«C’est ma guitare qui me donne du courage»

Virginie Papeloux Charvon

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Virginie Papeloux Charvon, « «C’est ma guitare qui me donne du courage» », Revue Quart Monde [En ligne], 218 | 2011/2, mis en ligne le 05 novembre 2011, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5175

A Ouagadougou, une relation patiente se construit entre l’auteur et Parata, dont la vie est semée de difficultés. Ce dernier désire plus que tout apprendre à jouer de la guitare « pour que la peine ne tombe pas dans son cœur ».

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Janvier dernier, Parata et moi sommes en voiture. Nous revenons d’un rendez-vous manqué auquel Parata tenait beaucoup. Il est déçu. Il me parle de sa vie. Il me dit : « Ma vie ne devait pas être comme ça. Mais c’est Dieu qui a décidé et toute chose que Dieu veut est bonne». Et il ajoute : « Je vous parle et vous ne m’écoutez pas. Je veux apprendre à jouer de la guitare ».En effet, depuis le 17 octobre1 2007, Parata nous reparle régulièrement de cette journée où la célébrité Alif Naaba est venue jouer au CENASA2, pieds nus avec sa guitare acoustique. Parata se souvient : « Alif Naaba tapait la guitare avec cette chanson : ‘Enfant ne pleure pas, tous sont allés à l’école sauf toi’. La guitare, si je pense à ça avec tout le monde qui était là, avec la Ministre de la Promotion des droits humains qui était là, tout ça peut te faire avoir le courage. Pas un enfant qui va entendre ce morceau ne va manquer de courage. »

Ce jour-là, en voiture, je comprends que lorsque Parata nous parle d’apprendre la guitare il nous livre une aspiration très profonde. Pourquoi avoir attendu plus de trois ans pour prendre cela au sérieux ? Je repense à certaines étapes de la relation qui s’est tissée avec Parata.

Parata fait partie de ces jeunes qui ont contribué à bâtir la Cour aux cent métiers3, à Ouagadougou, à partir de 1983. Rencontré dans la rue enfant, il est aujourd’hui un homme. Il a perdu la vue et vit avec un « frère » dans un quartier d’Ouagadougou.

Nous sommes dans une société où cultiver les liens sociaux est une sécurité pour faire face à un quotidien parfois difficile. A cause de son handicap, Parata doit d’autant plus utiliser ce don qu’il a de bâtir des liens très forts, en parcourant chaque jour de nombreux kilomètres. En mai 2008, Parata s’est fait renverser une nuit par une voiture qui a pris la fuite. Sa jambe a été cassée, il a été immobilisé plusieurs mois et surtout il a perdu confiance. Il n’ose plus se déplacer autant, s’enferme dans son quartier et sa vie n’en devient que plus difficile.

Quelques mois avant son accident, Parata nous a expliqué qu’il a jadis appris à confectionner des chaises et lits picots4  et qu’il aimerait savoir s’il est toujours capable de faire ce travail. Il n’envisageait pas d’en faire une activité génératrice de revenus mais bien de savoir s’il en était encore capable. En équipe, nous sentions que se redécouvrir capable pourrait conduire Parata vers des chemins encore insoupçonnés. Pendant une semaine, un artisan du quartier, un El-Hadj très respecté, et Parata ont patiemment confectionné une chaise dans la cour de ce dernier. Les voisins passaient régulièrement admirer le travail, encourager Parata. A la fin de l’atelier, il nous a avoué que ses mains ont beaucoup souffert, qu’il est fatigué et qu’il ne pense pas pouvoir mener cette activité. Mais il était fier et il a offert sa chaise à son frère Bassirou qui vit avec  sa famille dans une  cour voisine où il vient chercher repos, discussions et nourriture. Dans son quartier, Parata était désormais considéré comme sachant travailler. Quant à nous, nous avions cru en lui, nous l’avions écouté. Peut-être notre relation s’était-elle encore approfondie à cette occasion ?

Alors qu’il peut être parfois tellement découragé par sa propre vie, Parata semble se réaliser en portant la préoccupation de ceux qui souffrent plus que lui : « Depuis 2000, ma vie chauffe. Je n’ai pas changé. Ce qui a changé, c’est que je ne dors plus au bord de la route. Si tu restes seul, ta misère ne changera jamais. Si tu marches seul, tu n’auras pas longue vie. Si je ne m’approche pas de quelqu’un, ma vie ne va pas aller loin. Ce n’est pas le handicap qui amène la mauvaise vie, c’est d’être seul, de ne pas pouvoir approcher quelqu’un, quelqu’un qui a une plus mauvaise vie que toi [pour le conseiller]. Je parle et je rigole avec les autres. En ça, je vois que j’ai changé. »

Parata prête une grande attention à ceux qui sont isolés. Lors de nos rencontres à la Cour aux cent métiers, il est capable de dire qui sont les absents, et sans cesse il encourage ceux qu’on n’entend jamais à prendre la parole. Parata nous a aussi fait part de sa préoccupation pour Bibiatou, une jeune maman qui, avec ses enfants, oscille entre la rue où elle retrouve tout son réseau de solidarité et sa maison dans son quartier où les relations avec le voisinage sont très difficiles. Parata m’a demandé de l’accompagner pour parler avec Bibiatou et la conseiller, ce que nous avons réussi à faire après plusieurs ratés. C’est en revenant d’un de ces rendez-vous manqués que Parata, si déçu, m’a fait sentir la place centrale qu’il souhaitait donner à la guitare dans sa vie.Pendant ce temps, Parata en parlait autour de lui, mais les gens lui conseillaient de jouer d’une petite guitare traditionnelle utilisée essentiellement par les mendiants. Ça, il le refusait.En janvier, nous avons donc décidé en équipe de suivre Parata dans cette aventure qui pourrait paraître un peu décalée – cela ne lui apporterait pas une vie matérielle moins précaire et qu’allait en penser son entourage ? – mais où la détermination de Parata à vouloir s’y engager devait nous guider.Mon co-volontaire Mahamadou et moi sommes partis rencontrer Parata pour lui dire qu’on était prêt à le suivre. Parata nous offre son magnifique sourire et nous dit qu’il va nous expliquer pourquoi il veut tant apprendre la guitare. Notons que ce n’est que lorsque nous avons dit à Parata que nous croyions en son rêve qu’il nous en a livré les motivations profondes. « Moi, je veux apprendre la guitare pour trois raisons. [Il se met à compter sur ses doigts] 1/ Je ne peux rien faire de ma vie dans l’avenir. 2/ Dans les églises, il y a des chorales. Je pourrais les accompagner à la guitare. 3/ Dans le Mouvement, c’est pareil. Le 17 octobre certains jouent du balafon ou du djembé. Ça apporte de la joie. Je pourrais jouer de la guitare. Aux rencontres de la Cour aussi ». Parata souhaite donc jouer de la guitare pour être utile à la communauté et y trouver un rôle.

Plus tard, Parata m’a expliqué : « La parole avec la musique, c’est quelque chose qui va ensemble. Quand tu prends la guitare et que tu parles de la parole de la vie, les gens sont concentrés, ils ne vont jamais oublier. Si j’ai la guitare, on va m’écouter. Je demande à Dieu que la guitare devienne comme de l’eau à boire. » Nous avons réfléchi avec lui aux conditions à réunir pour son apprentissage. Il préfère que les leçons se passent à la Cour aux cent métiers plutôt que chez lui. Peut-être est-ce pour se protéger des moqueries de son entourage. La vie a aussi fait que l’aspiration de Parata se réalise à un moment où Alassane, un jeune guitariste aussi plombier, vient de plus en plus régulièrement à la Cour et nous interpelle sur comment être utile au Mouvement. Et quel cadeau de faire ses premiers pas dans le Mouvement dans une grande proximité avec Parata !

Par la suite, Alassane m’a expliqué en ces termes pourquoi il a accepté d’accompagner Parata : « Je suis orphelin de père et de mère. Ma mère était chanteuse de warba traditionnel. Mon père jouait du balafon et du djembé. Je ne les ai pas connu, ni deux de mes sœurs. C’est mon frère qui m’a élevé, il est handicapé et lui aussi est artiste. Il récoltait 50 CFA en chantant. Je lui ai dit : ‘ C’est vrai que tu chantes bien mais quand je te vois ça me fait mal parce que je ne peux pas t’aider.’ Mes amis ont peur des handicapés. Mais moi, c’est ma famille. Mon rêve était d’apprendre la musique à un handicapé. Mon frère m’a dit : ‘ Si tu lui apprends, c’est à moi que tu apprends’. Au début, le premier cours, ça n’allait pas, je n’y arrivais pas. Mon frère m’a donné des notes à apprendre à Parata. Et au deuxième cours Parata m’a dit ‘Je sens la musique’. Je veux un jour venir avec ma guitare, que Parata vienne avec sa guitare, et qu’ensemble on fasse le show. Je veux que les gens voient qu’un aveugle peut jouer de la guitare. Je veux que Parata puisse jouer mieux que moi. »

Parata et Alassane ont eu leur premier cours le 2 février. Ils se retrouvent chaque semaine. Alassane n’a pas de guitare. Quand il veut répéter ou donner un concert, des amis artistes lui prêtent leur guitare. Pour le moment on se débrouille comme ça. La solution de facilité serait d’acheter une guitare grâce à nos financements extérieurs. Mais ne risquerions nous pas de créer des incompréhensions, des frustrations dans l’entourage de Parata mais aussi chez son professeur ? Pour rester à la hauteur du milieu, nous préférons chercher à susciter une communauté humaine qui soutiendrait Parata dans la réalisation de son aspiration. Alassane nous avait rejoints. Anne, une amie engagée avec les enfants qui vivent dans la rue, s’est sentie interpelée et alors que nous lui demandions de prêter sa guitare, elle a immédiatement proposé de la donner à Parata. Plus tard elle a redit combien cela avait du sens pour elle, car « un instrument de musique, on s’y attache ».

Avec Parata et Alassane nous sentons que nous avons pris ensemble un chemin qui peut nous mener loin. Nous avons senti combien l’apprentissage de la guitare était désormais au cœur de la vie de Parata.

En effet, le 26 février, à la rencontre mensuelle à la Cour aux cent métiers, nous avons eu la chance d’accueillir un grand artiste, Patrick Singh,5 alors en exposition au Burkina Faso pour présenter plusieurs mois de travail dans ce pays. Pendant la rencontre, Patrick nous a présenté son travail, puis ensemble nous avons créé le « cahier de notre rencontre ».

Alors que chacun était en train de créer sur sa feuille, Parata était dehors, assis sur un banc dans notre six mètres. Je suis sortie le voir en lui demandant s'il voulait faire quelque chose. Il m'a dit qu'il aimerait que Patrick le dessine avec sa canne et ses verres et m’a demandé d’aller le voir pour savoir s’il accepterait. Patrick m’a dit de l’installer, qu'il arrive. Pendant ce temps, je creuse avec Parata ce qu'il veut :

« Je veux qu'il me dessine avec mes verres et ma canne et qu'il écrive une phrase qui me donne du courage. Tu sais, chaque artiste a son moyen d'expression, les écrivains écrivent, les peintres peignent, etc. Alors, je veux qu'il me dessine avec ma guitare, parce que c'est ma guitare qui me donne du courage. »

Patrick s’installe en face de Parata, nous lui expliquons tout ça et un moment magique commence. Patrick dessine Parata, tout le monde les entoure petit à petit : émerveillement partagé !

Patrick demande à Parata: « Comment va s'appeler ta première chanson? » Parata répond du tac au tac: Aimez-vous.  Et Patrick écrit Aimez-vous près du visage de Parata.

En relisant cet article, Parata me confiait : « Je ne pense pas au fait que je ne vois pas. Je ne veux pas que ce souci tombe dans mon cœur. Même si je ne connais que trois morceaux, je vais me débrouiller pour m’amuser. La guitare, c’est pour que la peine ne tombe pas dans mon cœur. La guitare c’est un médiateur entre ma vie et moi. Si les soucis viennent vers moi et que j’ai ma guitare à côté, mes soucis vont être chassés. »

1 Le 17 octobre de chaque année est célébrée la Journée mondiale du refus de la misère.
2 Centre National des Arts du Spectacle et de l’Audiovisuel.
3 L’équipe de la Cour aux cent métiers est engagée avec des jeunes vivant dans la rue et leur famille ainsi qu’avec des familles particulièrement
4 Les chaises et lits picots sont tressés avec des fibres en plastique.
5 Peintre voyageur, Patrick Singh a travaillé la thématique de la figure humaine africaine pendant de nombreuses années, sans avoir foulé le continent
1 Le 17 octobre de chaque année est célébrée la Journée mondiale du refus de la misère.
2 Centre National des Arts du Spectacle et de l’Audiovisuel.
3 L’équipe de la Cour aux cent métiers est engagée avec des jeunes vivant dans la rue et leur famille ainsi qu’avec des familles particulièrement isolées dans leur communauté, Pour un membre du Mouvement, « La Cour est comme un médicament. On y trouve le respect et l’espoir. Cela nous donne du courage ». Pour plus d’informations, voir le site :
4 Les chaises et lits picots sont tressés avec des fibres en plastique.
5 Peintre voyageur, Patrick Singh a travaillé la thématique de la figure humaine africaine pendant de nombreuses années, sans avoir foulé le continent africain. Après une résidence de plusieurs mois au Burkina Faso et la parution de l’ouvrage Corps et âme, il a exposé son travail à Ouagadougou et Bobo-Dioulasso.

Virginie Papeloux Charvon

Titulaire d’un DEA en histoire contemporaine, Virginie Papeloux-Charvon est volontaire permanente d’ATD Quart Monde depuis 2003. Avec sa famille, ils ont rejoint l'équipe de la Cour aux cent métiers à Ouagadougou (Burkina Faso) depuis février 2007.

CC BY-NC-ND