Le travail dans un monde fini

Geneviève Azam

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Geneviève Azam, « Le travail dans un monde fini », Revue Quart Monde [En ligne], 217 | 2011/1, mis en ligne le 01 octobre 2011, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5126

L’auteure fait le constat d’une crise sévère de civilisation qui, après avoir construit un nouveau rapport entre les sociétés et la nature, a détruit la nature, créé chômage et précarité, et par la marchandisation des biens produits, a laissé les hommes face à une accumulation de déchets et à une forme de déracinement morbide. Elle s’emploie cependant à encourager les résistances et les relocalisations. Elle est l’auteure de Le temps du monde fini. Vers l’après capitalisme, Éd. Les Liens qui Libèrent, 2010

La crise que traversent aujourd’hui les sociétés est moins une crise de l’économie que celle de la domination économique du monde. Les sociétés et leur unique habitat possible, la Terre, sont soumis à la règle de la rentabilité et du profit et à celle de la conquête et de l’expansion illimitée. Paul Valéry en 1931 écrivait : « Le temps du monde fini commence ». Un siècle après ou presque, cette sentence, qui contenait pourtant la promesse d’un commencement, d’autres mondes possibles, pourrait devenir une menace : l’utopie d’une croissance économique sans fin, compte tenu des limites écologiques de la Terre et de l’absence de planète de secours, éloigne les idéaux de justice et de solidarité. Elle condamne à voir les inégalités se creuser et les conflits pour l’accaparement des ressources se durcir.

La fin des protections collectives

La singularité de la période présente se manifeste par l’intrication des crises économiques, sociales, écologiques. La globalisation économique, qui célébrait sa grandeur et sa raison dans l’ouverture des frontières et du monde, en soumettant les peuples aux normes du capitalisme et en accélérant le pillage des ressources, a paradoxalement révélé la finitude du monde et a érigé des murs infranchissables entre les sociétés et en leur sein. L’accaparement des biens communs naturels, l’eau, la terre, les forêts, la biodiversité, le vivant est allée de pair avec l’expropriation des biens communs sociaux qui assuraient des protections collectives et dessinaient un monde commun à partager. Les digues ont été rompues et les sociétés sont submergées par les flots d’inégalités sociales insupportables et des désastres écologiques.

Le travail, comme activité directe ou indirecte de transformation de la nature, porte les stigmates de ces dérèglements. Il a été soumis à un productivisme tel que non seulement les conditions de son exercice ont été dégradées mais que son sens même se perd dans des activités destructrices d’une nature qu’il était sensé acclimater. C’est pourquoi, les nombreuses initiatives qui, à travers le monde, tentent de redonner du sens à cette activité humaine, de l’inscrire dans la construction d’un monde commun et durable à partager, d’un nouveau rapport entre les sociétés et la nature, sont l’antidote d’une crise globale ; dans les décombres de l’effondrement, elles tracent des voies pour d’autres mondes.

La perte du sens du travail

« Le monde du travail » traverse une crise profonde : à la dégradation des conditions du travail s’ajoutent une perte radicale de son sens et de la dignité qu’il confère malgré tout. Il est quotidiennement sommé de se mobiliser ardemment et totalement pour le redressement économique, la croissance et la compétitivité, de considérer les règles qui le protégeaient et lui donnaient une durabilité comme d’obsolètes carcans, de communier à l’illusion d’une libération par le « pouvoir » d’achat et l’accès à la consommation. Cette mobilisation générale, tout en faisant mine d’exalter les mérites du travail et de célébrer la « valeur travail », engendre des souffrances meurtrières et des exclusions parfois irréversibles. Le chômage et la précarité des emplois ne sont plus des anomalies ou des divergences par rapport à des normes qui avaient été socialement établies, ils constituent l’essence de la condition salariale ; ces situations dissolvent le sentiment d’appartenance à une communauté humaine pour laisser place à des formes de déracinement morbide.

La qualité du travail, déjà dégradée par la course à la productivité et la rationalisation extrême des tâches, est profondément atteinte. La sensation de devenir des « hommes sans qualité » - variétés de l’animal laborans selon l’expression d’Hannah Arendt -, devenus superflus à force d’être réduits à du matériel productif, condamnés à entretenir à l’infini le processus de production-consommation, donne à la souffrance au travail une forme singulière : le travail est magnifié comme rouage du processus et une fois utilisé, comme les autres formes d’énergie et comme tous les ingrédients de la production, il est dégradé et souvent réduit à l’état de « déchet ». Quand il devient pur labeur, cloué à l’entretien du processus vital, les travailleurs sont renvoyés strictement à eux-mêmes et au processus biologique d’entretien de la vie. Rien de surprenant dans ces conditions que fleurissent des pensées qui biologisent ces « déchets » humains, rejetés comme les autres marchandises programmées pour ne pas durer et soumises au tri sélectif pour un éventuel recyclage.

Un monde de marchandises et de déchets

L’amoncellement des déchets partout sur la planète et quotidiennement dans nos vies mérite une attention particulière. Ils sont un des symptômes de la crise du travail et plus largement de la « crise de civilisation ». Mettons un instant de côté la dangerosité de certains d’entre eux et regardons simplement ce que contiennent les montagnes qu’ils représentent : des matières premières et de l’énergie, souvent en voie d’épuisement, et du travail, réduit à un déchet jeté dans une poubelle. La tolérance face à ce gaspillage prépare l’acceptation du travail « jetable » ou encore « inemployable ». Les rebuts de la chaîne ininterrompue de production et de consommation sont les figures du mépris du travail et d’un lien à la nature fondé sur l’extraction sans limite des ressources de la Terre, transformée en réceptacle et poubelle des activités humaines. Les déchets expriment en effet le rapport que les humains nouent avec la nature, rapport d’extériorité et de domination qui préfigure celui qu’ils nouent entre eux, notamment dans le travail. La philosophe Simone Weil, dès les années 1930, avait montré comment la domination de la Terre, la négation de la condition terrienne des humains et les tentatives de s’en affranchir, s’accompagnent de l’oppression sociale. La domination de la nature et sa maîtrise ne suppriment pas en effet la nécessaire satisfaction des besoins. L’oubli de la part de la vie issue de la Terre fait que le processus vital n’apparaît plus comme une simple transformation de la nature, un art d’habiter la Terre, mais comme une lutte entre les humains eux-mêmes, une guerre de tous contre tous : dans un monde fini, il s’accomplit par des guerres pour l’appropriation des ressources naturelles et la concurrence généralisée.

L’accumulation des déchets de la civilisation industrielle est un des signes majeurs de la déchéance du travail.[...] Quand l’aliénation et l’exploitation ordinaires du travail sont complétées par la conscience d’un travail inutile et polluant, les ressorts profonds des sociétés humaines sont atteints ; quand le travail est une force destructrice, et que les travailleurs, dos au mur, savent que l’activité qu’ils défendent malgré tout provoque des dégâts sociaux et écologiques considérables, l’humanité est menacée dans ses fondements.

L’économiste et anthropologue Karl Polanyi, au milieu du siècle dernier, a perçu avec beaucoup de clairvoyance les conditions de la soumission conjointe du travail et de la nature au processus du marché global. L’avènement du Marché total et l’absorption de la société dans ses mécanismes, supposent non seulement la transformation en marchandises des biens produits, mais également celle du travail et de la nature, indispensables à la production. Or ces deux éléments sont singuliers car ils constituent la substance des sociétés et n’ont pas été « produits » pour être vendus : « Le travail n’est que l’autre nom de l’activité économique qui accompagne la vie elle-même (…), la terre n’est que l’autre nom de la nature qui n’a pas été produite par l’homme »1. En ce sens, ce sont des marchandises « fictives ». Toutefois, cette fiction se concrétise dans des dispositions, des politiques, des représentations, qui produisent des effets réels et concourent à la marchandisation du travail et de la Terre et à la perte de la substance et du sens des sociétés.

Partout le déracinement

Le monde du travail a fait l’expérience d’un déracinement destructeur. Cette situation n’est pas nouvelle. Simone Weil, qui a voulu éprouver la condition ouvrière, a montré dans un essai, rédigé à Londres pendant la Résistance, comment le pouvoir économique ne cesse de déraciner de l’intérieur. Les ouvriers dépossédés deviennent des immigrés dans leur propre pays : « Quoique demeurés sur place géographiquement, ils ont été moralement déracinés, exilés et admis à nouveau, comme par tolérance, à titre de chair à travail »2. Le chômage est un déracinement redoublé puisque « c’est l’état dans lequel n’être chez soi nulle part prend la signification d’inexistence sociale16 »3. Le pouvoir de l’argent et la domination économique imposent une influence étrangère au point de provoquer la maladie du déracinement, la perte de la perspective temporelle offerte à l’individu par sa communauté. Cette maladie sociale a contribué, sous différentes formes, à l’effondrement de la civilisation européenne dans les années 1930.

Avec la globalisation économique, cette expérience a pris des formes nouvelles. Le néolibéralisme a libéré les flux de marchandises et de capitaux qui circulent à la surface de la terre ou dans le ciel, le travail est flexible, délocalisable, soumis aux pulsations économiques et financières mondiales. C’est l’apologie d’un monde hors sol, affranchi des institutions et règles qui plongent leurs racines dans des histoires longues, dans des cultures, dans des luttes et conquêtes sociales. L’agriculture et l’élevage voudraient être hors sol, hors saison et hors du temps. L’élimination des paysans est aussi un déracinement brutal dans lequel on ne peut voir l’annonce d’un nouveau monde. Elle prend des formes massives dans les pays du Sud, où ces déplacés trouvent le plus souvent refuge dans les bidonvilles, elle se poursuit encore dans les pays industriels. La fin des paysans n’a pas suscité beaucoup d’émoi, elle a été souvent souhaitée par les pouvoirs publics mais aussi par tous ceux qui en faisaient des freins à l’émancipation, à la modernité et à la démocratie. Les paysans traditionnels, considérés comme génétiquement réactionnaires par leur attachement à la petite propriété, ont fait les frais aussi bien de la modernisation capitaliste que du communisme et de ses déclinaisons.

Le monde globalisé est un monde sans lieu, où les humains déracinés vivent en surface, comme des parasites devenus étrangers à la terre et au monde. Les migrants, loin d’en manifester un échec ou une limite, en sont la forme aboutie, comme tous les précaires qui vivent un déracinement sur place. Il est monde du temps contracté et rétréci dans le juste à temps, le zéro délai et le prêt-à-jeter.

Résistances et relocalisations

De nombreuses aspirations des mouvements sociaux expriment le refus du déracinement et l’aspiration à une transition démocratique vers des mondes nouveaux. Dans l’agriculture paysanne s’est levé un mouvement social international qui reprend à son compte le premier sens du mot « culture », colere en latin, cultiver, prendre soin, entretenir, préserver. En son sein, se trament des résistances sociales à la destruction des biens communs. Les revendications du droit à la terre pour les millions de paysans « sans terre » s’accompagnent d’un foisonnement d’inventions de techniques de production agro-écologiques qui permettent de retrouver à la fois une indépendance par rapport aux firmes agro-industrielles, des revenus décents et une production de qualité. Avec les consommateurs, ils inventent des circuits courts de production et d’échange, au lieu d’une agriculture hors-sol, déracinée et délocalisée, qui les expulse des campagnes.

Dans le monde des salariés, la crainte des délocalisations, outre la peur du chômage, exprime aussi l’angoisse et la souffrance du déracinement. C’est pourquoi des expériences alternatives de relocalisation voient le jour depuis une trentaine d’années et des réseaux de coopération internationale se construisent. Ils réactualisent les principes de l’associationnisme et du coopératisme et les étendent à des secteurs nouveaux : l’éco-construction, le logement coopératif, les monnaies locales, l’agriculture paysanne, la production d’énergie renouvelable, les transports alternatifs. La crise suscite de nouvelles expériences, sous la forme de reprises d’entreprises en faillite, d’occupations de friches, de recyclage des déchets, d’occupations de terres. En se reliant, ces initiatives desserrent l’étau et ouvrent la possibilité d’un autre avenir.

Pour que le temps du temps du monde fini soit aussi celui de nouvelles promesses.

1 Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Éd. Gallimard, Paris, 1983, p.107.

2 Simone Weil, L’enracinement, Éd. Gallimard, Folio Essais, Paris, 2007, p.63.

3 Simone Weil, Écrits de Londres et dernières lettres, Éd. Gallimard, Collection Espoir, 1957, p.26.

1 Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Éd. Gallimard, Paris, 1983, p.107.

2 Simone Weil, L’enracinement, Éd. Gallimard, Folio Essais, Paris, 2007, p.63.

3 Simone Weil, Écrits de Londres et dernières lettres, Éd. Gallimard, Collection Espoir, 1957, p.26.

Geneviève Azam

Geneviève Azam est économiste à l’université Toulouse II, et membre du conseil scientifique d’Attac.

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