Du corps oublié … à l’être en mouvement !

Natacha Haïk

p. 47-51

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Natacha Haïk, « Du corps oublié … à l’être en mouvement ! », Revue Quart Monde, 220 | 2011/4, 47-51.

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Natacha Haïk, « Du corps oublié … à l’être en mouvement ! », Revue Quart Monde [En ligne], 220 | 2011/4, mis en ligne le 01 novembre 2012, consulté le 29 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5265

Danser, c’est mettre son corps en mouvement … et soi-même avec lui, car les liens entre corps et psyché sont étroits et multiples. Pour des personnes meurtries, usées par une vie difficile, et dont le corps a parfois du mal à se mouvoir, cet exercice peut prendre encore plus de sens et de force.

(Les témoignages de cet article sont issus d’un bilan effectué avec des participantes à l’atelier : Muriel, Rebecca, Suzanne, Ketty et Jacqueline).

Notre corps ressent. Il a une mémoire. Par ses petits et gros maux, il nous parle de nous, mieux que quiconque. Notre corps, au même titre que nos pensées, c’est nous ! Mettre l’un en mouvement, c’est forcément mouvoir l’autre … avec tout ce que cela implique.

A partir d’un désir de danse orientale...

Aussi loin que je m’en souvienne, la danse - classique, jazz, contemporaine, etc. - m’a accompagnée, discrètement, dans des moments de joie, mais aussi de doute ou de chagrin. C’est avec le temps et le recul que je mesure ce que la danse m’a apporté, permis, et m’apporte encore.

La danse comme ouverture au monde et à soi-même; la danse, source de vie !

Depuis longtemps, j’avais envie de partager cette source avec ceux dont la vie est difficile, pleine d’obstacles. Mais je ne voyais pas comment cela était possible concrètement, je n’osais pas, ou je n’étais pas mûre …

Cet atelier est né grâce à Alain Crépin1. Le 17 octobre 2007, à l’occasion de la Journée Mondiale du Refus de la Misère, ses paroles de militant sur son expérience d’atelier de danse contemporaine à Marseille, furent pour moi une révélation.

Il y évoquait, le cœur en feu, des étoiles dans les yeux, ce que cette expérience lui avait apporté, ce qu’elle avait changé dans son corps, dans sa tête, dans sa vie, lui qui n’avait jamais dansé auparavant … Quelques-unes de ses paroles m’ont marquée : « Il fallait apprendre à donner son poids à l’autre, faire confiance à l’autre, ce n’était pas facile […] La danse libère le corps, la danse libère l’esprit ! […] Depuis que je participe à ces ateliers, mes soucis de santé ont disparu, rangés au fond d’un tiroir ! »

Je crois que j’ai compris, à ce moment, ce que moi aussi je pouvais partager autour de la danse. Tout ce que la danse permet, ouvre, réveille, découvre, pour tous ! Alain en était la preuve vivante, là, sous mes yeux.

J’ai pris contact avec la Cité de promotion familiale de Noisy-le-Grand2. Il y avait justement un désir de danse orientale exprimée par certains habitants de la Cité, et une volontaire, Véronique Clerson, ouverte et motivée par le projet. Ensemble, on a saisi l’occasion pour démarrer : en mars 2008, l’atelier « danse orientale » était né !

De la danse orientale, je ne connaissais pas grand-chose ! Tant mieux, on a appris ensemble... Une personne du quartier a amené un DVD de cours de danse orientale. Je proposais un échauffement avant de mettre le DVD; puis nous suivions, sur grand écran, un professeur virtuel, et nous nous entraidions !

Pas à pas, l’atelier danse orientale est devenu atelier danse contemporaine, puis conscience du corps et danse contemporaine. Aucune des participantes ne connaissait la danse contemporaine avant, mais délicatesse et patience ont eu raison des doutes.

Un atelier ouvert à tous

L’atelier a lieu chaque vendredi et dure un peu plus d’une heure. J’anime cet atelier, avec l’aide précieuse d’une à deux volontaires du Mouvement ATD Quart Monde. Il est ouvert à tous les adultes de la Cité.

En pratique, ce sont quelques femmes qui viennent, parfois avec leurs enfants.

Il est difficile de mobiliser de nouveaux participants, non parce que « la danse c’est difficile », mais parce que cela demande beaucoup d’énergie. Il faut pouvoir dépasser ses peurs, comme face à toute activité nouvelle. Pour cela, le travail de fourmi des volontaires, qui connaissent les familles et les voient régulièrement, est fondamental :

« Je n’avais jamais fait de la danse avant, sauf en discothèque le samedi soir. Quand Véronique m’a proposé de venir voir le cours de danse orientale, j’ai pensé : je ne vais pas faire de la danse orientale, il faut bouger son corps, c’est pas évident. Au début, je suis venue par amitié, et parce que Véronique m’a dit de venir voir seulement. C’était dur, la danse orientale, je trouvais ça beau, mais dur. Je suis restée, par amitié. Ensuite, quand on a fait plus de danse contemporaine, ça a commencé à être mieux, et puis ça a été de mieux en mieux ! »

« D’habitude, je ne suis pas quelqu’un qui bouge. Quand il y a une fête, je reste assise. Ketty est venue me voir et m’a parlé de l’atelier danse. Je suis venue parce que Ketty m’a dit que je pouvais venir et que je n’étais pas obligée de danser. Je suis contente d’en avoir parlé avec elle. »

Les fidèles sont toujours là, au rendez-vous, et c’est un signe très positif !

A la recherche d’un « corps authentique »

Dans notre société, le corps est résolument disjoint de l’esprit. Nous avons le choix entre un « corps-objet », standardisé, modifiable à souhaits, aux mouvements stéréotypés, et un « corps-coupable » à cacher, à oublier, objet de défiance et de méfiance depuis bien longtemps.

Dans cet atelier, nous tentons de donner la place à un corps « authentique », source de bien-être, de connaissance de soi, de communication avec les autres, ... On ne s’attache donc pas à des codes qu’il faudrait apprendre ou intégrer. Plutôt aux ressentis, très personnels et singuliers, de chacun, et au partage. Chacun apporte, (re)découvre, montre, en confiance, ce qu’il est, dans son corps et dans sa tête.

On s’attache aussi à écouter et ouvrir la créativité de chacun …

« C’est pas de la danse comme on fait en discothèque, c’est de la danse où on apprend. On apprend le mouvement, on apprend à se tenir, à se poser. C’est un ‘atelier danse’, ce n’est pas un ‘cours de danse’: on apprend plus, c’est moins détaillé qu’un cours, c’est une autre façon d’apprendre.»

L’atelier commence par un temps d’échauffement en douceur (respirations, automassages,…). L’objectif est de relâcher les tensions : « Je me masse les pieds, on me masse le dos avec une balle : j’existe ! »

Ensuite, il y a un temps au sol : mouvements simples, ou plus élaborés, de prise de conscience du corps que chacun va faire à son rythme. Le sol permet un grand lâcher-prise. C’est un temps d’introspection, un temps pour soi, où on apprend à écouter son corps, en douceur : 

« J’aime le mouvement où on est allongé au sol et on glisse la jambe vers le côté : j’aime bien faire ce mouvement, je n’aurais pas eu l’idée toute seule. » « Quand on est posé à plat sur le sol, je ressens une grande détente dans le dos, ça me relaxe énormément. Au sol, je me sens toute légère ! »

Puis, on se lève pour la suite de l’atelier :

- des exercices ludiques, ou improvisations, à deux ou en groupe, autour d’un thème à explorer ensemble : le poids, l’espace, les articulations,…

- ou bien un enchaînement, chorégraphie que l’on mémorise et complète chaque semaine.

Pour moi, il est important que chacun s’approprie le mouvement, je laisse toujours la liberté à chacun de faire à sa façon, avec son corps et son ressenti personnel. Parfois nous créons ensemble l’enchaînement à partir des propositions de chacune !

« L’enchaînement : au début, c’est lourd, puis on s’approprie les mouvements au fil des semaines, alors, on se sent plus libre et le résultat est là ! C’est un résultat collectif ! »

« C’est une fierté d’arriver à faire un enchaînement !»

« J’aime quand on crée : chacun donne son idée. J’aime aussi transmettre aux autres, leur apprendre mon mouvement. »

L’atelier se termine par quelques minutes de relaxation, immobile... Moment de retour à soi.

Qu’est-ce que cela change ?

La danse est un art qui a la spécificité d’avoir le corps comme matériau, le corps et sa mémoire intime et oubliée. Comme tout art, la danse ouvre le chemin, l’accès à l’imaginaire, au symbolique, à la créativité, à la transformation…

Se retrouver dans son corps, au plus près de soi-même, et oser l’habiter pleinement, c’est souvent se réconcilier avec soi-même et avec les autres, retrouver sa dignité, ré-ouvrir l’avenir …

« Depuis que je fais l’atelier danse, je me sens moins complexée avec mon corps. Je trouve ça dommage d’avoir honte de mon corps. L’image que j’ai de moi a changé : je me rends compte que je suis capable de bouger devant les autres, que je ne suis pas ridicule. »

« Après l’atelier, je me sens plus souple, plus détendue, vidée des soucis dans la tête. Mais ça ne dure pas. Le lendemain c’est fini et chaque semaine c’est à retravailler. »

« Quand je me sens bien dans mon corps, je me sens plus capable de faire des mouvements, et alors l’expression devient possible ... »

« J’ai compris qu’on peut faire des mouvements calmes, sans forcer sur son corps, sans suer : on peut arriver à quelque chose en respectant son corps, tout en douceur ! Oui, pour moi, c’est une révélation. »

« Ça m’a réveillé des trucs, comme prendre du temps pour moi. Quand Natacha nous dit : prenez votre temps, prenez l’espace. Au début, je me disais : non, ce n’est pas possible; et puis ça m’est venu quand même ! Ça a changé plein de choses à la maison, ça m’a aidé dans ma manière de faire, être plus ‘cool’ avec mes filles. Je prends le temps, je ne cours plus sans cesse après. C’est tout nouveau pour moi … »

« Les premiers cours m’ont interpellée, dérangée. Je me disais : qu’est-ce que je fais là ? Et je revenais pour savoir ce que c’est, comprendre comment on peut pousser une balle imaginaire… Aujourd’hui, je suis prête à la pousser cette balle que je ne vois pas ! J’ai compris qu’on peut faire des trucs avec son imagination, des trucs qui n’existent pas ! »

Pour nous tous, et a fortiori pour des personnes exclues ou en grande difficulté, renouer le dialogue avec son corps et se remettre en mouvement est quelque chose d’intensément important qui pourrait changer beaucoup de choses : modifier notre vision de nous-mêmes, de l’espace, du monde, retrouver confiance, dignité, fierté, ...

Se remettre en mouvement, parmi les autres, c’est entrevoir que notre place dans le monde, comme dans l’espace, est bien réelle, et peut bouger, changer ; que, tous, nous avons une place dans ce monde, à découvrir, et à modeler.

Du corps oublié, à l’être en mouvement, n’y a-t-il que quelques pas… de danse ?

« La souffrance amène la solitude de relation à soi, et donc aux autres ; comme une négation de la joie, du plaisir pour soi. Si la vie est sans cesse étouffée, alors tout se ferme, s’émiette, s’alourdit, se meurt.

Ces quelques moments de danse, de mouvance souvent bien difficiles quand tout est ligoté ; ces moments de danse sont comme un rendez-vous avec soi-même, avec la vie. Un rendez-vous bouleversant, qui rappelle que le cœur chante et danse, et que le corps aussi veut - peut - cette résonance. Un rendez-vous comme une caresse, une invitation, une réconciliation… »

(Véronique Clerson, à propos de l’atelier danse.)

« Être à soi-même son propre réanimateur permet ainsi au danseur de rappeler que l’âme, même en braise, garde sa flamme disponible au cœur de toute matière humaine. »3

1 Cf. son article : Ne dites pas que la danse est difficile ! , RQM n° 219, mai 2011.

2 L’action de promotion familiale, sociale et culturelle vise à permettre à des familles vivant dans l’extrême pauvreté de passer d’une situation de

3 J-P.Klein, Que sais-je ? « L’art-thérapie », Éd. PUF, page 75.

1 Cf. son article : Ne dites pas que la danse est difficile ! , RQM n° 219, mai 2011.

2 L’action de promotion familiale, sociale et culturelle vise à permettre à des familles vivant dans l’extrême pauvreté de passer d’une situation de non-droit à une reconquête de l’ensemble de leurs droits fondamentaux et à l’exercice de leurs responsabilités familiales et sociales. Le Centre de promotion familiale de Noisy-le-Grand en est l’exemple le plus significatif. Les familles accueillies ont souvent un long passé d’errance et sont en danger d’éclatement.

3 J-P.Klein, Que sais-je ? « L’art-thérapie », Éd. PUF, page 75.

Natacha Haïk

Passionnée de danse, et alliée du Mouvement ATD Quart Monde depuis près de vingt ans, Natacha Haïk anime, depuis 2008, un atelier Conscience du corps et danse contemporaine  à la Cité de promotion familiale de Noisy-le-Grand (France).

CC BY-NC-ND