Le travail dans la pensée de Joseph Wresinski

Xavier Godinot

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Xavier Godinot, « Le travail dans la pensée de Joseph Wresinski », Revue Quart Monde [En ligne], 217 | 2011/1, mis en ligne le 01 octobre 2011, consulté le 23 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5106

S’inspirant du texte d’une conférence de Xavier Godinot devant les volontaires, RQM reprend ici les étapes essentielles du cheminement de la pensée de Joseph Wresinski sur le travail et les travailleurs sous-prolétaires.

La vie de Joseph Wresinski se situe au carrefour de deux traditions : la tradition du catholicisme social qui a resurgi au premier plan lorsque l’Abbé Pierre, en 1954, a lancé l’insurrection de la bonté ; ensuite la tradition du monde ouvrier née au 19ème siècle, qui consacre à la fois le droit pour les pauvres à être reconnus eux-mêmes comme acteurs de la lutte contre la pauvreté et le caractère politique de cette lutte. Mais ce mouvement pour l’affirmation des droits des ouvriers s’est accompagné d’une certaine défiance envers le lumpenprolétariat.

Sous-prolétariat et monde ouvrier

Alors qu’au début des années 1960 quelques sociologues travaillent à donner une description rigoureuse - mais qui reste extérieure - des sous-prolétaires, le fondateur d’ATD Quart Monde s’efforce de décrire de l’intérieur ce que ressentent les pauvres. Il est frappé par leur impuissance et par le fait que cette impuissance individuelle est aussi collective. À un colloque de l’UNESCO en 1961, il affirme : « C’est un collectif de misérables, plutôt qu’une communauté charpentée par des relations constructives » et « La solidarité du milieu, dont on parle beaucoup … se limite à une attitude de défense commune contre l’extérieur »1.

Les membres du Mouvement ATD Quart Monde naissant perçoivent les familles de Noisy-le-Grand2 comme des personnes qui ne travaillent pas. Ce n’est nullement surprenant car ils rencontrent les sous-prolétaires sur leur lieu de vie privée3. Très vite le sociologue Jean Labbens4 montre, entre autres choses, la non-qualification des travailleurs du camp, leur irrégularité au travail, leur stabilisation dans des emplois en marge du monde du travail. C’est ce qui les distingue profondément du monde ouvrier. Les actions que le Mouvement privilégie alors sont des réponses en termes de culture, d’action avec la petite enfance, de clubs de jeunes, d’ateliers. Le but est de consolider cette communauté des plus pauvres qui se trouve dans une grande impuissance sociale pour lui donner plus de force. De cette époque date la prise de conscience que la société organise depuis toujours la relégation5 des pauvres. « Tout notre système consiste précisément à empêcher la rencontre avec les pauvres »6. Joseph Wresinski sera encore plus explicite dans Les Pauvres sont l’Église : « Le rejet des plus pauvres considérés comme dangereux, répugnants et boucs émissaires, est une constante de l’histoire des hommes »7.

Un peuple porteur de valeurs fondamentales

Dès 1966, Joseph Wresinski engage le Mouvement dans la recherche de l’histoire des pauvres, et il s’interroge sur la notion de révolution : « La révolution pour la liberté couve et court à travers toute l’histoire de l’homme. À travers les siècles, elle est un combat de l’homme qui se défend de l’oppression, de cette aberration de l’esclavage imposé par un autre homme. Pourquoi cette révolution de la liberté a-t-elle si souvent abouti à des crimes, à de nouvelles oppressions ? Parce que précisément, les hommes l’ont vécue comme une révolution qui leur appartenait, ils l’ont fondée sur un engagement qui n’était pas universel »8. Il est conscient que les pauvres ne sont pas révolutionnaires : « C’est le groupe humain le moins révolutionnaire du monde… »9. À la même époque, il exprime deux idées fortes, d’une part :

« Les pauvres ne colportent pas une idée de la liberté, ils meurent pour elle [...] voilà pourquoi le pauvre est le seul vrai engagé »10, et d’autre part : « Les pauvres ont le droit de participer à tous les pouvoirs sans exception, et nous devons leur faire confiance à cet égard »11. Il est en recherche d’une conscience collective nouvelle. Devant les volontaires il explicite sa démarche non-violente : « La révolution est une démarche que l’on fait au creux de l’humanité, pour en faire émerger les valeurs fondamentales, les valeurs qui fondent sa structure spirituelle et morale […] La révolution serait une démarche qui tente de libérer ce que l’humanité porte de meilleur, sans rien détruire »12 et il ajoute : « Peut-être que le marxisme accepterait cette définition qui dirait que la révolution est la démarche qui tire de l’homme ce qu’il a de meilleur ? »13, signifiant par là son désir de faire le pont avec ce courant du monde ouvrier. Il poursuit, pour préciser le renversement de perspective que cela induit : « La révolution consisterait à le (le meilleur de l’homme) déterrer, à le désencombrer, à le libérer, de façon à servir à la liberté de tous les hommes, à la justice pour tous les hommes »14. Il pourra alors définir « le peuple du Quart Monde » comme source de nos idéaux, porteur des valeurs fondamentales, ce qui est une véritable révolution !

Conscience de classe ou conscience du peuple ?

En 1970, Paul Vercauteren, professeur à l’Université de Louvain, publie un livre15 qui propose une analyse du sous-prolétariat d’un point de vue marxiste et considère qu’une caractéristique essentielle du sous-prolétariat est l’irrégularité de son travail, qui entraîne une socialisation dans l’immédiateté. Le fait que les sous-prolétaires soient acculés à la survie et s’y trouvent noyés interdit l’émergence d’une conscience de classe. L’auteur utilise à ce propos le terme de « cécité culturelle » qui est exactement le contraire de la conscience de classe. Il explique que c’est à cause de cette cécité culturelle que Marx a si violemment rejeté le sous-prolétariat, parce qu’il n’était pas révolutionnaire.

Ce livre a déclenché bien des réactions dans le Mouvement. Des cours publics ont été organisés sur le thème du travail, avec divers intervenants : Annie Kriegel, historienne, Marcel Gonin, militant de la CFDT, et d’autres historiens comme Michèle Perrot. Joseph Wresinski affirme :

« Tout au bas de l’échelle sociale existe une population appelée Quart Monde ou sous-prolétariat. À ce niveau, les travailleurs ne se situent pas, ils ne sont pas reconnus comme des compagnons de travail ou des camarades de lutte »16. Mais « Ils savent très bien que leur sécurité réside dans leur travail et que c’est là qu’ils acquerront cette indépendance indispensable pour être reconnus par le monde ouvrier »17.

Alain Touraine, père de la sociologie de l’action, affirme que18 : « La conscience ouvrière peut se définir comme le sens que les ouvriers donnent à leur expérience vécue de travail »19. Il distingue une deuxième composante de la conscience ouvrière, qui réside dans « le système d’exigences qu’ils formulent à l’égard de leur situation de travail », c’est-à-dire dans leurs revendications. La conscience ouvrière est donc à la fois sens et projet. Il explique encore que la conscience ouvrière est une réalité à trois dimensions. Elle suppose la définition d’une identité de groupe, des adversaires et des obstacles à sa libération, et d’un projet de société. De la même manière, on pourrait parler de la conscience sous-prolétarienne, définie conjointement par la signification libératrice que les sous-prolétaires donnent à leur expérience vécue de la misère, et par les revendications qu’ils formulent. Les membres d’ATD Quart Monde ont préféré l’expression « conscience du peuple », parce que la conscience qu’ils essaient de développer n’est pas la conscience d’un groupe social qui défend des revendications pour lui, mais bien celle d’un groupe qui se bat aussi pour ceux qui ne sont pas inclus, et notamment les plus pauvres. La conscience, telle qu’ils la définissent, ne peut se réduire à la conscience de classe. Et d’ailleurs Joseph Wresinski a toujours souligné sa prudence par rapport à la lutte des classes : « Ne faut-il pas craindre d’engager la population dans une lutte des classes qui n’exprimerait pas ce que nous sommes, et n’apporterait pas à la population les réponses qu’elle attend ? »20.

Appel à une volonté politique

- Le concept de Quart Monde a été créé pour donner une identité positive à une population qui n’était regardée que négativement. Les sous-prolétaires commencent à prendre la parole au sein des Universités populaires Quart Monde21. Ils y affirment publiquement le sens des combats qu’ils mènent et y développent une conscience collective.

- En revanche si nous réfléchissons aux concepts d’adversaires et d’obstacles à la libération, il faut considérer que « l’adversaire », premièrement se trouve en chacun de nous - parce que chacun de nous risque en permanence d’exclure les autres - et en second lieu, comme il se situe en chacun de nous et en chacun de nos groupes, « l’adversaire » est dans notre culture. C’est un thème que reprendra Michel Serres22. En fait, nous baignons dans une culture qui, depuis des siècles, véhicule des préjugés, et notamment celui que « toute société produit un déchet » ; et l’adversaire, ce sont ces préjugés.

- Quant au projet de société, il est clairement défini comme projet politique de destruction de la misère. Joseph Wresinski s’adresse à l’État : « C’est d’abord vers l’État que je me tourne, vers l’État dont la mission première est de promouvoir une volonté politique de destruction de la misère » ; il s’adresse ensuite à tous les citoyens : « Je m’adresse à tous les citoyens, car en fin de compte ce sont eux qui déterminent les choix de société » ; pour terminer il s’adresse aux militants et délégués du Quart Monde : « Vous êtes les premiers responsables de votre propre libération … Personne ne vous libérera sans vous. Vous avez l’expérience de trop de lâchages et d’abandons… partagez votre savoir avec les plus pauvres, avec ceux qui sont autour de vous … Et participez aux luttes de l’humanité. »

Droit au travail et à la dignité pour tous

Dans les années 1980 Joseph Wresinski affirme : « Ce qui rend libre, ce n’est pas le travail mais c’est la dignité qu’il confère »23, « Les familles sous-prolétaires sont des familles de travailleurs »24. Il lance des campagnes : Plus un seul illettré dans nos cités ; Une école, un métier, puis organise des forums. C’est ainsi que tout un courant se développe autour du droit au métier. Joseph Wresinski affirme : « La culture sous-prolétaire n’est rien d’autre que la culture ouvrière. Si le sous-prolétaire est privé de cette culture, de cette nourriture spirituelle, son exclusion s’accentue d’année en année et devient plus inéluctable »25. Il signale « l’acharnement des sous-prolétaires à trouver du travail »26 et enfin : « Notre passion est que le Quart Monde rejoigne le monde des travailleurs. S’il ne le rejoint pas, il restera toujours, pour la société, un ensemble d’inadaptés, de familles ‘à problèmes’«27.

À la même époque, il fait également une relecture du regard du Mouvement, disant : « Nous avons senti intuitivement que l’avenir du sous-prolétariat était au cœur de la famille. Nous avons dit : ‘les sous-prolétaires sont des travailleurs’ ; mais en même temps, nous avons affirmé : ‘les familles sous-prolétaires sont des familles ouvrières’. Il ne faut jamais lâcher l’une ou l’autre de ces deux dimensions. Se centrer essentiellement sur la famille risque d’enlever à notre regard une certaine rigueur. Ce n’est pas une raison pour faire l’impasse sur la famille. Nous restons un Mouvement familial militant. »28 Puis, lors de la programmation de 1983, pour la première fois, il situe le combat du Mouvement par rapport aux grands axes du combat ouvrier. Enfin c’est au Bureau international du Travail en 1985 qu’il s’adresse ainsi aux jeunes : « Tous les jeunes, tous les hommes ont besoin et ont le droit de tirer leur dignité de leur travail ».

Le Mouvement ATD Quart Monde et son fondateur ont progressivement réalisé une synthèse originale des deux traditions, donnant naissance à une nouvelle culture de la lutte contre la misère. Si, à partir des années 1980, les responsables d’ATD Quart Monde affirment la réalité ouvrière du sous-prolétariat, c’est parce que le Mouvement a suffisamment pris conscience de lui-même, et que la conscience du Quart Monde est suffisamment forte pour le permettre. S’ils l’avaient fait plus tôt, alors le sous-prolétariat risquait d’être dilué dans les organisations existantes. C’était le fameux « écrémage » dont on parlait alors. Et aucun changement de société ne se serait produit.

1 Familles Inadaptées et Relations Humaines, Bureau de Recherches Sociales de l’Association d’Aide à Toute Détresse, 1961, pp.14 et 15.

2 Dans la banlieue parisienne, camp de familles sans-abris, lieu de fondation d’ATD Quart Monde en 1956.

3 De fait Joseph Wresinski a toujours insisté sur la nécessité d’atteindre les plus pauvres non pas sur le lieu du travail, mais sur le lieu du

4 Jean Labbens, La condition sous-prolétarienne, l’héritage du passé, Éd. Science et Service, 1965, 200 pages.

5 Le terme de relégation n’est pas utilisé à l’époque, il est récent. C’est un terme que Jean-Marie Delarue, historien et sociologue, conseiller d’

6 Père Joseph Wresinski, Écrits et Paroles Tome 1, Éd. Quart Monde, Paris, 1992, p. 504.

7 Père Joseph Wresinski, Les pauvres sont l’Église, Éd. Quart Monde, Paris, 1994, p. 98.

8 É.et P., p. 399.

9 É.et P., p. 392.

10 É.et P., p. 406.

11 É.et P., p. 509.

12 É.et P., p. 414.

13 É.et P., p. 414.

14 É.et P., p. 414.

15 Paul Vercauteren, Les sous-prolétaires, Éd. Vie Ouvrière, Bruxelles, 1970, 208 p.

16 Igloo, N° 99-100, préface.

17 Dossiers de Pierrelaye, 10/82.(D.D.P.)

18 Alain Touraine, La conscience ouvrière, Éd. du Seuil, Paris, 1966, 399 p.

19 Xavier Godinot, Extraits d’un document interne, IRFRH, 10/08/78, p. 6.

20 Joseph Wresinski, Appel à la Solidarité, 17 novembre 1977, Mutualité, Paris.

21 Voir à ce sujet l’article de Geneviève Defraigne Tardieu dans RQM N° 213, et sa thèse en Sciences de l’Éducation. : L’Université populaire Quart

22 «  La misère touche donc aux questions de la culture puisqu’elle est largement constituée par le jugement d’autrui » in RQM N°140. Michel Serres

23 Igloo, n°101-102, préface.

24 D.D.P.,02/82.

25 D.D.P., 10/82.

26 D.D.P., 11/82.

27 D.D.P., 12/82.

28 D.D.P., 12/82.

1 Familles Inadaptées et Relations Humaines, Bureau de Recherches Sociales de l’Association d’Aide à Toute Détresse, 1961, pp.14 et 15.

2 Dans la banlieue parisienne, camp de familles sans-abris, lieu de fondation d’ATD Quart Monde en 1956.

3 De fait Joseph Wresinski a toujours insisté sur la nécessité d’atteindre les plus pauvres non pas sur le lieu du travail, mais sur le lieu du logement et de la famille, ce qui peut constituer un biais pour leur connaissance.

4 Jean Labbens, La condition sous-prolétarienne, l’héritage du passé, Éd. Science et Service, 1965, 200 pages.

5 Le terme de relégation n’est pas utilisé à l’époque, il est récent. C’est un terme que Jean-Marie Delarue, historien et sociologue, conseiller d’État  a utilisé en 1991 dans son rapport Banlieues en difficultés, la relégation.

6 Père Joseph Wresinski, Écrits et Paroles Tome 1, Éd. Quart Monde, Paris, 1992, p. 504.

7 Père Joseph Wresinski, Les pauvres sont l’Église, Éd. Quart Monde, Paris, 1994, p. 98.

8 É.et P., p. 399.

9 É.et P., p. 392.

10 É.et P., p. 406.

11 É.et P., p. 509.

12 É.et P., p. 414.

13 É.et P., p. 414.

14 É.et P., p. 414.

15 Paul Vercauteren, Les sous-prolétaires, Éd. Vie Ouvrière, Bruxelles, 1970, 208 p.

16 Igloo, N° 99-100, préface.

17 Dossiers de Pierrelaye, 10/82.(D.D.P.)

18 Alain Touraine, La conscience ouvrière, Éd. du Seuil, Paris, 1966, 399 p.

19 Xavier Godinot, Extraits d’un document interne, IRFRH, 10/08/78, p. 6.

20 Joseph Wresinski, Appel à la Solidarité, 17 novembre 1977, Mutualité, Paris.

21 Voir à ce sujet l’article de Geneviève Defraigne Tardieu dans RQM N° 213, et sa thèse en Sciences de l’Éducation. : L’Université populaire Quart Monde, la construction du savoir émancipatoire. http://www.atd-quartmonde.fr/L-Universite-populaire-Quart-Monde,1021.

22 «  La misère touche donc aux questions de la culture puisqu’elle est largement constituée par le jugement d’autrui » in RQM N°140. Michel Serres est philosophe, historien de la philosophie et des sciences.

23 Igloo, n°101-102, préface.

24 D.D.P., 02/82.

25 D.D.P., 10/82.

26 D.D.P., 11/82.

27 D.D.P., 12/82.

28 D.D.P., 12/82.

Xavier Godinot

Xavier Godinot est volontaire d’ATD Quart Monde depuis 1974. Il a assuré la responsabilité de l’Institut de formation et de recherches aux relations humaines pendant douze ans, et à ce titre a été rédacteur en chef de la Revue Quart Monde.

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