Souvenir de voyage

Albert Longchamp

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Albert Longchamp, « Souvenir de voyage », Revue Quart Monde [Online], 217 | 2011/1, Online since 05 August 2011, connection on 20 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5134

Participant au Congrès mondial de l’Union catholique internationale de la presse (UCIP), à Ouagadougou (Burkina Faso) du 12 au 19 septembre 2010, l’auteur se rend avec ses collègues sur le site émouvant de Manéga, cité agricole à cinquante de kilomètres de la capitale, qui abrite un musée représentatif des traditions ancestrales de la région...

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Joseph Wresinski

Quelles ne furent pas ma surprise et mon émotion de découvrir en ce lieu la Dalle africaine sacrée, vaste monument qui épouse la forme géographique du continent noir1, inauguré le 12 février 1996, jour anniversaire de la naissance du père Joseph Wresinski ! C’est en lisant la mention du fondateur d’ATD Quart Monde, scellée au pied du parvis, que je compris le rapprochement entre la Dalle africaine et son homologue du Parvis des libertés et des droits de l’homme à Paris! Comment ne pas être bouleversé quand on est resté si longtemps ignorant de cette initiative, due à Frédéric Titinga Pacéré, célèbre avocat burkinabé, qui nous expliqua en personne le sens de la présence, en pleine brousse, des intuitions et des combats du père Joseph.

Quand « Jojo » nous rudoyait…

À cet instant me revint le souvenir de ma première rencontre avec Joseph Wresinski, un dimanche d’août 1960, à Noisy-le-Grand. Je n’avais pas vingt ans. Avec quelques étudiants venus de Suisse, nous avions mis sur pied des vacances alpines pour les enfants d’un bidonville de la proche banlieue parisienne. L’« accueil » du père Joseph fut tout sauf chaleureux ! « Albert, demain tu seras à La Campa, ça te fera les pieds ! ». Le bidonville de La Campa jouxtait le Parc de La Courneuve. Nullement découragé, je suis resté de longues années durant en relation avec « Jojo », le surnom donné au Père lors des affrontements - fréquents - où il rudoyait nos certitudes.

Retrouver « Jojo » à Manéga ! Quelle grâce ! La « Dalle », d’une surface d’environ mille mètres carrés, est surmontée du monument portant, en français et en mooré (première langue nationale du Burkina Faso), la célèbre phrase gravée sur le sol de la Place du Trocadéro : « Là où des Hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les Droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré ». À Manéga, on découvre aussi cette autre conviction du père Joseph : « Chaque homme porte en lui la chance l’humanité ». Ces mots traduisent la pensée profonde de ce prophète incommode et irremplaçable, de ce lutteur dressé contre l’injustice de la misère… un fléau encore bien présent en terre africaine ! Ouagadougou elle-même, la capitale, où les demeures luxueuses jouxtent des terrains vagues surpeuplés, en est un exemple parmi d’autres…

Un jour, les pauvres entreront dans la danse

La « Dalle africaine » se distingue de son inspiration  parisienne grâce à la symbolique émouvante qui lui est propre. Sous le sol du parvis est déposée de la terre issue de vingt-quatre pays. On y trouve bien sûr un prélèvement de la tombe du père Joseph à Méry-sur-Oise, mais aussi, gorgée de mille souffrances, de la terre extraite de la Maison des esclaves sur l’île de Gorée, de la cellule d’incarcération de Nelson Mandela, ou encore d’une fosse où furent jetés les restes de centaines de victimes du génocide rwandais en 1998.

L’Afrique  montre ici qu’elle ne veut pas baisser les bras. J’en veux pour preuve une dernière image de ce jour mémorable. À l’occasion de notre visite, des milliers de villageois nous entouraient, à distance, tandis qu’un somptueux buffet champêtre attendait leurs hôtes. Soudain, l’orage ! Tombant d’un ciel noir, des trombes d’eau contraignent spectateurs, convives, danseurs, joueurs de flûte et de tambourins à courir aux abris. Les nuages dissipés, la danse reprit ses droits, les pieds nus dans la boue ! Je m’avançai, presque seul, pour profiter du spectacle au plus près de ses acteurs. Quelques bambins m’ont rejoint, d’abord timidement, suivis par des adolescents plus audacieux et des adultes qui, eux, finirent par m’ignorer et me reléguer au dernier rang… Ne voyant plus rien de la scène sinon des têtes bouclées, j’étais… ravi! Oui, sincèrement ! Quelle somptueuse image : un jour, les pauvres, oubliés de la croissance, entreront dans la danse, et passeront devant nous en chantant leur libération.

Albert Longchamp

Albert Longchamp, jésuite à Genève, journaliste, ancien chroniqueur à Témoignage Chrétien.

CC BY-NC-ND