La beauté n’est pas un luxe

Martin Steffens

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Martin Steffens, « La beauté n’est pas un luxe », Revue Quart Monde [En ligne], 218 | 2011/2, mis en ligne le 05 novembre 2011, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5159

Contre le premier mouvement de notre esprit, il faut affirmer que la beauté n’est pas un luxe. Par trois de ses caractères (elle est nécessaire à l’homme, gratuite et vulnérable), la beauté est même tout particulièrement destinée aux plus pauvres, dont elle partage la condition.

Parmi les facteurs des régulières « émeutes de banlieues » françaises, l’un d’entre eux est passé sous silence. On parle avec raison du fort taux de chômage, des discriminations et des difficultés d’intégration. On devrait aussi parler de l’absence de beauté : excroissances de villes dont elles n’ont gardé que l’aspect fonctionnel, c’est-à-dire ni l’âme, ni l’histoire, ni le charmant dédale, les cités HLM sont si laides qu’on ne peut s’y sentir autrement qu’en terrain hostile. Elles sont des « zones », plutôt que des « lieux », dont la froide géométrie, dénuée de toute harmonie, rappelle ces autres zones, industrielles ou commerciales, où nul n’aurait idée d’élire domicile. Si les zones, au contraire des lieux, se ressemblent toutes, c’est que, partout où elles sont, elles sont « nulle part » – c’est-à-dire la part dont personne n’a le partage. Quand on pénètre la banlieue de Paris, de Metz, ou de Lyon (pour ne parler que des villes françaises), l’âme humaine semble se rétracter. On est pris de l’envie de fuir, ou de tout saccager. Sans excuser les actes qu’elle suscite, il faut donc prendre au sérieux la haine qui tiraille les entrailles des « jeunes de banlieue » : la laideur est un affront. Celui-ci leur est fait, souvent, en toute bonne conscience : car cela fait longtemps, déjà, que la beauté est mise au second plan.

Un besoin de l’âme humaine

Au génie d’un peintre tel que William Bouguereau1, qui fut dès la fin du dix-neuvième siècle unanimement méprisé pour son classicisme, les milieux dits « cultivés » préférèrent des peintres illisibles, narcissiques et expérimentaux. L’admiration passa des œuvres aux artistes eux-mêmes. Ben, de son vrai nom Benjamin Vautier2, parachève symboliquement ou symptomatiquement ce mouvement qui finit par considérer l’œuvre d’art comme l’expression d’un artiste au lieu que l’artiste soit pensé et vécu comme passage pour un peu de beauté : la signature, qui n’apparaît pas sur l’art iconique, dans l’œuvre de Ben se suffit à elle-même. La beauté ? Non merci, dit la classe cultivée : elle n’est jamais qu’un luxe.

Or elle est, pour le dire avec Simone Weil, l’exact contraire d’un luxe : « un besoin de l’âme humaine3 ». Ne pas satisfaire un besoin, c’est être en danger de mort. Simone Weil l’appelle « l’ordre », parce que l’écoute d’un chant, la contemplation du ciel étoilé ou de La Jeune bergère (pour rester auprès de Bouguereau) non seulement offrent un repos pour l’âme, invitée soudain à habiter sa propre demeure, mais incitent chacun à mettre, dans sa vie comme dans celle de sa Cité, l’ordre qui rend possible une vie authentiquement humaine. L’art, en effet, nous montre une force (celle du marbre ou de l’artiste qui le sculpte) domptée en vue d’une œuvre d’autant plus précieuse qu’elle est plus fragile : l’art est toujours un gain de raffinement, donc de vulnérabilité. L’art est en outre la preuve que les différences, de tons ou de couleurs, peuvent cohabiter sans se nier, s’enrichir les unes des autres, dans un équilibre, par essence instable et dynamique, que l’oreille prêtée ou l’œil attentif recréent sans cesse, dans la joie esthétique. Dompter la force en vue de plus fragile et combiner les différences : toute la politique est là.

La beauté est gratuite ...

Non, la beauté n’est pas un luxe. Comment le serait-elle, elle qui est par essence gratuite. « Plaisir désintéressé » dit Kant à son sujet, parce que le plaisir pris à la beauté d’une chose la laisse intacte, pure du désir de mettre la main sur elle. L’œuvre dont on admire la beauté est soustraite à sa possible consommation. « On touche avec les yeux » prévient le gardien de Musée. Par là, les œuvres survivent à nos admirations. Le coup de cœur est doux : il n’abîme rien. Si l’entrée dans les musées nationaux est gratuite en Angleterre, c’est peut-être pour honorer la gratuité du lien qui unit l’œuvre et son spectateur : cinq cents badauds se seront arrêtés aujourd’hui, devant ce tableau de Turner ou de Claude Le Lorrain ; peut-être mille. Qu’importe : il n’en sera pas plus usé. Le tableau s’offre, ouvert, à la contemplation du regard ; lequel regard s’ouvre mais ne se referme pas. La musique et la peinture, le ciel et ses étoiles n’appartiennent à personne. Et pour cette raison, ils appartiennent à tous : à tous ceux qui, de leur écoute ou de leur regard, rendent hommage à leur beauté.

Il est en effet des choses qu’on ne possède que dans la mesure où l’on se refuse à toute possession : ainsi en est-il de l’amour ou du bonheur, de la vie même. Qui veut tomber amoureux ne le peut : on ne « tombe » pas volontairement. Qui veut à tout prix être heureux se ferme à la grâce de l’instant. Qui veut sauver sa vie la perd. De même la beauté : elle ne se prend pas, mais se reçoit. Et pour cela exige la plus entière pauvreté. C’est l’histoire de ces deux familles, l’une la plus riche, l’autre la plus pauvre du village. L’aîné de chacune d’elle vient d’avoir sept ans, l’âge auquel un homme parle à son fils. Le dimanche, au petit matin, le chef de chaque famille se prépare à partir en promenade, pour confier à l’enfant les mots qui font grandir. Soucieux de nourrir le petit bétail, le père de la famille la plus pauvre sort, la main sur l’épaule de son fils, alors que déjà le père de la famille la plus riche et son fils atteignent, par le petit chemin, la colline qui surplombe le village. Le village s’éveille à peine. « Regarde, mon fils. Un jour tout cela sera à toi » : telle est la parole du père à l’enfant. En redescendant de la colline, ceux-ci croisent et saluent le père et le fils de la famille la plus pauvre qui, à leur tour, grimpent en silence le petit chemin qui mène à la colline. Arrivés au même endroit, ils s’arrêtent et contemplent tous deux le village dont les contours, doucement, émergent de la brume, dans la splendeur du soleil naissant. Le père dit alors à l’enfant : « Regarde, mon fils ».

A l’un, la possession. A l’autre la beauté. Le premier lègue à son fils un projet, une ambition. Mais aussi passe-t-il à côté de cet instant de communion. A la famille pauvre, ne pouvant posséder, revient au contraire le goût de ce qui s’offre, ici et maintenant, gratuitement : « Regarde, mon fils ». Père et fils possèdent ce qui se soustrait à toute possession : la beauté les unit dans ce présent (ce don, cet instant) qui dit plus que toute déclamation, qui promet plus que tout programme. Le fils sent que son père est là, avec lui. Dans son invitation à contempler, il lui donne pour tâche de protéger ce qui meurt de notre inattention. « Regarde, mon fils », c’est-à-dire, au fond : garde, protège, offre ta force à ce qui, sans notre soin, dépérirait. C’est le veau qui vient de naître. C’est ta petite sœur. Ce sont nos voisins, qui s’isolent dans l’indifférence générale. « Regarde » : être sensible à la beauté, c’est être le gardien de son frère. Il y a dans cet instant de communion esthétique la plus belle leçon.

... et ne promet rien d’autre qu’elle-même

Les plus pauvres ont besoin de beauté et, parce qu’elle ne se donne qu’en dehors de toute prise, elle leur est destinée. Avec eux, enfin, elle partage la douloureuse condition de se proposer à l’attention des hommes, sans s’imposer jamais. La beauté est un mendiant. « Combien de fois la clarté des étoiles, le bruit de la mer, le silence de l’heure qui précède l’aube viennent-ils vainement se proposer à l’attention des hommes ? » demande Simone Weil4. Combien de fois, pourrions-nous demander, plus pauvre que soi espère ce regard qui, discrètement, demande : « Dis-moi ce qui ne va pas et quel est ton tourment » ? La beauté, comme l’homme pauvre, ne promet rien qu’elle-même : nous n’en pouvons rien retirer, aucun profit matériel, que la rencontre. C’est pourquoi, contre d’autres mobiles plus puissants, comme l’argent ou la réussite, l’ambition ou les plaisirs, la beauté et l’homme pauvre sont donnés perdants. Lorsque le violoniste virtuose Joshua Bell, un matin d’hiver, interpréta dans le métro de Washington la Chaconne de la deuxième Partita pour violon seul de Bach, il passa presque inaperçu5. Mais quand, en novembre 2009, des publicitaires français projetèrent de distribuer des billets de cinq à cent euros, place Joffre à Paris (à la faveur d’un grotesque jeu de mots sur le nom du général « J’offre »), cette fois-ci, ce fut l’émeute. La belle exécution de Bach n’arrête pas les gens pressés. L’argent, lui, promet et permet tout, de tout conquérir. Il ne donne rien de lui-même (que nous sert le billet de cent euros en plein désert ?) mais fait miroiter en lui l’infini de ce que l’homme pourra alors soumettre à son appétit.

La faiblesse de la beauté, c’est de se donner elle-même. Elle ne peut rien qu’elle-même. Cette faiblesse a une force : elle invite à la présence, à une présence récompensée peut-être, mais jamais comme on l’attend, et à condition d’avoir renoncé d’abord à y chercher son intérêt. La beauté ressemble à l’homme ou la femme pauvre, qu’il nous faut, ainsi que le voulait le père Joseph Wresinski, toujours d’abord rencontrer : ne pas secourir sans recevoir cet homme, comme il est, à partir de ce qu’il est, pour finalement recevoir de lui. Fragilité de la beauté, donc, à laquelle correspond le risque d’une relation authentique avec celui qui n’a rien à nous donner, que lui-même.

Conclusion : ne pas dépeindre

Nous avons commencé mais nous ne conclurons pas avec William Bouguereau, qui peint des êtres (anges, divinités, femmes et enfants) trop beaux pour être pleinement vrais. Mais avec Georges de la Tour : celui-ci peignait des pauvres hommes, cassés par la vie, usés par le travail et la souffrance. Pari difficile : comment oser une telle peinture ? Car la beauté est consentement à ce qui se donne à nos yeux. Trouver beau, c’est ne rien trouver à redire. La misère, au contraire, appelle l’indignation. N’y a-t-il donc pas quelque complaisance à allier beauté et misère ? Oui, si la beauté est conçue uniquement comme perfection formelle. Non, si la beauté est vécue d’abord comme la grâce de l’autre : peindre la pauvreté, c’est rendre à ces hommes leur éclat. C’est les rendre au Verbe d’où ils furent tirés et qui nous convoque à leurs côtés. Georges de la Tour ne peint pas des hommes pauvres, mais la rencontre avec ceux-ci. Il peint ce que cette rencontre libère de lumière. La peinture de la pauvreté, comme sa poésie (Le livre de la pauvreté et de la mort de Rainer Maria Rilke) ou son écriture (Les vies minuscules de Pierre Michon), a la pudeur de toute rencontre : elle ne décrit pas, extérieurement, elle ne dépeint pas – elle raconte l’au-delà des approches extérieures. Elle dit la richesse de la rencontre avec plus pauvre que soi. La beauté est le don de ceux qui, pleinement, consentent à l’autre.

1 Peintre français (1825, 1905), de style académique. Source Wikipédia.
2 Français d’origine suisse, né en 1935. Artiste majeur de l’avant-garde, membre de l’école de Nice, connu pour ses performances, installations
3 Cf. L’enracinement, chapitre 1, « Les besoins de l’âme ».
4 Simone Weil, « L’amour de Dieu et le malheur », Œuvres, Éd. Gallimard, Quarto, 2000, p.716.
5 Concernant cette expérience organisée par le Washington Post, voir le site du journal.
1 Peintre français (1825, 1905), de style académique. Source Wikipédia.
2 Français d’origine suisse, né en 1935. Artiste majeur de l’avant-garde, membre de l’école de Nice, connu pour ses performances, installations, peintures et écritures sur tous supports. Source Wikipédia.
3 Cf. L’enracinement, chapitre 1, « Les besoins de l’âme ».
4 Simone Weil, « L’amour de Dieu et le malheur », Œuvres, Éd. Gallimard, Quarto, 2000, p.716.
5 Concernant cette expérience organisée par le Washington Post, voir le site du journal.

Martin Steffens

Martin Steffens, agrégé de philosophie, enseigne à Metz en classes préparatoires au Lycée Georges de la Tour. Il vient de publier un livre : Petit traité de la joie : consentir à la vie, Éd. Salvator, coll. Forum, 2011.

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