Le placement d’enfants : aide ou contrainte pour leurs parents ?

Régis Sécher

p. 50-53

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Régis Sécher, « Le placement d’enfants : aide ou contrainte pour leurs parents ? », Revue Quart Monde, 217 | 2011/1, 50-53.

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Régis Sécher, « Le placement d’enfants : aide ou contrainte pour leurs parents ? », Revue Quart Monde [En ligne], 217 | 2011/1, mis en ligne le 01 octobre 2011, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5132

Le placement des enfants dans les familles en situation de pauvreté est devenu banal. Bien qu’il soit vécu dans des logiques différentes, la souffrance des parents est énorme. Être reconnus en tant que parents, faire respecter ses droits, conserver estime de soi et dignité devient alors une lutte incessante.

En France, les enquêtes sociologiques s’accordent toutes pour constater l’existence d’une forte corrélation statistique, 80 % au minimum, entre appartenance sociale et placement d’enfants. Dit autrement, la grande majorité des parents d’enfants placés appartiennent aux couches sociales défavorisées et plus personne ne conteste l’existence d’un lien entre pauvreté et mesures dites d’assistance éducative. Toute la question est de définir la nature de ce lien. S’agit-il d’un lien de causalité ? Les études menées dans cette direction infirment cette hypothèse, la pauvreté n’étant jamais invoquée comme cause d’une mesure de séparation. Alors comment expliquer pourquoi les pauvres mettraient plus que les nantis leurs enfants en danger ?

Une souffrance énorme

Constatant l’absence d’études universitaires à propos des familles d’enfants placés, j’ai mené une recherche visant à tenter de comprendre comment ces parents vivaient leurs situations. Lors des entretiens, une première constatation s’imposa d’emblée : l’omniprésence du thème de la souffrance, celui-ci étant décliné sous de multiples formes. Un premier examen du contenu des récits permit de repérer deux grands types de souffrance : d’abord, celle liée à la séparation : « J’ai énormément souffert. Même pour le dernier. J’ai été très, très mal pendant longtemps... Une souffrance énorme » (Mme C). Ensuite, la souffrance découlant du sentiment d’être socialement déconsidéré, d’être durablement stigmatisé : « Surtout qu’on vous dit, on vous le fait sentir, que vous n’êtes pas bonne, néfaste, bonne à rien, vous êtes une merde ! » (Mme J). La plupart des parents d’enfants placés, y compris ceux qui ont demandé ou accepté le placement, ont le sentiment d’être jugés négativement, considérés comme de « mauvais parents ». Quand ce discrédit se conjugue avec le sentiment d’être rejeté du fait de son appartenance aux populations démunies, ces personnes sont alors objet d’une double disqualification. Or, nous savons désormais que des conditions d’existence dégradées peuvent entraîner une souffrance sociale définie comme « caractérisant un mal-être provoqué à la fois par l’insuffisance de moyens matériels et l’absence de considération ». La plupart des parents d’enfants placés sont précisément dans cette situation : la souffrance qu’ils expriment comporte plusieurs dimensions et ne peut objectivement être réduite aux seules pathologies de la relation.

Un examen plus approfondi des propos de mes interlocuteurs révéla parallèlement qu’ils ne vivent pas de la même manière cette mesure. Leurs opinions divergent même radicalement : certains acceptent le placement et d’autres le refusent. Les avis sont si bien partagés que le corpus se divise en deux parts quasiment égales. En analysant dans le détail les logiques de chacun des récits, quatre types de vécus spécifiques apparaissent.

Aidés ou sanctionnés ?

Du côté des parents révoltés parce qu’ils considèrent cette mesure injustifiée, deux types de points de vue sont à distinguer. Dans le premier groupe, ils ont le sentiment, soit d’avoir été trompés, soit d’être victimes d’une grave injustice et ils insistent sur le caractère arbitraire de la décision de placement : « Oui, j’ai demandé de l’aide. Et puis au lieu de m’aider, moi j’ai l’impression qu’on a été mis sur la touche. Moi j’ai vécu tout ça comme une trahison » (Mme Y’). Dans le deuxième groupe, les parents considèrent eux aussi que le placement est aujourd’hui injustifié mais ils admettent qu’à l’origine, la mesure pouvait être légitime. Parce qu’ils estiment que sa prolongation est infondée, ils jugent la poursuite du placement totalement abusive : « Il y a beaucoup de personnes qui ont des crises conjugales et on ne leur enlève pas les enfants pendant trois ans de suite ! Pour moi c’est de l’abus total ! » (Mr Y). Ce qu’ils expriment fortement, c’est qu’au lieu d’être aidés, ils sont sanctionnés. Ils insistent pour expliquer qu’il y a erreur d’appréciation et que d’autres solutions sont envisageables. Ils ne nient pas pour autant qu’il y ait eu des difficultés mais ils considèrent que le placement n’est pas ou n’est plus nécessaire.

Certains résignés, d’autres soulagés

Concernant les parents qui, à l’opposé, ont en commun de ne pas contester le placement, là également, deux types de vécus sont à distinguer. Le troisième groupe est composé de parents qui considèrent le placement comme inévitable et qui développent un discours de résignation. Ils ne contestent pas la légitimité de la mesure tout en soulignant qu’ils n’ont pas eu le choix : « Moi si j’avais pu, j’aurais évité ça. Je n’ai pas été tellement d’accord du placement de mes filles, mais j’ai été obligé de suivre. Si je les avais gardées ici, moi, aujourd’hui, je serais en prison » (Mr B). Ces parents constituent la population la plus précarisée du corpus. Leur histoire de vie est très fortement marquée par la grande pauvreté et son cortège de malheurs : « Nous, on vivait dans une baraque où les toilettes étaient dehors... Moi, chez mes parents, on s’habillait avec ce qu’on trouvait » (Mme S). Le placement de leurs enfants s’inscrit comme un évènement tragique parmi beaucoup d’autres, dans « une vie de misère ». Dans leur récit, ces parents témoignent d’une piètre estime d’eux-mêmes : ils mettent en avant leurs incapacités et leurs lacunes. Leur résignation se vit sur un mode particulier qui conjugue nécessité et chagrin. Le quatrième groupe est constitué soit par des parents qui ont demandé le placement de leurs enfants : « Nous, le placement s’est fait de notre propre chef... Et puisque j’avais le droit ! » (Mr E), soit par des personnes qui ont admis avec le temps le bien fondé de cette mesure : « Il faut reconnaître que ces placements sont justifiés. C’est vrai que maintenant avec le recul, si je ne m’étais pas torché la gueule, j’aurais pu les garder » (Mr P). Ces parents qui mettent en avant leurs responsabilités font une analyse positive du placement : même lorsqu’il n’a pas été choisi, il n’est pas ou plus vécu comme une contrainte. Dans ce dernier groupe, le point commun, c’est que toutes ces personnes acceptent le placement et le trouvent aujourd’hui justifié. Elles en admettent la légitimité et ont à cœur de se distinguer des parents qui n’acceptent pas cette mesure : « Il y a parents et parents, comme on dit ! »

Tous dans une lutte pour être reconnus

C’est en m’appuyant sur le paradigme de la reconnaissance, développé notamment par Axel Honneth1 et Paul Ricoeur2, que j’ai analysé ces différentes façons de vivre le placement. Chacun des groupes définit de façon spécifique ses attentes de reconnaissance : les parents les plus démunis aspirent avant tout à préserver les liens d’attachement avec leurs proches ; ceux qui s’estiment victimes d’une injustice revendiquent d’être respectés dans leurs droits ; et enfin, ceux qui acceptent le bien-fondé de la mesure souhaitent pouvoir s’intégrer et bénéficier d’une certaine estime sociale. Sous des formes spécifiques, chacun des parents que j’ai rencontrés lutte à sa manière pour être reconnu.

Cette lutte est-elle légitime ? [...] Quel que soit le point de vue qu’ils portent sur le fonctionnement du système, sans exception, tous les parents rencontrés jugent indispensables les mesures de protection de l’enfance. Ils reconnaissent tous la nécessité d’éloigner un enfant de ses parents quand ceux-ci ne sont plus en capacité de le protéger. Pour ceux qui contestent le placement, c’est l’évaluation de leur situation par les autorités socio-juridiques qu’ils critiquent. Ils considèrent que leur point de vue n’a pas été assez pris en compte et souhaitent qu’un débat réellement contradictoire puisse avoir lieu.

Constatant alors que ce n’est pas une remise en cause des principes de justice visant la protection des plus faibles mais bien l’évolution des pratiques permettant une meilleure appréhension de l’intérêt des familles qu’ils revendiquent, par leur combat pour la reconnaissance, ces parents œuvrent à l’accroissement du respect des libertés individuelles. Concernant le deuxième critère, à savoir la création de nouveaux droits permettant une meilleure intégration de tous les individus dans la société, la reconnaissance de la légitimité du combat des parents d’enfants placés est-elle utile ? Si nous inversons la proposition, la stigmatisation des parents qui connaissent des difficultés sur le plan éducatif est-elle socialement pertinente ? Du point de vue de l’intérêt de l’enfant, la déconsidération sociale de leurs familles d’origine a des effets néfastes attestés par toutes les études menées à ce sujet. Or, c’est justement au nom de l’intérêt de leurs enfants que les parents que j’ai rencontrés estiment important que leurs droits soient respectés. De ce point de vue, leur lutte pour refuser les représentations sociales humiliantes dont ils sont victimes me semble aller dans le sens d’une société plus juste.

Dans une dignité de tous les acteurs étroitement mêlée

Plutôt qu’une causalité directe entre pauvreté et placement d’enfant, c’est donc un lien étroit entre difficulté éducative et déficit de reconnaissance qui apparaît. Plus qu’une question de compétences, c’est bien d’estime dont le parent a absolument besoin pour éduquer son enfant. Cette estime est à la fois estime de soi et estime d’autrui, l’une et l’autre se nourrissant mutuellement. Du fait de l’importance accordée aujourd’hui à l’éducation, devenir parent est un moyen privilégié de pouvoir être socialement reconnu, notamment pour les populations précarisées. Éduquer un enfant nécessite bien entendu des ressources de diverses natures mais également l’autorisation morale et juridique que chacun se donne et qui lui est donné, de le faire.

L’instauration préconisée dans les nouveaux textes législatifs d’une réelle collaboration entre parents et professionnels semble loin d’être généralisée. Pour qu’un dialogue constructif puisse émerger, il est nécessaire que les positions respectives ne soient pas totalement asymétriques. Les relations entre usagers et professionnels ont beaucoup de mal à se départir des logiques de hiérarchie des savoirs et des compétences. Les relations interpersonnelles sont évaluées par les parents à l’aune des rapports de reconnaissance : plus ces relations sont vécues comme respectueuses, plus elles sont décrites comme étant aidantes. Ces relations peuvent très bien comporter un aspect conflictuel sans pour autant qu’elles soient considérées négativement : c’est bien le critère du respect et de la considération mutuelle qui est ici déterminant.

C’est parce qu’aujourd’hui, au regard des normes en vigueur, exercer pleinement ses prérogatives parentales nécessite d’en être reconnu digne, la limitation de celles-ci par une mesure de placement entraîne généralement une atteinte profonde, plus ou moins durable, de l’estime de soi. Pourtant, en enjoignant les institutions de protection de l’enfance non seulement de respecter les droits des parents mais de tenter au maximum de les associer à l’éducation de leurs enfants, en France, le législateur suggère implicitement que la protection de la dignité des uns ne peut se faire aux dépens de celle des autres…

1 A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Éd. du Cerf, Paris, 2002, 230 p.

2 P. Ricoeur, Parcours de la reconnaissance, trois études, Éd. Stock, Paris, 2004, 386 p.

1 A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Éd. du Cerf, Paris, 2002, 230 p.

2 P. Ricoeur, Parcours de la reconnaissance, trois études, Éd. Stock, Paris, 2004, 386 p.

Régis Sécher

Éducateur spécialisé, Régis Sécher est formateur et conférencier, docteur en Sciences de l’Éducation, et responsable régional de l’Association Régionale des Instituts de Formation en Travail Social (ARIFTS), Pays de la Loire. Il a été également chef de service dans une structure de placement familial. Il est l’auteur de Reconnaissance sociale et dignité des parents d’enfants placés. Parentalité, précarité et protection de l’enfance, Éd. L’Harmattan, 2010, 203 p.

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