Les intouchables

Alwine A. de Vos van Steenwijk

Citer cet article

Référence électronique

Alwine A. de Vos van Steenwijk, « Les intouchables », Revue Quart Monde [En ligne], 222 | 2012/2, mis en ligne le 05 novembre 2012, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5336

Les exclus de l’Inde et les plus pauvres de France souffrent le même rejet et les mêmes humiliations. L’auteure le démontre dans un article donné à un ouvrage collectif : Nos parias (Éd. ouvrières, 1972). En voici des extraits.

Index de mots-clés

Violence, Discrimination, Exclusion

« Un Brahmane qui vient au monde naît comme le souverain de la terre, le supérieur de toutes les choses créées... en vérité, à cause de l’excellence de ses origines, le Brahmane a droit à toutes les choses… Mais les Chandalas et les Svapakas habiteront en dehors du village et leur richesse consistera en âmes et en chiens. Leurs vêtements seront ceux des morts, ils mangeront leur nourriture dans de la vaisselle cassée,  leurs bijoux seront en fer et ils devront toujours errer d’un endroit à un autre. Tout homme qui remplit ses devoirs religieux n’aura pas de rapports avec eux. Ils vivront et se marieront entre eux. Leur nourriture leur sera portée par toute personne qui n’est pas aryenne et dans des assiettes ébréchées ; la nuit, ils ne devront pas traverser les villages et les villes ; le jour, ils pourront circuler en portant les instruments de leur travail, lequel, d’ailleurs consistera à transporter les cadavres de ceux qui n’ont pas de parents. Telle est la loi. »2

« Au temps où j’étais petite fille, on habitait le vingtième arrondissement. On est des Parisiens, nous. Mon père et mes oncles étaient chiffonniers. Nous, les enfants, on faisait les poubelles avant d’aller à l’école. On était quatorze…  ah ! Fallait pas rechigner à la tâche… Ici, ce n’est pas la même chose, on est loin de tout et quand mon mari n’a pas de travail, où voulez-vous qu’il trouve à se faire un peu de ferraille ? Il part par tous les temps, mais il n’a plus la force. J’ai pourtant six gosses à nourrir moi aussi, il faut qu’il rapporte de quoi nous dépanner, en attendant la caisse ».

« Ils habiteront en dehors du village »

C’est Madame Auclair qui parle. Il y a huit ans qu’elle habite la cité d’urgence  depuis que son vieux quartier a disparu dans la rénovation. Monsieur Auclair, balayeur aux Halles, souvent malade (lui aussi a travaillé dès ses huit ans) ne gagnait pas de quoi installer son foyer et payer le loyer en HLM. Ils attendent le versement de la caisse d’allocations familiales.

Elles furent quelque quatre-vingts familles à se retrouver à N. en zone grise, entre les usines et la campagne, les une pour avoir été éliminées de la ville, les autres pour ne pas avoir pu y entrer. Leurs baraques en  fibrociment  s’alignent à la manière concentrationnaire, au long de huit allées en terre battue, dix logements par allée, un bloc sanitaire pour cinq logements. Cité morte, où les volets restent fermés sur les carreaux cassés, où les familles se terrent au fond d’un habitat surpeuplé ; deux pièces plus cuisine pour six, dix, treize personnes. […] La ville s’étend et la cité, peu à peu, se voit entourée de voisins et les voisins se plaignent : « C’est une lèpre, ces gens-là, quand les fera-t-on partir ? » […] Au gré des ouvertures, on écrème la cité condamnée. Les familles les plus « intéressantes » iront dans ces cités-casernes ; pour les autres, on verra, il reste quelques agglomérations du style de celle de N. à l’autre bout de la région parisienne. Étrange remue-ménage auquel on s’exerce depuis les années cinquante, dans toutes les villes de France. Que de temps passé à ce puzzle : famille-déchet pour logement-déchet. Les familles auront-elles tout au moins un choix ? Ici, la participation n’est pas de mise : « Pourquoi demander leur avis, puisqu’elles ne peuvent pas payer ? » […]

« Leur travail consistera à transporter des cadavres…  »

Mais qui sont-ils donc ces hommes qui nous répugnent, qui se taisaient et sur lesquels nous nous taisons ? Car ce n’est jamais pour eux que nous contestons, ce n’est pas d’eux dont il est question dans les consultations permanentes et préalables ni dans les grandes déclarations émises sur les ondes ; ils ne figurent pas parmi les « catégories les plus démunies » que professent protéger les partis de la majorité comme ceux de l’opposition.  […]

Sont-ils des « asociaux », des « mères lapines », des « générateurs d’enfants débiles » comme le suggère l’ouvrage d’une journaliste pris au sérieux dans la France de 1970 ? Dans nos projets de société nouvelle, nous emmenons volontiers de bonnes vieilles attitudes. […]  « Les riches, disait le sociologue Charles Booth, ont tiré sur les pauvres un rideau sur lequel ils ont peint des monstres ». Il y a de cela près d’un siècle et, depuis, des hommes sont allés dans la Lune. Mais les monstres sont toujours là. « Déchet normal de toute société ? » L’humanité serait-elle donc comme une marchandise périssable dont une partie pourrirait en route ? Et si cela était, pourquoi eux, pourquoi pas nous ?

Au citoyen adulte et responsable, qui veut comprendre son monde, il ne reste qu’une chose à faire : passer au-delà du rideau. Ce n’est qu’en Quart Monde qu’on lui expliquera son humanité.

Encore qu’il ne faille pas y aller en touriste ni pour sa seule information propre. Rien n’est mieux fait pour ne pas comprendre que l’enquête sociologique menée par un chercheur bienveillant. Pour celui qui voit le monde à travers un soupirail, l’homme est une paire de jambes qui se promènent au soleil. Ce n’est pas parce que ces jambes, pour visiter votre sous-sol, se munissent subitement d’une tête et d’un stylo, que vous vous sentirez appelé à dévoiler ce que vous vivez, loin de la lumière du jour.

Pour expliquer qui on est, d’où l’on vient, il faut se souvenir et les souvenirs sont lents et douloureux à venir, impossibles à exprimer  […] et on préfère les enfouir au plus profond de la mémoire. […]

« Je vivais avec mon oncle. Il récupérait du cuir pour rapiécer de vieilles chaussures, puis nous allions dans les rues des villages, criant : ‘souliers, souliers’… »

« Mon père était charretier. On couchait sur la paille. A sept ans, je conduisais les chevaux sur le chemin de halage. »

« Quand mon père est tombé malade, on nous a mis à l’Assistance. J’étais dans une ferme, je gardais les bêtes, je n’allais pas à l’école comme les autres gosses. »

« Ma mère était de ma zone, ma grand-mère aussi. Nous, on a toujours vécu comme cela… »

« Chez nous, on montrait des ours dans les foires… »

 « Chez nous, on faisait la ferraille… »

« Ma mère mendiait aux portes des églises… »

Que peuvent faire ces travailleurs aujourd’hui ? Ce que font les Chandalas et les Svapakas du monde entier : ce qui dégrade, ce qui déclasse, ce qui n’a pas d’intérêt, ce que d’autres travailleurs peuvent refuser. […]

Ce sont là les plus heureux, il y a encore tous les autres. Ils font la queue devant les guichets où se distribuent les tâches les plus rebutantes du secteur tertiaire public, ils connaissent par cœur les adresses où l’on obtient « un petit boulot »  dans le tertiaire privé. Cortège silencieux de travailleurs invisibles : ouvriers agricoles errant de ferme en ferme, ripeurs aides-boueux, monteurs de marchés, veilleurs de nuit aux abattoirs, nettoyeuses de nuit des wagons et water-closets dans les gares, hommes de peine dans les égouts, dans les bassins d’épandage ou les pompes funèbres. Car eux aussi, tout comme leurs frères de l’Inde, transportent des cadavres, ceux de leur peuple que l’on enterre gratuitement, dans des cercueils trop petits, quand cela arrange les services, vingt-quatre heures ou six jours après décès. Ces choses existent encore et nous avons pu les vivre en 1971. « Puisqu’ils ne payent pas ». […]

Nous nous inquiétons avec raison des conditions des travailleurs dans l’entreprise, à l’ère d’une technostructure toute-puissante. C’est justice. Mais ne serait-ce pas justice, aussi et surtout, de s’inquiéter de cette main-d’œuvre mal instruite, mal nourrie, malhabile et malléable à merci, qu’on remplace aussi facilement qu’on l’exploite, que l’on omet souvent de déclarer à la sécurité sociale et pour qui le travailleur dans l’entreprise moderne apparaît comme un favori du destin ?

Elle ne songe même pas à plaider sa cause et, plutôt que de se défendre, elle s’abstient. […]

« Ils mangeront dans de la vaisselle cassée »

En France, 3 500 000 travailleurs, salariés et indépendants gagnaient moins de la moitié du salaire moyen des hommes employés dans l’industrie et le commerce en 1968. Au-dessous de cette ligne de démarcation (de 7 250 FF par an en 1968), les revenus sont reconnus comme « bas », et les conditions de vie comme « pauvres ». Environ un million de travailleurs gagnaient moins d’un quart de ce salaire moyen, entrant ainsi dans la catégorie des « très bas » revenus et des conditions de « misère ». […]

Les statistiques disponibles ne mesurent pas le degré de dénuement, le froid, la faim, l’usure prématurée du corps et de l’esprit. Dans la cité d’urgence de N., la moyenne des ressources par personne et par mois est de 246 F, en 1970. 16% des familles ont un quotient familial de moins de 200 F tandis que dans 47% des foyers, il y a moins de 350 F par mois et par personne. A la même époque, l’Union nationale des associations familiales évalue à 458 F ou 518F par personne et par mois un budget familial couvrant les nécessités d’une vie décente pour deux adultes plus deux enfants ou deux adolescents. Cette évaluation vaut pour une famille convenablement logée, pouvant faire ses achats dans de bonnes conditions.

Est-ce le cas de la cité ? Madame Dutoit ne sait pas comment « faire aller jusqu’à la caisse ».

« Que voulez-vous, les chaussures des gosses ne tiennent pas longtemps dans la gadoue. Je ne peux pas aller au supermarché, c’est loin et je ne peux pas emmener les petits. D’ailleurs ici, on n’a pas de place, voyez, je garde les légumes sous le lit. Le lino est encore pourri, c’est qu’il y a de l’eau qui entre ».

Pour Madame Dutoit, l’existence est une hantise permanente d’argent. Elle avait trouvé le moyen de tenir, vaille que vaille, en obtenant des vêtements gratuits du vestiaire municipal. Elle les revendait aux voisines. Ces dames du vestiaire l’ont découvert et lui refusent désormais toute aide.  […] Quand on passe de la pauvreté à la misère, on a vite fait de devenir un « mauvais pauvre ». On ne mange pas, pendant longtemps, sa nourriture dans de la vaisselle cassée, sans que bien d’autres choses ne cassent également.

« Tout homme qui remplit ses devoirs religieux… »

Sur les bords de la Seine, entre Paris et Rouen, deux vieilles péniches sont amarrées. Des familles marinières y demeurent. Il n’y aura pour elles plus d’affrètement […] Ce n’est pas la première fois que nous rencontrons des familles batelières appauvries. Nous en avons trouvé dans les cités sous-prolétariennes. Puis, nous sommes allés dans les ports fluviaux interroger les mariniers, frapper à la porte des œuvres d’entraide et du syndicat : « Y a-t-il,  dans la batellerie, menace de paupérisation ? Connaissez-vous des familles en détresse ? » Les réponses sont évasives, voire même négatives. Par pudeur, par dignité ? Un vieil artisan nous en parle, enfin : « Comment voulez-vous qu’on les défende ? Ils boivent, ils se bagarrent, ils laissent courir les enfants, c’est la vraie misère. Alors, nous disons : ceux-là ne sont pas de vrais mariniers. Un marinier qui se respecte, voyez-vous, il ne peut pas dire autrement ».

N’est-ce pas là l’explication de l’intouchabilité dans le monde entier ? Quand les privations dépassent un certain seuil, l’homme devient méconnaissable pour ses frères. L’extrême pauvreté le défigure et, dans l’image qu’il reflète, les membres de son groupe ne peuvent pas se reconnaître. A celui qui tient à son milieu, le voisin qui ne peut plus en honorer les valeurs apparaît comme un renégat. Il doit le nier. Il le fera avec d’autant plus de véhémence que sa propre appartenance sera précaire. […]

« Telle est la loi »

Tous les milieux vulnérables ou pauvres ont ainsi leurs membres à l’envers et intouchables. Si la grande masse des habitants du Quart Monde est d’origine ouvrière, il y a aussi ceux qui ont basculé, ou qui basculent aujourd’hui, de la paysannerie, du petit commerce, de la main-d’œuvre étrangère, du monde des forains, des gitans, des yéniches… Et ceux qui défendent les intérêts de ces milieux ne les nomment jamais.

Il en est de même pour toutes les catégories les plus démunies que nous énumérons dans nos programmes politiques de toutes tendances : personnes âgées, handicapés physiques, femmes seules, chômeurs… Ces catégories sont une vue de l’esprit. Leurs membres se trouvent dispersés à travers la stratification sociale et les problèmes qu’ils rencontrent se comparent difficilement. […] « Parce que je suis pauvre, nous dit Monsieur Jammot, mon fils sera pauvre, lui aussi. Il n’y a rien à faire, c’est comme ça ».

Humanité étrangement impérissable, quand frappe à la porte la voisine avec laquelle il s’est disputé le matin.

« Que voulez-vous, dit-il en haussant les épaules, faut bien l’aider, elle a tant eu de malheur ».

La différence avec les anciennes lois de l’Inde est que celles-là étaient écrites et que les nôtres ne le sont pas. On peut casser des lois, changer des structures. Reste alors la tâche de faire avancer la conscience des hommes.

1 Parmi les livres d’Alwine de Vos van Steenwijk : Le père Joseph - Un chemin d’unité pour les hommes (Éd. Quart Monde - 1992), Pologne… Que
2 Les Lois de Manu (ou de Manou), Mânava-dharma-çâstra, forment un recueil très ancien sans doute composé par plusieurs brahmanes et présenté come un
1 Parmi les livres d’Alwine de Vos van Steenwijk : Le père Joseph - Un chemin d’unité pour les hommes (Éd. Quart Monde - 1992), Pologne… Que deviennent tes sous-prolétaires ? Écrit en collaboration avec Joseph Wresinski, (Éd. Quart Monde - 1981), Père Joseph Wresinski. La voix des plus pauvres (Le Cerf/Éd. Quart Monde, 1989, réédité en 2011). On peut citer aussi un livre écrit par Pierre Dogneton : Ambassadrice auprès des plus pauvres. Entretiens avec Alwine de Vos van Steenwijk (Éd. L’Harmattan, 2001).
2 Les Lois de Manu (ou de Manou), Mânava-dharma-çâstra, forment un recueil très ancien sans doute composé par plusieurs brahmanes et présenté come un enseignement révélé. L’édition publiée à Paris en 1830 comporte dix-neuf livres.

CC BY-NC-ND