Ne dites pas que la danse est difficile !

Alain Crépin

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Alain Crépin, « Ne dites pas que la danse est difficile ! », Revue Quart Monde [Online], 218 | 2011/2, Online since 05 November 2011, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5170

L’auteur met en lumière le rôle de la danse dans sa longue recherche d’un équilibre social, mental et physique.

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Arts, Culture

Déambulant du matin au soir dans une marche interminable sans trop savoir où aller ni quoi faire, mon corps souffrant du froid, dans l'incertitude, l'angoisse, la faim, je pris cette rue dans le 9ème arrondissement de Paris en ce mois de février 1970. Voyant un renfoncement dans une porte cochère, je m'y abritai. J'étais désespéré, au bout du rouleau. Cette journée vécue dans une précarité extrême fut pour moi d'une  importance capitale.

Mon destin fut lié à la rencontre de cette personne qui m'adressa la parole, puis m'offrit un café. Tandis que bien assis au chaud pour quelques minutes dans la grande salle du rez-de-chaussée, ses deux mains apaisantes réchauffaient les miennes, ses yeux lumineux me firent comprendre que je « devais » croire encore en moi, et plus encore dans les autres.

Ce lieu que je  découvris pour la première fois, j'appris plus tard que c'était la Délégation parisienne de l'association ATD Quart Monde, créée par un homme de grand cœur : Joseph Wresinski, prêtre, qui avait lui-même connu avec sa famille la grande pauvreté.

Sa démarche m’a plu tout de suite, parce que je ne suis pas pour « donner le poisson » mais pour « donner la canne à pêche »

Un monde privilégié et méconnu

J’ai connu des moments difficiles à cause d’accidents de la vie, mais il y a toujours eu quelqu’un qui m’a regardé en tant qu’être humain et qui m’a fait comprendre que dans cette société, j’avais ma place.

Ces personnes m'ont poussé, moi aussi, à apporter ma pierre dans cette construction d'humanité et de solidarité.

Un jour de 2003, j’ai lu dans le journal un article d’un chorégraphe qui expliquait que la danse était à la portée de tout le monde. Il faisait une réunion pour en discuter au théâtre du Merlan à Marseille ; alors j’y suis allé, par curiosité. Thierry Niang1 proposait à des personnes disposant de temps, de participer à des stages gratuits pour « non professionnels » dans des domaines artistiques tels que le théâtre et la danse.

Cela va faire huit ans maintenant que je fais partie de la troupe : une vingtaine de seniors y improvisent, sous sa direction, des ballets qui font l'objet de représentations en public. C'est devenu une passion que j'essaie de faire partager à des personnes de ma cité, de mon avenue... Je suis heureux quand je peux faire découvrir à des ami(e)s ce monde privilégié et méconnu.

Lors de la première rencontre, Thierry Niang nous a expliqué sa conception de la danse. Il nous a demandé ensuite comment nous voyions la danse… J’avais en tête ces images : le tutu, les barres parallèles, ... et cela a été complètement le contraire… Par la suite, nous avons souvent rigolé entre nous de ces premiers échanges.

Il y avait là des personnes de tous milieux, de toutes confessions : une ancienne institutrice à la retraite, de 89 ans, qui est une femme curieuse et qui a dit : «  Moi, je vais essayer », et qui maintenant ne peut plus s’arrêter… Il y avait une autre femme, ancienne chauffeur de bus. Il y avait une femme expert-comptable à la retraite, et puis un homme qui a fait des marathons à New-York, à Paris, etc.

Le chorégraphe nous a proposé de venir à un atelier « pour voir ». Je suis allé à cet atelier où chacun de nous a découvert que cela lui plaisait, et que nous avions chacun un trésor, une richesse cachée en nous. Nous avons essayé de danser d’abord dans un atelier de trois-quarts d’heure. Ensuite, progressivement, nous avons continué, jusqu’au jour où il nous a dit : « Bon, maintenant on va préparer un premier spectacle. »

Danser, c’est prendre un risque

J’avais une curiosité mais aussi un doute. Je me disais : « Qu’est-ce-que je vais faire ? Comment y arriver ? »

Il nous a proposé un spectacle composé de duos de danseurs. Il a fait venir de jeunes danseurs professionnels, et chacun d’eux devait choisir une personne de notre « groupe d’anciens »… Mais chacun pouvait dire : « Non,  je ne me sens pas de danser avec toi… »

Dans notre duo, pendant les exercices, je m’exerçais d’abord à danser avec un tabouret. Au cours du premier spectacle en public, subitement, j’ai eu un flash, sans aucune préparation. Au moment où je dansais par terre, j’ai eu en un éclair l’image d’un goéland blessé. J’avais ce film2 chez moi, et je me suis mis à faire le goéland blessé ! Thierry, le chorégraphe, n’a rien dit, il m’a laissé faire. Le jeune professionnel qui dansait en duo avec moi a compris que mon imaginaire avait pris le dessus, et il m’a suivi ; il a fait l’oiseau qui m’accompagnait et on est sorti du plateau, on est passé derrière le rideau en volant tous les deux. Thierry m’a dit alors : « Tu sais, c’est magnifique ce que tu as fait. Je regardais les gens, et ils pleuraient … Dix-huit minutes, tu m’as fait cela pendant dix-huit minutes ! » Je m’étais laissé aller. C’est comme si j’avais le film devant moi et que je faisais à peu près la même chose.

La journaliste de la Provence3 responsable de la critique culturelle était là. Dans son article, le lendemain, elle a écrit quelque chose comme : « Alain, avec ce regard, ces yeux bleus, ces ailes majestueuses, qui est prêt à prendre son envol pour aller au plafond… » Mais moi, je ne me suis rendu compte de rien. Des amis m’ont dit : « Tu ne nous as même pas regardés... » Pour moi, le public ne comptait plus, non par mépris, mais parce qu’on est complètement dedans…

Voilà : c’est ça la danse. Il ne faut pas dire : « La danse, c’est difficile ». La danse permet d’exprimer ses émotions par des gestes simples. Si dans la tête il y a une musique, on ne peut en faire n’importe quoi… On se berce, on se caresse… La danse, c’est ni plus ni moins que de l’expression corporelle. Il y a tout un travail, une recherche. Notre troupe de danse, c’est un peu un laboratoire. On est comme des chercheurs sur la danse.  On est aussi des témoins : par exemple, je suis allé ensuite pendant une semaine rencontrer des personnes à l’Institut de gérontologie pour leur présenter notre travail. Je leur ai dit que le corps et l’esprit sont un, ce dont  beaucoup de gens ne se rendent pas compte… Beaucoup de gens disent : « Mais moi, je ne sais pas danser… » Je réponds : « On n’a pas besoin de savoir danser ! »  Ou alors, les gens me disent : « Moi, je sais danser avec un bon copain telle danse... » Je réponds : « Non. Cela, c’est de la danse de salon ; c’est le tango, le slow, etc. Ce n’est pas artistique !... »

La danse, cela fait six ans que nous la pratiquons et nous disons que «danser, c’est prendre un risque ».

La colonne vertébrale s’allonge grâce au mental

Il y a d’abord une préparation physique, c’est la découverte de son corps : l’être humain est sur ses jambes et sur ses pieds, mais au-dessus de sa tête, il est relié au cosmos. Quand on fait de la préparation physique, on imagine qu’on monte la tête jusqu’au plafond… Bien sûr, c’est dans le mental, mais notre colonne vertébrale s’allonge grâce au mental. L’être humain n’a pas de grande signification en lui-même. Il conduit des ondes d’en haut jusque dans la terre… C’est cette préparation qui est très importante pour découvrir son corps. Il n’est pas à part de nous ; c’est un bloc, un tout. C’est aussi très important de découvrir le corps de l’autre en le touchant. On est « un » même quand on est à deux… Il n’y a rien de malsain à cela… On est un personnage.

Je danse depuis six ans, et j’apprends encore. La danse, pour nous tous, s’arrêtera quand les jambes ne répondront plus…

Un nouvel équilibre social, mental, physique

La danse donne un équilibre, social, mental, physique, qui est difficile à décrire. « Social » : c’est-à-dire qu’on ne perd pas le sens de l’utilité de sa vie ;  on rencontre des copains et des copines. En plus,  on est soi-même créateur de quelque chose ; on va avoir le plaisir de la présenter à des gens, à un public, à des personnes qui vont poser des questions, s’intéresser... Si des questions lui sont posées, c’est que la personne n’est pas isolée. Dans un spectacle, chacun comprend ce qu’il a envie de comprendre. On est chacun acteur de sa propre vie. On est également metteur en scène avec le chorégraphe parce qu’il faut la mémoire pour retenir. Ce travail sur la mémoire a aussi un aspect thérapeutique sur le « mental ». De plus, il faut que la morphologie, les muscles, les nerfs, le « physique », jouent eux aussi.

Des personnes qui dansent et non des personnes en précarité

Dès le premier jour, tous les participants sont devenus « des personnes qui dansent », point. Et non des personnes en précarité. Toutes sont militantes dans certains mouvements, dans des associations ; elles ont leur famille, etc. ; elles sont des personnes à part entière. Quand nous sommes sur le plateau, on est « nous », tels quels, on est « nous » en train de danser ! Trop souvent, on fait ressortir cette précarité, qui, au lieu de servir la personne, la dessert… La précarité, je l’ai connue, mais je n’existe pas qu’à travers elle ; je la laisse à la maison ; à quoi cela me sert-il de parler de précarité ?

On se réunit pour travailler trois jours par mois, sauf quand on est en spectacle … On fait des mises au point, en visionnant le film des répétitions. Depuis les débuts, certains se sont découragés et sont partis. Nous sommes des êtres humains, avec tout ce que cela peut comporter… On n’a pas à savoir pourquoi… Ils arrêtent en général pour des raisons importantes… Mais on se voit en dehors du travail. On va au théâtre, on va à des expositions, on va au 17 Octobre4. Je suis heureux de participer à la Journée mondiale du refus de la misère, c’est cette philosophie qui m’a toujours attiré… La mendicité, je n’en veux pas… La précarité, je n’en veux pas… Ne pas laisser les gens à la rue dans la précarité, et refuser la mendicité, c’est la dignité.

Le rapport entre la danse et la dignité, c’est l’esprit. C’est s’exprimer. Lorsqu’on ne s’exprime plus, on perd sa dignité.

« Vous allez être estomaqués »

Le directeur de la grande école de danse Roland Petit 5nous a vus. Il a nous a invités à venir présenter le Sacre du Printemps au Palais National de danse à Marseille, là où viennent des danseurs de tous les pays... Nous étions vingt-six personnes à travailler pour nous approprier cette histoire et toute sa symbolique, à partir de la musique dirigée par Pierre Boulez qui a travaillé avec Stravinski pour créer cette musique en 1945. Nous avons présenté « notre sacre » à la fin de l’année 2010. Je disais aux gens : « Ce spectacle, venez le voir… Vous allez être estomaqués… Vous verrez l’aventure humaine que ça représente. On est vraiment ‘ensemble’ quand on danse comme cela… »

C’est sans doute également l’avis de partenaires comme la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles), qui nous apprécient et nous soutiennent.

Avec la troupe, on est aussi allé jouer à Paris, à Creil, dans la Drôme, à Saint-Martin-de-Crau, à Arles, … Le chorégraphe nous répète que nous ne sommes pas des professionnels, mais des amateurs aguerris à la danse, qui s’investissent à fond ; et pour lui, c’est ce qu’il y a de plus magnifique…

1 Thierry Thieû Niang, danseur et chorégraphe, travaille autant auprès d’artistes professionnels que d’enfants et d’adultes amateurs. A  travers de
2 Jonathan Livingston le goéland,  film américain de Hall Barlett, 1973.
3 Quotidien régional français (Provence Alpes Côte d’Azur).
4 Le 17 octobre 1987, l’Appel gravé sur le Parvis des droits de l’homme et du citoyen à Paris (France) inaugure la première Journée du refus de la
5 Chorégraphe et danseur français.
1 Thierry Thieû Niang, danseur et chorégraphe, travaille autant auprès d’artistes professionnels que d’enfants et d’adultes amateurs. A  travers de nombreux ateliers et résidences de travail et de création, il investit lieux publics - studio, théâtre, école, hôpital, maison d’arrêt - pour questionner le mouvement dansé et ses représentations.
2 Jonathan Livingston le goéland,  film américain de Hall Barlett, 1973.
3 Quotidien régional français (Provence Alpes Côte d’Azur).
4 Le 17 octobre 1987, l’Appel gravé sur le Parvis des droits de l’homme et du citoyen à Paris (France) inaugure la première Journée du refus de la Misère, reconnue en 1992 par les Nations unies comme Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté.
5 Chorégraphe et danseur français.

Alain Crépin

Militant associatif convaincu, Alain Crépin a tracé sa route au milieu de nombreuses difficultés. Il vit à Marseille.

CC BY-NC-ND