Un rapport qui a vraiment compté

Raymond Soubie

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Raymond Soubie, « Un rapport qui a vraiment compté », Revue Quart Monde [En ligne], 221 | 2012/1, mis en ligne le 05 novembre 2012, consulté le 23 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5312

Propos recueillis par Marie-Aleth Grard, pour la Revue Quart Monde

Revue Quart Monde : Pour vous quel impact a eu le rapport de Joseph Wrésinski au Conseil économique et social, rapport datant de février 1987 ?

Raymond Soubie : C’est un des premiers textes officiels parlant de la grande pauvreté. Cerner le concept de pauvreté et la définition de la grande pauvreté au début du rapport, très succinctement, est tout à fait novateur. Dans les débats sur la définition de la pauvreté, le nombre de gens qui sont en dessous du seuil de pauvreté varie de manière colossale selon les critères (60% ça fait 8 millions de pauvres et 50% ça fait 4 millions : c’est un écart vertigineux). Il y a une vraie tendance à élargir le sujet de la pauvreté vers le sujet de la cohésion sociale, or la lutte contre la pauvreté fait partie de la cohésion sociale. Mais la cohésion sociale va au-delà de la pauvreté, et je trouve que dans les politiques publiques on est passé de politiques spécifiques sur la pauvreté à des politiques de cohésion sociale qui sont au fond tellement larges qu’elles sont moins efficientes pour ceux qui sont les vraies victimes de la pauvreté.

RQM : La cohésion sociale, pour vous, qu’est-ce que cela englobe?

R.S. : Par exemple toutes les mesures prises par le ministre Borloo dans sa loi sur la cohésion sociale évoquaient les contrats d’entrée sur le marché du travail ; c’est plus que la lutte contre la pauvreté, c’est beaucoup plus large. Je crois que l’on a intérêt, sur le sujet de la pauvreté, à avoir des définitions assez strictes et donc des politiques beaucoup plus fortes et non pas à essayer de noyer le sujet dans un concept de cohésion sociale qui est beaucoup plus large. La lecture du rapport me fait penser à ça ; le rapport revient constamment sur la grande pauvreté et c’est d’ailleurs la ligne que vous, ATD Quart Monde, avez toujours gardé depuis. La reproduction de la grande pauvreté de génération en génération me frappe aussi beaucoup dans ce texte, qui est un texte fondateur. Il a abordé tous les aspects du sujet, l’habitat, le logement, la formation et le métier, la sécurité des ressources, mais il n’y a pas dans ce texte de développement par exemple sur les transferts sociaux en général ; c’est beaucoup plus ciblé.

RQM : Joseph Wresinski explique dans ce rapport combien tous les droits sont liés...

R.S : Pour attaquer le phénomène de pauvreté il faut s’attaquer à tous ces sujets en même temps. Il y a un point qui m’a beaucoup frappé, c’est la place qu’il donne à l’éducation. Il parle de la maternelle dans son texte et moi je parlerai plus largement de l’école primaire. Lorsque l’on regarde aujourd’hui ce qui se passe, on voit très bien que vous avez à peu près un enfant sur cinq sortant de l’école primaire sans avoir acquis les savoirs fondamentaux ; enfants qui donc en réalité ne profitent pas des enseignements du collège unique, qui passent à côté du collège unique. Et lorsque l’on regarde les cohortes, les générations, on voit très bien que ce sont les mêmes qui, lorsqu’ils arrivent sur le marché de l’emploi - regardez les statistiques -, mettent entre trois et sept ans à avoir un contrat à durée indéterminée. Donc en fait tout est joué au départ. Pour moi c’est un point capital. Dans mes fonctions antérieures, je réunissais assez souvent des professeurs de collèges de zones défavorisées, des gens qui, pour beaucoup d’entre eux, avaient réfléchi sur le sujet, avaient écrit des articles et / ou des livres, pour beaucoup des gens brillants... J’ai été frappé par le fait qu’ils étaient dans un état terrible, ils disaient : « Nous ne servons à rien. Parce que tout ce que nous enseignons et devons enseigner n’est pas accessible aux enfants qui n’ayant pas eu, justement, les savoirs fondamentaux, ne peuvent pas suivre. Ils sont marginalisés par le système scolaire, ce qui est très grave parce que ça veut dire aussi marginalisation plus tard quand on devient adulte sur le marché du travail. » J’avais aussi été très frappé de voir que l’Éducation nationale perd les traces de beaucoup d’élèves parce qu’ils disparaissent du jour au lendemain, ils se volatilisent. Un nombre très important de jeunes se volatilisent et au fond on n’a pas de dispositif, d’abord pour les identifier, et ensuite pour les raccrocher à un système de formation. Ils mettent plusieurs années à se remettre à quelque chose, et les possibilités qui leur sont données ayant toujours un parfum scolaire, ça les rebute complètement.

RQM : Pour vous est-ce que ce rapport a eu un impact sur la société française elle-même ?

R.S. : Je crois qu’il a eu un impact déjà sur tous les décideurs politiques. Il y a un « avant » et il y a un « après ». Quand même tout ce qui a été dit dans le milieu des années 90 par Jacques Chirac, puis ce qu’ont dit Lionel Jospin et Martine Aubry, et ensuite leurs lois ; et puis François Borloo et sa cohésion sociale. Tout ça est né à partir de ce rapport. Il a imbibé en quelque sorte tout le corps des décideurs, politiques, institutions, parlementaires.

RQM : Vous parlez de l’impact sur les politiques, … mais sur la société elle-même, quel impact ?

R.S. : Je ne suis pas certain que ça a eu un impact sur la société française aussi fort que sur les politiques. Les gens ayant leurs propres problèmes ont tendance à minorer les problèmes plus graves qu’ont certains de leurs concitoyens. Je reviens au point de départ, à trop parler de cohésion sociale et à trop mettre le projecteur là-dessus, on a tendance à laisser un peu de côté la lutte contre la grande pauvreté. Il y a des phénomènes étonnants. Je regardais des enquêtes qui montraient qu’un nombre très élevé de salariés n’excluent pas que dans leur vie ils puissent un jour devenir « sans domicile fixe ». C’est la sensation de précarité qui se traduit par des mots excessifs. Quand tellement de gens se disent : au fond je risque de devenir « sans domicile fixe », ça a pour effet de minorer l’attention sur la vraie grande pauvreté.

RQM: Pour vous, quelle serait la mesure phare en 2012 ?

R.S. : L’enseignement primaire. Tout est là. Notre système scolaire n’est pas dans une assez grande prise en compte de tout ça. Quand on regarde les enquêtes internationales, Pisa par exemple, on diminue dans le rang mais les meilleurs restent très bons. On est toujours très bon sur les bons. Au fond par rapport aux autres pays on a un excellent système scolaire et même universitaire pour les gens qui en bénéficient. Mais il y a tous les autres qui décrochent complètement du système c’est ce qui nous attire vers le bas.

Que reste-t-il des 25 dernières années du Conseil économique et social ? Il reste le rapport Wresinski et le rapport de Geneviève Anthonioz de Gaulle. Voulez-vous m’expliquer quel autre texte a autant compté ? … c’est le seul. Ce qui reste dans la mémoire des gens c’est ça. C’est le seul rapport qui émerge de 25 ans, ce n’est pas rien. D’ailleurs on peut se demander aussi pourquoi… Je crois que cela devrait nous inspirer pour nos travaux, il s’agit d’un sujet qui n’était pas vraiment traité, alors que nous passons notre temps au conseil à traiter des sujets qui sont déjà traités. Il faudrait trouver des sujets novateurs alors que nous courons après les sujets qui sont déjà traités. Ce texte mériterait d’être suivi. Ce qui fait la force de ce rapport Wresinski c’est sa structuration, c’est un texte très fort. Ce n’est pas un texte bavard, il n’y a pas une ligne de trop. Dans nos travaux, de temps en temps il y a des amendements, des sous amendements. Là c’est structuré, très cohérent, il n’y a pas une ligne de trop, c’est ça qui fait sa force. C’est très argumenté. Il cite de très beaux textes, celui de La Rochefoucauld-Liancourt en 1790, pris dans les comités de la mendicité : « Là où existe une classe d’hommes sans subsistance, il existe une violation de l’humanité. L’équilibre social est rompu. » Très beau texte.

Raymond Soubie

Raymond Soubie est président d’Alixio, et président du groupe des Personnalités Qualifiées du Conseil économique, social et environnemental (France)

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