identité et de la solidarité qu’elle offre, est un  facteur essentiel d’exclusion et d’extrême pauvreté, pour lequel la recherche d’indicateurs devrait être une priorité.

L’éducation : une aspiration des familles

Au Guatemala, les familles avec lesquelles nous sommes engagés depuis de longues années ont exprimé très fortement cette aspiration à ce que leurs enfants puissent aller à l’école, y rester, en sortir avec succès. Nous étions de fait témoins au quotidien de cette aspiration. C’était aussi une des priorités pour le pays, pour le gouvernement et pour de très nombreux acteurs sociaux. Doña Lorena nous la résumait en une seule phrase : « Nous n’avons rien, le seul héritage que nous pouvons laisser à nos enfants, c’est l’éducation.»

Dans les cinq bidonvilles ou quartiers où nous étions présents, à Guatemala et Escuintla, nous avons essayé, avec les familles, d’observer, de lister, d’analyser l’ensemble des obstacles empêchant la scolarisation réussie des enfants. Face à ces obstacles, nous avons cherché des solutions avec elles en nous appuyant sur l’expérience d’ATD Quart Monde. Nous avons peu à peu développé une action globale, multidimensionnelle essayant de franchir les différents obstacles rencontrés. Dans cette analyse, nous avons beaucoup mis en valeur les efforts quotidiens réalisés par les familles pour scolariser leurs enfants.

Les actions ont été accompagnées d’un travail en réseau, notamment avec des associations engagées sur le terrain des droits de l’enfant, pour confronter les visions, la connaissance, les propositions et en débattre, en particulier lors d’un forum public le 17 Octobre, ainsi que d’un travail de lien avec les institutions pour que la voix et l’expérience de ces familles soient entendues.

Sur la base de l'ensemble de l'expérience acquise et des réflexions menées, nous avons  rédigé, avec les familles et acteurs concernés, un document de propositions de politiques publiques d’éducation, rencontré les équipes « éducation » des candidats à la présidentielle, rencontré, avec des représentants des familles, le vice-ministre de l’éducation, rencontré le représentant de l’UNESCO, accueilli dans un bidonville le rapporteur des Nations Unies pour l’éducation.

Des propositions

Nous avons mis en avant trois propositions souvent très peu présentes dans le débat pourtant important sur l’éducation :

  • La réduction des coûts de l’éducation pour les familles, en particulier une demande expresse de respect de la Constitution en supprimant les coûts d’inscription et les très nombreuses participations financières exigées des parents dans l’école publique.

  • La formation du corps enseignant à la réalité de la grande pauvreté pour permettre de lutter contre les préjugés, les humiliations et le manque de compréhension des efforts réalisés par les familles et de leur situation.

  • La création d’espace de dialogue et la promotion du dialogue entre l’école, et les familles et communautés, en particulier pour permettre aux parents d’être mieux entendus et compris dans l’école.

Ces propositions, la mobilisation d’autres acteurs, et la volonté du gouvernement de permettre à tous d'accéder à l'éducation ont permis que le Président de la République nouvellement élu signe en septembre 2008 un accord gouvernemental interdisant notamment aux écoles publiques de faire payer l’inscription scolaire ou de refuser un enfant ne disposant pas de papiers d’inscription au registre civil.

Tous les obstacles ne sont pas levés avec cet accord gouvernemental, et les questions du budget consacré à l’éducation par le pays ainsi que de la formation du corps enseignant restent cruciales, mais un pas a été franchi.

Comment rendre visible l’invisible ?

Suivant les indicateurs classiques utilisés dans le pays, la question de l’éducation semblait résolue dans les grandes villes du pays. Or nous étions témoins du contraire. Les experts que nous avons rencontrés, comme les autres acteurs de l’éducation, plaçaient les départements de l’intérieur du pays comme une absolue priorité. Les chiffres officiels annonçaient par exemple un taux net de couverture scolaire en primaire (c'est-à-dire le nombre d’enfants de sept à douze ans allant à l’école primaire par rapport au nombre total d’enfants de cette classe d’âge) de 97% dans la capitale et de 98% à Escuintla, à comparer au taux national estimé à 95%.

A l’échelle des six cents enfants avec lesquels nous étions engagés, et en extrapolant cette perception, par exemple pour la capitale, à l’ensemble des deux cent cinquante à trois cent cinquante bidonvilles dont la population est estimée à plus de six cent cinquante mille personnes, nous percevions que le chiffre de 97% de couverture scolaire était sans doute surestimé.

D’autre part, peu d'acteurs considéraient le coût de l'éducation comme obstacle majeur à l’inscription des enfants à l’école. Les programmes de bourses scolaires, focalisés sur les zones où la pauvreté est très visible (en particulier la décharge publique) donnaient à penser à tort qu'était presque résolu le problème de l’accès des enfants les plus pauvres à l’éducation.  D'autre part, comme les coûts d'inscription paraissaient modiques à des personnes ne connaissant pas la réalité de vie des familles très exclues, le manque de motivation des parents et leur incompréhension de l'enjeu de l'éducation étaient bien plus souvent avancés comme arguments pour justifier la non-scolarisation des enfants que l'impossibilité d'assumer de tels coûts. Les parents exprimaient pourtant très fortement le contraire et rappelaient leur aspiration profonde à ce que les enfants puissent étudier.

Suite à la mise en place de la gratuité de l’éducation, le gouvernement a annoncé, à l’occasion de la rentrée 2009, une croissance exceptionnelle du nombre des inscriptions à l’école. Celui-ci n’a pas publié à ce jour les chiffres correspondants à ces inscriptions, mais une estimation a cependant été réalisée au début de l’année 2009 et confirme une augmentation du nombre d'enfants inscrits de l'ordre de 6%, soit 4% de plus que l'augmentation annuelle directement liée à la démographie (environ 2% chaque année), y compris à la capitale. Cette évolution des inscriptions montre que se sont inscrits à l’école des enfants qui n’apparaissaient nulle part, et en particulier pas dans les indicateurs, puisqu'une couverture de 97%, par exemple à la capitale, ne pouvait permettre une telle croissance des inscriptions dans ce département.

Dans la lutte contre la grande pauvreté, presque par définition, nous cherchons à rejoindre ceux qui sont invisibles, à l'image de ces enfants qui, pour n’être pas inscrits au registre civil et non inscrits à l’école, n’apparaissent pas dans les statistiques. Quels indicateurs pouvons-nous inventer pour rendre visibles l'invisible ? Cette préoccupation rejoint celle de nombreuses associations ou institutions en Europe qui rencontrent la question de faire exister et de disposer d'informations concernant les personnes ne disposant pas d'un domicile fixe par exemple.

Les indicateurs non chiffrés

Si on se réfère à notre propre manière d’appréhender cette réalité, la question peut se déplacer : comment prendre en considération les indicateurs non chiffrés, issus de la parole des personnes, de l’observation ou de l’accompagnement quotidien des personnes ? En effet, ces enfants ne sont pas invisibles pour tout le monde, et la parole des personnes, répétée, confortée, croisée entre différents lieux est un signal réel. Il s’agit sans doute de « signaux », de « signifiants », d’indices, qui témoignent d’une réalité sûre mais non chiffrable. Ce sont ce que l’on pourrait appeler des « indicateurs doux », plus qualitatifs que quantitatifs, qui témoignent d’une réalité : la parole des familles, l’observation de la présence des enfants dans le quartier, la connaissance d’un échantillon dont il est difficile de savoir s’il est représentatif. Comment faire entendre les « signaux faibles », et comment les renvoyer dans le débat public ? Cela a été en partie possible dans cet exemple du Guatemala, mais l’est rarement.

On approche ici une question qui touche le rapport entre indicateurs quantitatifs et qualitatifs. Il nous faut réaliser que ceux-ci  sont complémentaires. L’apport de la psychologie, de la sociologie dans l’établissement des indicateurs est ici essentiel. Au niveau d'ATD Quart Monde, dans notre pratique, nous utilisons de fait de nombreux indicateurs pour découvrir les groupes ou les personnes en situation de grande pauvreté et d’exclusion. Nous pouvons citer quelques-uns de ces indicateurs :

  • Le rôle de la communauté par exemple, en particulier dans un pays comme le Guatemala. On sait quelle sécurité elle représente dans les départements majoritairement indigènes. Comment mesurer donc l'intégration et la participation à la communauté ou l'exclusion ? Estimer le nombre des personnes ou familles qui ne sont pas dans les réseaux, qui ne peuvent bénéficier de solidarités, qui ne sont pas représentées, qui sont exclues des communautés où elles vivent. Comment mesurer le lien social ?

  • Le lien familial pose une question du même ordre. C'est un indicateur qui nous paraît essentiel lui aussi. Le grand nombre de femmes seules avec leurs enfants dans certaines zones était pour nous un indicateur de distension du lien familial et souvent un facteur aggravant de la fragilité de la famille.

  • D’autres indicateurs éclairent aussi beaucoup notre action : l’instabilité géographique, le mouvement permanent du lieu d'habitat et de travail, les lieux de vie eux-mêmes bien sûr (lieux mal vus, dangereux, interdits, inaccessibles, inadéquats…), le ressenti des personnes elles-mêmes : sentiment de honte, de peur, de rejet, d’exclusion, de discrimination ou d’inutilité.

ATD Quart Monde a des pratiques dans cette réflexion, des manières de faire, mais comment les généraliser et sont-elles généralisables ? Peut-on assumer de prendre en considération des indicateurs « faibles », même statistiquement non défendables? Peut-on assumer que l’approche de certaines populations soit considérée comme incontournable ? Représentative ? Révélatrice ? Que la recherche des « invisibles » soit systématique dans la recherche d'indicateurs de pauvreté ?...

Paul Maréchal

Ingénieur de l'École Centrale Paris, ayant travaillé chez L'Oréal en production, psycho-sociologue des organisations, Paul Maréchal s’est ensuite engagé comme volontaire d’ATD Quart Monde où depuis dix ans il a exercé diverses responsabilités dont cinq ans au Guatemala, et actuellement depuis deux ans à l'administration internationale.

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