Des défis à ma vie

Donna Haig Friedman

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Donna Haig Friedman, « Des défis à ma vie », Revue Quart Monde [En ligne], 222 | 2012/2, mis en ligne le 05 novembre 2012, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5377

Pour commencer, je vais partager avec vous quelques récits qui illustrent la violence à laquelle sont confrontés ceux qui vivent dans la pauvreté, puis je vous parlerai des pistes possibles vers la paix.

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Violence

L’image de la dépendance dans la société américaine

Les premiers récits sont extraits d’un projet de recherche du Centre de politique sociale (CSP) lancé par une riche famille de philanthropes qui, en 2001, créa et finança une campagne destinée à mettre un terme à la situation des sans-logis dans le Massachusetts. Un système  de bourses permettait aux mères sans-logis ou sur le point de se retrouver à la rue de recevoir un soutien financier non négligeable, des conseils, une participation à des ateliers de formation de direction, un sentiment de profonde et vigoureuse sororité parmi les étudiantes, et d’aide pour réussir leurs études supérieures. Dix années plus tard, cette famille de philanthropes tente de mesurer les changements qui ont eu lieu dans la vie des boursiers ainsi que dans celles de leurs enfants. Ces investissements ont-ils produit une différence positive ?

Voici quelques extraits d’interviews d’anciens boursiers qui illustrent la violence de la pauvreté.

- Une ancienne boursière vient d’achever ses études de droit, elle fait pourtant des ménages car la redevance de $1000 exigée pour passer l’examen du barreau est au-dessus de ses moyens.

- Une autre personne dans le même cas vient de passer une Maîtrise et se voit offrir un travail à plein temps dans une agence de l’État. Elle expose dans son interview les termes de son dilemme. Si elle accepte ce travail, elle perd ses droits aux allocations, dont elle a encore besoin pour venir en aide à sa famille (aide au logement et à la garde des enfants).

- Nombreux sont les ex-boursiers dont le loyer reste stable grâce à une aide publique et qui expriment leur déception de se voir encore dépendants d’une aide gouvernementale.

- Une autre histoire, plus proche de nous, recoupe certaines expériences des ex-boursiers. Bien qu’il s’agisse de mon frère formé à l’université, propriétaire depuis quarante ans d’une petite entreprise en banlieue. Il vient d’atteindre l’âge de 65 ans et commence à toucher ses indemnités d’assurance sociale, $ 800 mensuels, somme insuffisante pour vivre dans sa banlieue dans l’Ohio. Sa femme, cadre supérieur dans une grande clinique, mourut brusquement il y a près de vingt ans, laissant mon frère non seulement désespéré mais avec un revenu largement diminué pour élever ses trois enfants. Dans l’état de dépression de notre économie, sa récente affaire échoua. Or il avait emprunté à ses enfants adultes pour l’acheter et se trouve maintenant à devoir rembourser de gros emprunts. C’est un homme généreux qui se met largement au service des groupes de jeunes de la communauté et de ses enfants et petits-enfants. Animé d’idées politiques d’extrême-droite et d’une profonde conviction d’échec sur le plan personnel, il considère sa dépendance de la Sécurité sociale, selon ses  propres termes, comme preuve qu’il représente un « fardeau pour la société ».

L’élément commun à ces récits est le règne de points de vue dominants profondément intériorisés et qui infligent la violence à ceux qui sont pauvres. Le corps social que nous formons intériorise en chacun d’entre nous la croyance que la pauvreté résulte de tares personnelles et que, par leur attente de ressources gouvernementales, les pauvres créent des problèmes pour la société dans son ensemble. Nous négligeons de voir que personne ne réussit sans ressources publiques, que la vie comporte des hauts et des bas inattendus, que les bas peuvent durer longtemps et sont difficiles à surmonter, surtout sans réserve de cash et si le blâme et les stigmates infligés de l’extérieur sont intériorisés.

Quelques défis pour les privilégiés

Ces défis concernent à la fois ma vie personnelle et  professionnelle. A l’âge de vingt ans je fis un vœu de pauvreté et vécus trois ans comme une sœur des pauvres. Ce vœu de pauvreté symbolisait le choix positif d’une vie simple, en partageant ce que j’avais avec les autres. Ce qui était possible, parce que je vivais en compagnie de femmes qui avaient pris le même engagement. J’ai renoncé depuis à mon vœu, tout en essayant de vivre dans la simplicité et la générosité, partageant ce que je possède avec des gens dont l’expérience sociale et économique diffère de la mienne et, ce faisant, traversant des frontières sociales. Et je ressens comme un privilège le fait d’appartenir à un réseau varié de relations proches.

Ce que je trouve personnellement troublant concerne le lieu où je réside. C’est un ensemble d’appartements habité par la bourgeoisie blanche aisée. Quand je regarde autour de moi, je suis déçue de contribuer aux « divisions » sociales. Mais pour des raisons diverses je n’ai pas l’intention de déménager dans l’immédiat. Que faire donc de la contradiction interne entre mes valeurs et certaines réalités de ma vie ? Je commence par ouvrir grand les portes de ma maison, apportant de la diversité dans le quartier. Deuxièmement, mon mari et moi, et quelques autres propriétaires (5%), préconisons des changements dans la politique de recrutement des personnes habitant dans ces appartements, tous changements propres à améliorer le quartier [...].Troisièmement, je veux investir le Centre de politique sociale ainsi que d’autres organisations pour la justice sociale et les droits de l’homme, en relation avec le Mouvement ATD Quart Monde, ce qui est un objectif important sur le plan personnel et professionnel.

Ce qui m’amène aux défis de fond posés par la violence de la pauvreté dans mon travail professionnel. Il en est un par exemple qui m’apparaît insurmontable : c’est la complexité des réactions nécessaires pour contrer les vues dominantes évoquées plus haut, notamment les formes négatives que peut prendre la « charité » - je parle spécifiquement de mes relations avec les fondations, privées ou publiques -.

Une insidieuse dynamique de pouvoir imprègne les gestes de charité et la politique dérivée d’une attitude « charitable ». Lorsque des personnes dotées de moyens donnent à des personnes dépourvues de moyens, les premières se trouvent en position de porter un jugement sur l’utilisation des dons ou d’en suggérer une autre. Les politiques publiques issues de cette tournure d’esprit élaborent des systèmes incitatifs propres à encourager les bonnes conduites et décourager les mauvaises qu’on associe à la pauvreté. Ces modes de pensée exacerbent tout ce qui nous sépare et nous incitent à oublier notre commune humanité.

Des solutions positives

Les trois récits ci-dessus illustrent précisément ce qui se passe lorsque les très pauvres sont exclus de l’élaboration des solutions : le manque de ressources interfère  avec le progrès économique ; les gens s’accusent de circonstances causées par les inégalités structurelles et des politiques aberrantes ; et un stigmate s’attache à ceux qui dépendent de ressources publiques essentielles.

Un exemple impressionnant d’individus qui vivent dans la pauvreté extrême tout en développant des solutions positives - des voies vers la paix - se trouve dans l’Ontario.

Au Canada, dans la province de l’Ontario, le Caledon Institute of Social Policy  et la Daily Bread Food Bank collaborèrent pendant deux ans pour mettre au point un Index de privation2 largement puisé dans les expériences des très pauvres. La recherche multidisciplinaire menée à partir des bases de la communauté atteignait le niveau universitaire - c’est-à-dire ce à quoi aspirent le Mouvement ATD Quart Monde et le CSP - Contrairement à des estimations plus répandues de la pauvreté uniquement basées sur le caractère adéquat du revenu du foyer, l’index qui en résulte inclut - et ce n’est pas une surprise - les indicateurs de problèmes financiers et d’exclusion sociale. Les dix éléments essentiels, d’après l’index, signalant une situation au-dessus du seuil de pauvreté sont les suivants : pouvoir se payer des soins dentaires si nécessaires ; remplacer ou réparer du petit matériel électrique, four ou grille-pain ; la possibilité d’acheter au moins une fois par an de modestes cadeaux destinés à la famille ou aux amis ; pouvoir se présenter à un entretien d’embauche dans une tenue adéquate ; pouvoir inviter des membres de la famille ou des amis au moins une fois par mois ; pouvoir consommer des fruits et des légumes frais tous les jours ; pouvoir se déplacer en voiture ou bien, dans un ensemble urbain, posséder un titre mensuel de transport ; avoir un passe-temps, un hobby ; pouvoir manger de la viande, du poisson ou les équivalents végétariens tous les deux jours ; habiter un lieu sans insecte nuisible tels que cafards, punaises ou rats.

Les autorités de l’Ontario utilisent cet index comme l’un de ces outils pour mesurer la pauvreté.

J’aspire au jour où le Centre de politique sociale trouvera moyen d’appliquer un modèle semblable dans nos communautés, en s’assurant que les perspectives de ceux qui vivent la réalité de la pauvreté imprègnent nos politiques sociales qui apparaîtraient dès lors bien différentes de nos horizons actuels et constitueraient un moyen de faire bouger les attitudes majoritaires dans une direction propre à repérer et à activer notre humanité commune vers la réalisation de la paix.

Donna Haig Friedman

L’auteure met en évidence certaines violences dans son milieu social et la vision généralement négative de la dépendance aux USA. Elle s’interroge ensuite sur la situation des privilégiés dont elle fait partie et propose des pistes de solution.1

CC BY-NC-ND