Je suis venue pour peindre

Jacqueline Page

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Jacqueline Page, « Je suis venue pour peindre », Revue Quart Monde [En ligne], 218 | 2011/2, mis en ligne le 01 mars 2012, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5165

L’auteure transmet ce qu’elle a ressenti lors de son séjour à Bangui en République centrafricaine (2007) où elle a entrepris de décorer les murs d’un Centre de nutrition pour petits enfants accueillant des familles très pauvres. Elle dit notamment son émerveillement devant les capacités créatives des enfants, malgré les difficultés de leurs conditions de vie.

Le vert semble partout, d’une intensité moyenne, ni sombre, ni clair. Certains murs sont crème pourtant. Tout le bâtiment est peint dans ces coloris : deux salles d’accueil suivies d’un immense hall d’attente.

Les mamans sont assises sur les bancs de ciment adossés aux murs des salles et du hall. Bébés dans les bras, enfants sur les genoux, gamins et gamines dans les boubous ou les jupons, elles attendent un conseil, une orientation, un soin, une parole apaisante. Elles déshabillent ou rhabillent leurs bébés. Elles échangent des propos. Elles se rassurent entre elles. Des fillettes de six à huit ans, souriantes et graves, accompagnent leur petit frère ou leur petite sœur ; le papa et la maman étant au travail, au champ ou au marché. Le personnel soignant se reconnaît à sa blouse verte ou blanche.

Sinistre ? Pas vraiment. Les vêtements colorés ondoient de rire, de joie, d’impatience ou de crainte. Les enfants pleurent, jouent. Certains courent, d’autres n’en ont pas la force.

La vie s’exprime, triste ou joyeuse, malgré la malnutrition, la maladie.

Voilà trois semaines que je suis à Bangui avec l’équipe du Mouvement ATD Quart Monde. L’un des volontaires permanents inscrit sa mission dans le cadre des activités de soins d’un Centre de nutrition pour petits enfants, au Foyer de Charité. Ce Centre est installé près du grand marché de « Kilomètre cinq », proche de Kokoroboeing.

Je suis venue pour peindre. Cela peut sembler dérisoire au vu de tant de besoins, et pourtant, que faire devant autant d’urgences sinon offrir un peu de soi-même ?

Avec les peintres de l’École des Métiers d’Art de Bangui - où je me suis inscrite comme élève dans la classe de sculpture sur bois et où le directeur m’a demandé de donner des cours de peinture aux jeunes professeurs -, nous décidons d’entamer, en accord avec le personnel médical, la création de deux peintures murales, une dans chaque salle d’accueil du Centre.

A « Kilomètre cinq » nous achetons des petits pots de peinture glycérophtalique et quelques brosses. Auprès d’un jeune vendeur des rues nous nous procurons un litre d’essence. Ces matériaux pour bâtiments et véhicules sont les plus adéquats dans ces conditions de création. Ce sont ceux que les étudiants et les professeurs d’art utilisent ici faute d’autres moyens. Pour notre projet, nous les étalons sur des objets écrasés par les voitures, récupérés pour leurs surfaces planes. Le papier de fort grammage ou la toile serait du luxe !

Faire chanter sur les murs la joie et le courage

Blandine Feimonazoui, jeune peintre centrafricaine, engagée dans la lutte pour une juste reconnaissance de la femme dans son pays, donne de son temps et de son talent. Ensemble nous souhaitons faire chanter, sur les murs, la joie et le courage de ces mamans qui fréquentent le Centre.

Quelques semaines auparavant, j’étais venue pour me joindre à ces femmes, croquant et coloriant ces temps d’attente, la vivacité de ces instants, les formes dansantes de ces enfants et de leur mère, quelquefois de leur papa, ou encore d’un grand frère.

Carole Mbaya, quinze ans, m’a vue. Elle s’est d’abord assise pour m’observer, puis elle a pris un pinceau. D’autres enfants sont venus, des mamans aussi, des gardiens du Centre également. Chacun a voulu son portrait, en double, triple ou quadruple exemplaire. Chacun a ri de bien-être ou d’impatience. Des enfants ont voulu peindre.

Ces croquis ainsi réalisés vont servir de base aux peintures murales. Avec Blandine nous n’avions prévu aucune esquisse préparatoire. Nous espérions nous adapter aux imprévus, aux rythmes de ces lieux, aux bonheurs et aux drames de cette lutte pour la vie.

Je commence à peindre un homme assis sur une racine d’arbre parlant à une femme qui porte un enfant sur le dos. La maman est belle et stoïque. Blandine croque une mère de famille au travail, en hommage à la vie, à la force et au courage de toutes ces ouvrières. Blandine en est un exemple vivant : habillée de sombre, un bandeau noir dans les cheveux car elle porte le deuil d’un membre proche de sa famille, elle dessine car pour elle la vie continue. Carole arrive et prend place auprès de nous. Elle s’inspire d’un croquis qu’elle a réalisé en copiant mes gestes. Or elle n’avait jamais peint auparavant.

Marco, onze ou douze ans, parle avec véhémence en sango. Du doigt il montre la peinture, les pinceaux, puis sa poitrine... Nous lui faisons place. D’office il choisit un croquis qu’il détache de lui-même d’un carnet et, le geste assuré, devient maître de son tableau. Lui aussi n’a jamais touché un pinceau auparavant. Est-il régulièrement scolarisé ? Il donne tellement l’impression de vivre dans la rue ! Un autre enfant demande à participer. Je deviens animatrice. Je dessine et les enfants mettent des couleurs. Bientôt il n’y a plus assez de brosses ni d’espace sur les murs. Nous sortons alors avec parcimonie des crayons et du papier.

Les semaines se suivent, le scénario se reproduit. Les deux murs se terminent. Blandine et moi-même trouvons les raccords afin d’assurer une homogénéité aux réalisations des enfants. Pendant ce temps, Marco, de lui-même, entame un autre mur... La surprise passée, nous l’aidons à continuer, puis à s’arrêter de crainte de surcharger la salle de couleurs, mais lui aurait voulu continuer, toujours.

Impressionnante créativité

Voilà le projet est fini. Une fête est organisée : chacun chante et danse, boit et grignote. C’est l’heure des discours puis des adieux. Avec Blandine nous étions venues pour décorer. Les enfants ont peint. Le personnel, les mamans, les papas, Blandine, moi-même tous nous sommes encore impressionnés par tant de créativité spontanée.

Nos pensées s’envolent vers un nouveau projet : une suspension de mobiles. Il fait suite au travail que nous réalisons à l’atelier de peinture de l’École des Métiers d’Art. Une collaboration est en cours entre les peintres de l’école et des enfants vivant dans les rues et fréquentant l’association La Voix du Cœur. Ils réalisent des centaines de mini-créations en décorant des canettes et d’autres objets métalliques écrasés par les voitures et les camions. Elles vont être accrochées au plafond d’un auvent d’accueil au sein de l’association.

Alors que les artistes terminent certains détails, une tête de onze à douze ans apparaît. Marco a retrouvé notre trace. Venu seul à pied, il dit qu’il vit dans la rue, que personne n’est responsable de lui et qu’il veut peindre avec nous. Vient-il chercher auprès de nous une stabilité, une possibilité d’exprimer sa créativité et d’éprouver de la fierté ?

C’est le moment de suspendre les mobiles. Les enfants sont excités et empressés. Les mini-créations se balanceront au vent, protégées en partie par le toit et les claustras. Autant de souvenirs d’instants créatifs de bonheur et de fierté. C’est incroyable comment trois couleurs et un pinceau peuvent donner espoir et joie de vivre, estime et assurance.

Carole aurait voulu s’inscrire à l’École des métiers d’art. Elle avait le soutien du directeur car elle était jeune et talentueuse. Mais la réalité de vie de sa famille lui donnait la responsabilité de gagner de l’argent. Trois ans plus tard, Carole a dix-huit ans et est toujours proche du Mouvement ATD Quart Monde en République centrafricaine. Elle anime des bibliothèques de rue et des ateliers de création. Elle organise des échanges Tapori1 entre différents groupes d’enfants et avec le Mouvement en Suisse. Elle s’engage pour son pays. Régulièrement elle me fait parvenir des peintures.

Je n’ai plus de nouvelles de Marco. Mais, avant de revenir en France, avec des amis sculpteurs à « Kilomètre cinq », nous avons rencontré sa famille qui ne l’avait en fait jamais abandonné. Sa maman nous a dit son accord pour qu’il apprenne la sculpture avec eux. J’espère que sa créativité pourra ainsi trouver l’aide et le soutien nécessaires à son épanouissement et à son avenir.

Mais l’image la plus forte qui me reste de cette période est celle d’une petite fille. Manifestement très malade et au bout du rouleau, elle était venue pour chercher de l’aide au Centre de nutrition. Je l’ai vue en train de caresser de son doigt, en état de transe ludique, les peintures murales. La magie des couleurs la transfigurait :

Le Doigt

La fillette

Une robe de terre

Des cheveux fous

Une allure de bohémienne.

Et les larmes viennent

Les miennes

Le cœur se serre.

Les petits doigts crochus

Une envie de vomir

Terrible

Le sort s’en est allé ou a été jeté.

Cette enfant n’a pas le droit de vivre

Les jambes sont maigres

Les bras aussi

Le doigt est fort.

Il va et vient sur la peinture

Le monde s’arrête dans son tourbillon de mort

Le monde s’arrête dans cet arc-en-ciel du ciel

La petite dessine l’avenir

Elle caresse la peinture comme autant de nouveautés

À apprendre, à saisir, à s’abîmer de rêves.

La tension descend

Une suite est envisageable

Une bouffée de bonheur ?

Le sang se glace de nouveau d’espérance

Le geste est beau et ample et il continue.

Le doigt est acteur du divin.

Il imprègne le cœur d’un possible, possible. (Jacqueline Page, 2008).

Je ne sais pas ce qu’est devenue cette petite fille. Un état de lumière m’envahit, quelquefois des larmes, chaque fois que je pense à elle, me souvenant de cet instant où elle m’a fait comprendre que, même dans des conditions terribles, la créativité peut encore nous émerveiller et nous soutenir.

Un même esprit nous habite

Aller inventer et dessiner en République centrafricaine ne me posait pas de question de sens. J’étais revenue d’Haïti avec des dizaines de croquis qui montrent un peuple brillant, courageux et créatif. J’entends encore le cri de joie de Gilbert qui, lors d’une exposition interne, m’a remerciée de montrer la beauté de son pays, sa sagesse, sa sérénité, alors que la période avant les élections était trouble et que les tirs d’armes à feu se faisaient entendre régulièrement.

Dans la région de l’Oubangui-Chari2, mes certitudes paisibles ont volé en éclat. La violence de la misère était trop prégnante... Comment continuer à croire à la force de la création, aux chatoiements des couleurs, devant les décès récurrents de petits qui n’ont pas eu le nécessaire vital ? Le sentiment d’inutilité ou d’impuissance engendre parfois la colère. L’envie de retrousser vos manches vous tenaille sans arrêt. Mais par où commencer ?

Ce sont des amis et des enfants qui m’ont rappelé que si les aides matérielles et techniques sont indispensables, la quête de compréhension et le respect des vies spirituelles restent essentiels. Les croyances, les chants, les danses, les rythmes de toutes sortes, l’école, la lecture, les apprentissages sont déterminants pour aller de l’avant, pour rester fier, en tant qu’individu libre, et en tant que peuple responsable de son propre avenir.

Aujourd’hui, en France, j’anime des ateliers de peinture pour des personnes de différents milieux. Le retour est difficile. Certains des participants habitent les rues, pourtant je les trouve gâtés par la vie… Terrible ! N’est-ce pas ?

Mais en découvrant leur joie devant leur création, je suis sûre qu’un même esprit nous habite et que nous devons le nourrir, que nous soyons adulte ou enfant, en bonne santé ou malade, originaire de France ou de Centrafrique, de milieux modestes, pauvres ou riches.

Je réalise combien à travers la création, l’expérience de la paix et de la sérénité, qui existe en germe en chacun de nous, délivre sa puissance.

1 Courant d’amitié entre enfants de tous milieux à travers le monde, qui s’engagent là où ils sont pour que tous les enfants aient les mêmes chances.

2 Actuelle République centrafricaine.

1 Courant d’amitié entre enfants de tous milieux à travers le monde, qui s’engagent là où ils sont pour que tous les enfants aient les mêmes chances. Voir le site : http://www.tapori.org

2 Actuelle République centrafricaine.

Jacqueline Page

Artiste-peintre et volontaire d’ATD Quart Monde, Jacqueline Page partage depuis de nombreuses années sa passion et ses compétences avec des adultes et des enfants de milieux très défavorisés : à Paris, Bruxelles, Bangkok, Port-au-Prince, Bangui. Elle réside actuellement dans la Cité de promotion familiale de Noisy-le-Grand (France).

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