Comment votent les «pauvres» ?

Nonna Mayer

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Nonna Mayer, « Comment votent les «pauvres» ? », Revue Quart Monde [Online], 221 | 2012/1, Online since 05 November 2012, connection on 25 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5299

Avant l’élection présidentielle de 2012 en France, les dernières enquêtes préélectorales TriÉlec s’intéressent au vote des plus défavorisés...

Le prochain scrutin présidentiel interviendra dans un contexte économique particulièrement tendu. En novembre dernier le chômage a atteint son plus haut niveau depuis 1999, les hausses de prix combinées avec les nouvelles mesures d’austérité rognent le pouvoir d’achat. Et l’impact socioéconomique de cette crise touche plus particulièrement les ménages modestes1. Mais sur les conséquences politiques de la crise, en particulier chez les plus défavorisés, il n’y a presque rien. Le vote des « pauvres » intéresse peu, alors même que les rares études existantes, comme la thèse pionnière de Mireille Bègue2 sur leur rapport différencié à la politique, ou les enquêtes CSA auprès des SDF3, montrent que ces personnes sont loin d’avoir rompu tout lien avec la politique et qu’elles ont des réactions complexes et différenciées à leur situation. C’est à cet angle mort que s’attache la dernière vague des enquêtes préélectorales TriÉlec, qui inclut un indicateur de précarité sociale dans ses questions, le score EPICES4.

Mis au point par les centres médicaux pour cibler les personnes en difficulté, ce score a l’avantage d’être largement utilisé depuis une dizaine d’années et d’adopter une définition large de la pauvreté, au delà du simple critère  monétaire5. Il se compose de onze questions, qui outre les difficultés financières de la personne interrogée, prennent en compte son logement, son rapport aux services sociaux et aux soins, ses liens familiaux et sociaux, ses loisirs. Chaque question est affectée d’un poids particulier. La combinaison des réponses permet de calculer pour chaque individu un score variant de 0 (absence de précarité) à 100 (précarité maximum) et de classer l’échantillon sur un gradient social de précarité.

Un lien politique distendu mais non rompu

A la veille de cette première élection nationale post crise, la précarité ainsi définie touche une proportion non négligeable de la population électorale, celle qui a fait la démarche de s’inscrire sur les listes électorales, la seule retenue par notre enquête : 41% des personnes interrogées ont un score EPICES égal ou supérieur à 30, seuil à partir duquel commence la précarité. Si l’on répartit l’échantillon en quintiles en fonction des scores sur cet indice, l’intérêt pour la politique et pour l’élection à venir diminue régulièrement  à mesure que le niveau de précarité sociale augmente, et les plus précaires sont aussi les moins certains d’aller voter. Rien d’étonnant pour une population qui cumule les handicaps socio culturels (isolement, absence d’instruction, faibles ressources) associés à l’abstention. L’analyse qu’en faisait le père Wresinski dans son rapport au Conseil Économique et social il y a 25 ans, est toujours d’actualité : « L’accès direct à la participation politique n’est pas facile aux plus démunis. Elle exige un minimum d’instruction, de savoir faire et de sécurité. La dépendance des aides publiques, l’illettrisme, les situations administratives embrouillées, l’insécurité de l’habitat, que peuvent connaître les plus pauvres, sont peu faits pour les conduire à la vie politique6. » Il reste que même dans le dernier quintile, celui des plus défavorisés, deux sur trois disent s’intéresser au scrutin présidentiel de 2012, et s’apprêtent à aller voter le 22 avril. Le lien politique est distendu, mais non rompu.

Une attirance vers les extrêmes

En termes de positionnement politique, les très précaires sont un peu plus nombreux à refuser de se classer sur l’échelle gauche droite, ou à se classer au centre. Mais ils sont aussi plus nombreux que les non précaires à se situer à gauche, et à se déclarer proches des partis de gauche, défenseurs traditionnels des déshérités. Et ce positionnement de gauche va de pair avec une radicalité sur le plan social, se disant « tout à fait d’accord » par exemple  deux fois plus souvent que les non précaires avec l’idée que « pour établir la justice sociale il faut prendre aux riches pour donner aux pauvres » (38% vs 18,5 %). Ils ont aussi des positions plus extrêmes, se classant  deux fois plus souvent à l’extrême droite, et trois fois plus souvent à l’extrême gauche, que les non précaires. On trouve des résultats similaires en termes de proximité partisane. Les très précaires sont les plus nombreux à ne se sentir proches d’aucun parti (plus d’un sur cinq). Mais quand ils ont une préférence, c’est pour les partis de gauche plutôt que ceux du centre ou de la droite et ils sont deux fois plus nombreux que les non précaires à se sentir proches de l’extrême gauche (du NPA7 au parti de gauche) ou du Front national.

Une perméabilité aux discours sur la peur

A défaut d’interroger sur les intentions de vote proprement dites, susceptibles de varier considérablement dans les quatre mois qui précèdent le scrutin, l’enquête TriÉlec permet de préciser les affinités avec les principaux candidats (F. Hollande, N. Sarkozy, M. Le Pen, F. Bayrou) avec des questions sur le vote en 2007, sur le/la candidate qu’au fond de soi-même on aimerait voir élu (e) et les qualités qui leur sont prêtées.  En combinant vote Le Pen à l’élection présidentielle de 2007, proximité avec le FN, souhait de voir Marine Le Pen élue en 2012, conviction qu’elle a la stature d’une présidente, veut vraiment changer les choses, comprend bien les problèmes des gens comme vous, on obtient un indicateur de proximité électorale avec la candidate du FN variant de zéro (aucune proximité) à 6 (très forte proximité). La proportion de notes égales ou supérieures à 2 passe de 28% dans le quintile des « pas du tout précaires » à 46% dans celui des « très précaires ». Une dynamique lepéniste se dessine dans cette population déshéritée, qui adhère aussi plus que la moyenne aux positions anti-immigrés, anti-Islam, répressives et souverainistes du FN. Marine Le Pen a su trouver les mots pour l’attirer à elle en  défendant un État fort et protecteur, en proclamant sa volonté de défendre les petits, les oubliés, contre les élites comme dans son discours de Metz, le 11 décembre dernier : « Agriculteurs, chômeurs, ouvriers, retraités, habitants des campagnes françaises, vous êtes ces oubliés, cette majorité invisible, broyés par un système financier devenu fou. Pour la caste politique UMP-PS, face à leur Dieu, le triple A, vous êtes des triples riens ! ». Le contexte lui est favorable, qui lui permet de jouer sur les peurs (de la crise, de la mondialisation, des islamistes) et sur la défiance à l’égard de la classe politique.

Sondages partiels mais éclairants

Certes les électeurs précaires sont aussi les moins motivés pour aller aux urnes. Et l’enquête TriÉlec n’offre qu’une vision partielle de cette population. Les sondages sous représentent les catégories socialement et culturellement défavorisées, les moins enclines à ouvrir la porte à un enquêteur, la nôtre plus encore puisqu’elle exclut de son champ par définition les non inscrits, population en moyenne moins favorisée que celle des inscrits. Un autre volet des enquêtes TriÉlec, à base d’entretiens et d’observation participante, portera sur le rapport à la politique des plus pauvres, ceux que les sondages n’atteignent pas8. Mais elle éclaire sur les choix de la partie la plus précaire de l’électorat qui pourra voter en 2012. Et un faisceau d’indices montre que si elle penche à gauche, elle est néanmoins attirée par la nouvelle rhétorique lepéniste.

1 Voir notamment  France, portrait social, Paris, Insee Références, 2011.
2 Le rapport au politique des personnes en situation défavorisée. Une comparaison européenne: France, Grande-Bretagne, Espagne, Paris EHESS, 2007.
3  Baromètre d'opinion sur l’Univers des SDF, 3ème vague, CSA / Fnars / La Croix, novembre 2006.
4 Enquête par téléphone TNS Sofres/TriÉlec, 12-17 décembre 2011 (N=1000 personnes représentatives des électeurs inscrits en métropole) financée par le
5 EPICES=Évaluation de la Précarité et des Inégalités de santé pour les CES (Centres d’Examen de Santé). Cf. « Le score EPICES ; un score individuel
6 Rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale présenté au nom du Conseil Économique et Social (France) par M. Joseph Wresinski, 10-11
7 Nouveau Parti Anticapitaliste.
8 Projet CELINES (Conséquences électorales des inégalités socioéconomiques) http://blogs.sciences-po.fr/recherche-inegalites/files/2011/06/

 

1 Voir notamment  France, portrait social, Paris, Insee Références, 2011.
2 Le rapport au politique des personnes en situation défavorisée. Une comparaison européenne: France, Grande-Bretagne, Espagne, Paris EHESS, 2007.
3  Baromètre d'opinion sur l’Univers des SDF, 3ème vague, CSA / Fnars / La Croix, novembre 2006.
4 Enquête par téléphone TNS Sofres/TriÉlec, 12-17 décembre 2011 (N=1000 personnes représentatives des électeurs inscrits en métropole) financée par le Ministère de l'Intérieur, le Centre Emile Durkheim - Sciences Po Bordeaux, PACTE - Sciences Po Grenoble et le Centre d'Études Européennes - Sciences Po Paris. TriÉlec est un réseau associant ces trois équipes de recherche, qui coordonne une série d’enquêtes sur les scrutins présidentiel et législatif, dont Dynamiques politiques 2012  (dir. Sylvain Brouard), soit six vagues d’enquêtes nationales échelonnées de juillet 2011 à juillet 2012, https://sites.google.com/a/iepg.fr/trielec/resultats-analyses-1
5 EPICES=Évaluation de la Précarité et des Inégalités de santé pour les CES (Centres d’Examen de Santé). Cf. « Le score EPICES ; un score individuel de précarité. Construction du score et mesure des relations avec des  données de santé », BEH (Bulletin Épidémiologique hebdomadaire), 14,  2006.
6 Rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale présenté au nom du Conseil Économique et Social (France) par M. Joseph Wresinski, 10-11 février 1987, p.97.
7 Nouveau Parti Anticapitaliste.
8 Projet CELINES (Conséquences électorales des inégalités socioéconomiques) http://blogs.sciences-po.fr/recherche-inegalites/files/2011/06/The-POLINE-newsletter_September-2011.pdf

 

Nonna Mayer

Nonna Mayer est directrice de recherche CNRS au Centre d'Études Européennes de Sciences Po et enseigne à l'IEP de Paris

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