Carnet de bord d’une maman d’élèves

Shuw Shiow Yang-Lamontagne

p. 23

References

Bibliographical reference

Shuw Shiow Yang-Lamontagne, « Carnet de bord d’une maman d’élèves », Revue Quart Monde, 219 | 2011/3, 23.

Electronic reference

Shuw Shiow Yang-Lamontagne, « Carnet de bord d’une maman d’élèves », Revue Quart Monde [Online], 219 | 2011/3, Online since 05 February 2012, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5221

A Taïwan comme partout, l’école peut être un lieu de discrimination. L’auteure la refuse et s’implique dans la vie de quartier et dans l’école.

Index de mots-clés

Ecole, Education, Enseignement

Index géographique

Taïwan

« Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. Les échanges d’influences entre milieux très différents ne sont pas moins indispensables que l’enracinement dans l’entourage naturel » disait Simone Weil1.

Sur quelle terre habiter pour mieux éduquer les enfants ?

Dans le monde chinois, il existe une anecdote célèbre sur la vie de Mensius2, héritier spirituel de Conficius. Elle indique que la mère de Mensius déménagea trois fois pour trouver un voisinage convenable à l’éducation de son fils. Dans le quartier des fossoyeurs, Mencius enfant aimait beaucoup le jeu du cimetière. Il jouait avec ses petits amis à bâtir des tombes. La mère de Mencius s’en rendit compte et dit « Ce n’est pas un endroit pour éduquer un enfant ici ». Ainsi ils déménagèrent pour habiter à côté du marché. Là, Mencius jouait à imiter les petits marchants vendant et achetant. La mère de Mencius dit de nouveau : « Cet endroit n’est pas non plus un endroit où je peux éduquer un enfant ». De nouveau, ils déménagèrent, cette fois à côté d’une école. A cet endroit, quand il jouait avec ses petits amis, Mencius utilisait des plats à offrande pour imiter les saluts et prosternations en s’inclinant par politesse. Alors la mère de Mencius dit : « Cet endroit est bien propice à l’éducation des enfants »

Avait-elle raison ou tort, la mère de Mencius, considérée comme mère exemplaire des Chinois ? Par quels Chinois ? Je connaît des parents chinois qui déménagent comme des oiseaux migrants afin de trouver de quoi nourrir leurs petits.

Dans un quartier riche de sa diversité

Nous avons vécu de 2002 à 2005 en France avec nos quatre enfants3. Depuis 2005, nous sommes de retour à Taiwan. Nous avons choisi de vivre dans un quartier mélangé de Chinois Hans et d’aborigènes, principalement de l’ethnie Sakizaya, qui a été presque exterminée en 1878 sous la dynastie Qing. Depuis ce temps-là, ce peuple est demeuré caché parmi d’autres ethnies pour survivre ; cela dura cent-vingt neuf ans.

En tant que mère, j’ai été critiquée par bon nombre de personnes de ma famille et de mes amis, y compris des enseignants de l’école du quartier. On me reprochait de ne pas être « sage» comme la mère de Mencius et de ne pas choisir « un bon environnement » pour l’éducation de mes enfants.

En effet, malgré tous ces commentaires, avec mon mari, nous avons inscrit nos enfants à l’école du quartier, même si la plupart des voisins chinois et des aborigènes plus aisés scolarisent leurs enfants dans les écoles plus renommées de la ville.

Pour participer à la vie scolaire du quartier, j’ai d’abord été bénévole dans le jardin d’enfants du quartier où notre fils cadet Daniel a passé trois ans. Ce jardin d’enfants était une nouvelle création dans ce quartier défavorisé, soutenue par un programme du gouvernement pour les zones où la plupart des habitants sont des aborigènes et où il y a des familles à faibles revenus. Les familles y ont beaucoup de mal à payer les frais de scolarité et de cantine.

Je me suis donc proposée pour être « conteuse » d’histoires chaque matin pendant un an. La deuxième année, le jardin d’enfants ayant trouvé son rythme, j’ai réduit mon engagement ; j’y allais une fois par semaine, tous les mercredis.

Très vite, nous avons découvert que l’accès au jardin d’enfants n’est pas garanti pour tous les petits enfants du quartier malgré la bonne volonté du gouvernement. Par exemple, Jenfei, une petite fille de cinq ans habitant pourtant à quelques pas de l’école, n’y allait pas faute d’argent.

Pendant un an, je faisais du colportage de livres chez elle en lisant des histoires en présence de la maman et de son petit cousin. Elle a fini par aller au jardin d’enfants, d'une part avec l’argent qu'un prêtre a récolté dans son cours de catéchisme et d’autre part, parce que les deux institutrices ont fait des demandes de subvention pour ses frais de scolarité. Il y a donc eu une solidarité. Ce sont nos enfants qui ont écrit à ce prêtre en lui racontant que leur petite voisine, Jenfei, ne pouvait pas aller à l’école. Ils soulignèrent qu'ils s'inquiétaient qu’elle soit en retard lors pour la rentrée au cours préparatoire de l'école primaire.

Créer un esprit de fraternité

Très souvent, les copains et copines de nos enfants viennent jouer ou écrire leurs devoirs chez nous.

Du lundi au vendredi, Hui-Xing, une fille de quatorze ans, attend ma fille Marie le matin pour aller à l’école et je l’invite à prendre le petit déjeuner chez nous. Elle ne refuse jamais. Le soir, elle va souvent d’abord chez elle et ensuite, elle revient chez nous pour faire ses devoirs avec Marie qui est toujours d’accord. La prof d’Hui-Xing au collège a demandé de manière formelle à Marie de l’aider pour ses devoirs. Hui-Xing a beaucoup de retard en anglais et en math. Elle ne maîtrise pas encore l’alphabet pour l’anglais alors que les enfants commencent les cours d’anglais au CM2.

L’infirmière du collège m’a aussi téléphoné plusieurs fois à son sujet en sachant que nous vivons dans le même quartier. Elle connaît maintenant nos trois plus grands enfants qui sont au collège. Elle s’inquiète pour la santé d’Hui-Xing et elle se préoccupe aussi de sa vie au collège. Nous discutons au sujet de « comment apprendre et vivre ensemble » grâce à Hui-Xing.

Hui-Xing a le diabète, elle a été deux fois hospitalisée au début de ce semestre. Elle m’a parlé de tout ce qu’elle a vu et entrepris comme travail bénévole à l’hôpital, en étant elle-même malade. Elle travaille aussi avec sa grand-mère de quatre-vingts ans dans le champ de cacahuètes, l’été sous le soleil brûlant… Je lui ai dit qu’elle a appris beaucoup de choses importantes. Quelques jours après, Hui-Xing est venue avec un petit carnet fabriqué par elle-même, quelques papiers agrafés ensemble. A ma grande surprise, elle a commencé à écrire ce qu’elle a appris à l’hôpital et elle me l’a donné. Je lui ai promis de lui offrir un cahier et de taper ce qu’elle a écrit sur l’ordinateur. Elle sait des choses que ma fille et moi ne savons pas. Marie a appris de bonnes conduites avec Hui-Xing, qui par exemple, fait du ménage à la maison pour soulager la charge de sa grand-mère, avant d’aller au collège.

Nous avons aussi repéré quelques familles plus pauvres du quartier dont les enfants étaient dans la classe de notre fille Marie. Elle me raconte parfois ce qui se passe à l'école.

Nous avons partagé la peine de ces enfants avec quelques familles, parmi nos amis dans le pays. Ces amis ont eux aussi des enfants de cet âge. Ainsi, notre ami Joseph et sa femme Yuling, qui habitent à Taipei, ont décidé à encourager leurs enfants à correspondre avec les deux enfants les plus mis à l’écart de la classe de Marie. Marie faisait le facteur car ces filles n’arrivaient pas à payer les timbres. Et au début, elles ne savaient pas comment écrire sur les enveloppes. Ces correspondances durent depuis trois ans. Cela crée des amitiés entre les enfants de notre quartier qui est isolé et les enfants de la capitale.

Daniel m'a raconté qu'une camarade de classe ne pouvait pas participer aux cours de sport car elle n’avait pas de chaussures de sport: elle ne portait que des sandales en caoutchouc. Notre fils aîné Wilfrid m'a raconté que sa camarade ne va pas au cours de natation car elle n’a pas de maillot de bain, alors elle « regarde » le cours.

Très souvent, des enfants pauvres ne peuvent pas participer pleinement aux activités de l’école, faute d’argent, et de ce fait, ils ne vont pas aux sorties ou voyages de fin d’études.

C’est pourquoi, chaque fois que l’école organisait une sortie, j’ai écrit aux instituteurs de mes quatre enfants pour leur demander ce que nous, les parents, pourrions faire afin que tous les enfants puissent participer aux activités. J'ai profité aussi des réunions d’école au début et à la fin de chaque semestre pour remercier  de ce que les instituteurs et le directeur ont fait pour être solidaires avec les enfants défavorisés. Je m’exprimais en tant que parent : pour moi, dans cette école, le plus important n’est pas la compétition, c’est l’esprit de fraternité.

Moments décisifs

En 2008, à la fête de fin d’études de Wilfrid, le directeur m’a demandé de prendre la parole alors que je n’étais que « vice-présidente » du comité de parents d’élèves. Le président était là, mais c'est un homme qui est souvent mal habillé, portant les sandales les moins chères que l'ont puisse acheter, avec une bouche rougie par la consommation de noix de bétel. Je n’étais pas d’accord que ce soit moi qui prenne parole. Le directeur m’a répondu: «  Ce président n’est qu’un ouvrier, il ne sait pas parler ! » C’est à ce moment-là que j’ai décidé de mettre en valeur les expressions des parents d’élèves de ce quartier.

Avant la fête de fin d'études de notre second fils Raymond en juin 2009, avec Yen-Chen, une amie qui est aux études pour devenir réalisatrice de film-documentaire, nous avons décidé de faire des entretiens avec tous les parents de la classe de Raymond en leur demandant ce qu’ils souhaitent pour l'avenir de leur enfant. Et nous avons demandé à collaborer avec l’école pour l’organisation de la fête, afin de pouvoir présenter les extraits filmés de ces entrevues comme des cadeaux aux enfants, de la part de leurs parents.

Tous les parents ont accepté ce programme. Et ce fut un moment très touchant. Petite-Fleur, une fille qui avait décroché de l’école plusieurs fois, et ayant une mauvaise réputation, a entendu sa maman sur l’écran au moment où elle a reçu son diplôme. Celle-ci lui disait combien elle avait apprécié son aide auprès de ses petits frères et sœurs en aidant à faire leurs toilettes. Avant que la maman ne rentre de son travail laborieux le soir venu, Petite-Fleur préparait également le bain et du linge propre pour sa mère.

En septembre 2009, je suis devenue la présidente des parents d’élèves. C’est aussi l’année où l’école devait changer de directeur. Avec un délégué des instituteurs, nous sommes allés nous exprimer devant le comité qui décide de la nomination des nouveaux directeurs d’école primaire et du collège. Devant le comité, j'ai demandé un directeur qui porte attention aux enfants les plus défavorisés et qui crée des activités qui n’excluent personne...

En novembre 2009, avec les parents d’élèves du quartier et le nouveau directeur, nous avons organisé une exposition de photos4. Cette exposition présentait la vie, le courage et le sourire des enfants très pauvres de quatre continents. Nous avons pu parler de la question de la pauvreté avec les parents d’élèves, les instituteurs, ainsi qu’avec les habitants du quartier.

Accompagnés par le nouveau directeur et des instituteurs, une délégation d’élèves a conduit cette exposition dans une autre association de la ville où ils ont pu rencontrer les enfants en racontant des histoires d’amitiés sans exclusion inventées et illustrées par eux-mêmes...

Un long chemin et une lente marche…

Pour changer le regard habituel et les préjugés enracinés dans notre mentalité, il a fallu créer sans cesse des moments de rencontres.

Du 2008 à 2010, nous avons créé un groupe de lecture pour traduire et lire ensemble Artisans de démocratie5, en invitant des instituteurs et des parents d’élèves ayant une expérience de la pauvreté.

En mai 2010, profitant de la venue d’Isabelle Perrin, déléguée générale adjointe du Mouvement ATD Quart Monde, nous avons organisé une table ronde au sujet des droits des enfants, en collaboration avec l’école du quartier et celle de la ville. Là encore, pour gagner la participation des parents défavorisés, il nous a fallu labourer le terrain pour trouver, avec patience, une entente. Nous avons d’abord enregistré et décrypté des expressions d’un père de famille pour montrer à l’école combien la pensée et réflexion de ces parents sont précieuses pour l’éducation des enfants. Une mère de quatre enfants appartenant au groupe de lecture a écrit un texte à la main, expliquant qu’aucun parent ne veut voir souffrir ses enfants, « mais le malheur ne disparaît pas du simple fait que tu te bats contre lui ». « Pour avoir un lendemain il faut d’abord  réussir à vivre ce qui t’arrive aujourd’hui » dit-elle au cours de la table ronde devant tous les instituteurs de l’école.

Si l’école est d’abord un lieu pour apprendre à vivre ensemble en prenant compte de la réalité des personnes de tous milieux, alors la mère de Mencius a peut-être eu tort de déménager trois fois pour éviter d’habiter auprès des fossoyeurs et des petits commerçants...

1 L’enracinement : Prélude a une déclaration des devoirs envers l’être humain, Simone Weil, Éd. Gallimard, 1949.
2 Mensius, de son nom personnel Meng Ke, est un penseur chinois ayant vécu aux alentours de 380-209 av. J-C.
3 Wilfrid (Ai-Yu), Raymond (Ai-Feng), Marie (Ai-Lan), Daniel (Ai-Yen).
4 Photos de François Phliponeau, volontaire permanent et photographe du Mouvement ATD Quart Monde.
5 Artisans de démocratie, Jona M. Rosenfeld et Bruno Tardieu, Éd. de l’Atelier/ Ed. Ouvrières, Éd. Quart Monde, Paris, 1998.
1 L’enracinement : Prélude a une déclaration des devoirs envers l’être humain, Simone Weil, Éd. Gallimard, 1949.
2 Mensius, de son nom personnel Meng Ke, est un penseur chinois ayant vécu aux alentours de 380-209 av. J-C.
3 Wilfrid (Ai-Yu), Raymond (Ai-Feng), Marie (Ai-Lan), Daniel (Ai-Yen).
4 Photos de François Phliponeau, volontaire permanent et photographe du Mouvement ATD Quart Monde.
5 Artisans de démocratie, Jona M. Rosenfeld et Bruno Tardieu, Éd. de l’Atelier/ Ed. Ouvrières, Éd. Quart Monde, Paris, 1998.

Shuw Shiow Yang-Lamontagne

Chinoise de Taiwan, Shwu Shiow Yang-Lamontagne a une formation en travail social. De 1998 à 2001, elle a été responsable d’une école alternative pour collégiens « décrocheurs » à Ilan, à l’Est de l’île de Taiwan. Elle est volontaire permanente d’ATD Quart Monde.

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