Féminisme et lutte contre la misère

Magdalena Brand

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Magdalena Brand, « Féminisme et lutte contre la misère », Revue Quart Monde [Online], 223 | 2012/3, Online since 05 February 2013, connection on 20 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5436

Reprenant des éléments d'une synthèse sur « genre et extrême pauvreté » qu'elle a présentée à l'ONU, en juin 2011, l'auteure rend compte de son apprentissage auprès des militant-e-s et des volontaires d'ATD Quart Monde sur l'articulation entre le féminisme et la lutte contre la misère.

Index de mots-clés

Genre, Femmes

J'ai toujours souhaité dialoguer avec d'autres sur le placement des enfants des milieux très pauvres pour des raisons sociales et économiques en France comme une question féministe. Mais je ne trouvais pas les outils dans les milieux féministes et à l'université pour pouvoir penser le placement involontaire pour raisons sociales et économiques des enfants des milieux très pauvres comme une violence imposée à des femmes. Il m'a donc fallu faire une pause dans mon féminisme essentiellement formé à partir des expériences des femmes blanches de la classe moyenne en France, et il m'a fallu faire une pause dans ma méthode de recherche en sociologie, essentiellement basée sur les savoirs actuellement autorisés en France, le point de vue des groupes privilégiés. Cette pause était nécessaire pour apprendre et réapprendre des femmes qui vivent cette forme de violence et de contrôle sur leur vie. J'ai donc avec beaucoup d'intérêt participé à la production d'une synthèse1 à partir de monographies, produites par le mouvement ATD Quart Monde, sur cette question : qu'est-ce que le point de vue des femmes qui luttent au quotidien contre les violences de la misère, m’apprend sur l'articulation entre les inégalités de genre et les violences de l'extrême pauvreté ?

Il n’existe pas de groupe homogène de « femmes très pauvres ». Au contraire, la perspective d’ATD Quart Monde repose sur la conviction qu’il faut partir de la complexité et de la richesse de l’expérience personnelle qui constitue le quotidien des plus pauvres et la base d'une connaissance commune. Jusqu'à ce jour, les écrits du mouvement ATD Quart Monde développent des outils pour penser l'articulation entre le genre et l'extrême pauvreté, mais il faut constater que cette pensée n'influence pas les groupes féministes actuels, et il faut reconnaître que cette absence constitue une violence faite à la pensée des femmes des milieux les plus pauvres. Cette synthèse exprime ce que, en tant que féministe et universitaire, j'ai appris et compris de l'expérience et de la connaissance des femmes vivant l'extrême pauvreté.

Changement de regard

Les femmes qui doivent lutter au quotidien contre l'extrême pauvreté sont trop souvent cataloguées comme « victimes », dans la mesure où les projets et organisations ne tiennent pas compte de leur capacité de révolte et de résistance. Lorsqu’on ne reconnaît pas leur rôle actif, on perpétue le mythe selon lequel la soumission et l'infériorité sont la marque des populations les plus défavorisées. Certains établissements d’assistance publique en Europe et en Amérique du Nord, ainsi que certains programmes de développement en Afrique ou en Amérique latine, ont tendance à considérer les femmes très pauvres comme des êtres passifs, résignés et même inconscients de leur oppression, s’accommodant d’une situation qu’une femme plus privilégiée ne tolérerait pas. Cette attitude se fonde sur l’idée que les femmes très pauvres sont des victimes incapables d’agir pour elles-mêmes.

Si les femmes qui luttent contre la pauvreté bénéficient aujourd’hui de l’aide de nombre d’organisations féministes, de refuges et de programmes de développement, elles sont rarement considérées comme des militantes. Et cela au mépris du fait que les femmes qui vivent  la pauvreté sont des actrices de résistance contre la pauvreté extrême. Elles utilisent leur expérience pour tenter de se sortir de leur situation ainsi que celle de leur famille. Mépriser la résistance, l'expérience et la connaissance des femmes les plus démunies constitue une atteinte à leur dignité et est donc un obstacle à une transformation féministe radicale et durable : « Tant que la condition de la femme la plus pauvre durera, aucune femme ne sera réellement à l'abri. Car ce qui peut être refusé à la femme en bas de l'échelle sociale, n'est pas un droit inaliénable pour toutes les femmes »2.

Les violences des politiques familiales envers les femmes des milieux très pauvres

L'accès aux techniques contraceptives, abortives et de stérilisation est un droit revendiqué dans les universités populaires Quart Monde dans le monde, et pratiqué de façon librement consentie par certaines femmes dans le monde. Mais ces techniques sont aussi imposées aux femmes des milieux pauvres, par la force ou par la contrainte économique, dans le cadre de politiques de planification familiale, visant, non pas l'accès des femmes à leurs droits, mais le contrôle des populations jugées indésirables. En Caroline du Nord (USA), une loi qui autorisait la commission eugénique à stériliser ceux et celles qu’on estimait « inaptes à se reproduire »3 resta en vigueur jusqu’au 17 avril 2003, et visait la majorité des gens pauvres de la communauté noire et hispanique. Au Pérou, de 1930 à 2000, le contrôle des naissances était souvent imposé par l’État et par des organisations de développement. Lorsqu’une femme demandait une aide médicale, on ne prenait sa requête en considération que si elle acceptait d’abord une ligature  des trompes4. Entre 1930 et 1970, la Suède imposa la stérilisation de 62 000 femmes, condition pour bénéficier de la sécurité sociale, garder leurs enfants ou être libérées de prison. La stérilisation et les contraceptions forcées font partie de l’histoire des femmes très pauvres jusqu’à aujourd'hui.

Les retraits, les placements, les adoptions et les internements de leurs enfants et de leurs jeunes, loin d'être des façons de soulager les femmes très pauvres, ont pour but de contrôler et de sanctionner des groupes sociaux et ethniques. Cela s'exprime dans les politiques des institutions et les pratiques des professionnels. La corrélation entre le racisme, la pauvreté et le placement involontaire est réelle et bien documentée pour la ville de New York : « Quelques 96% des enfants placés dans cette ville sont noirs ou hispaniques. Cela résonne de façon étrange. Ces enfants sont une minorité dans la ville. Nous ne sommes pas les seuls à avoir une parentalité incorrecte. Mais les personnes noires sont pauvres et la pauvreté joue un rôle important dans les décisions de placement des enfants »5.

Madame Alicia du Pérou raconte : « Pour sortir, je devais payer mon séjour à l'hôpital, l'infirmière m'a dit : ‘Si tu ne payes pas, nous allons garder le bébé, pourquoi est-ce que tu le prendras avec toi si tu n'es pas capable de t'en occuper ? Si tu n'as pas assez d'argent pour le sortir de l'hôpital, tu n'auras pas assez pour lui donner à manger’. »6

En France, Madame Céline Lenand reçoit un appel des services sociaux pour lui expliquer que son bébé va être placé dans une famille d'accueil. Elle s’enfuit de l’hôpital à la recherche de son compagnon. Quand elle revient l’enfant n’est plus là, placé dans une famille d’accueil en raison des séjours de sa mère en hôpital psychiatrique et de la situation récente de SDF de son compagnon.7

Dans son intervention au colloque La misère est violence – Rompre le silence – Chercher la paix, Moreane Roberts, militante au Royaume-Uni, analyse comment dans son pays, « plus une famille est pauvre, plus fortes sont les chances de voir son enfant enlevé par les autorités locales et adopté contre la volonté des parents ». Elle explique toutes les étapes du placement comme une négation de l’humanité des personnes vivant l’extrême pauvreté : « Il arrive souvent que les autorités s’adressent aux pauvres et les traitent comme s’il s’agissait d'êtres inférieurs »8.

En Afrique, c’est tout un contexte, auquel participe un ensemble d'organisations de développement, qui crée les conditions où les enfants de personnes très pauvres sont considérés comme des orphelins pouvant être adoptés sur le plan international. Les parents sont considérés comme invisibles à cause de leur manque de moyens pour assurer la subsistance à leurs enfants. Retirer les enfants de leur famille est toujours présenté comme l'intérêt de l'enfant, malgré les effets péjoratifs sur une jeune population coupée de ses racines.9

Les politiques familiales des États et des organisations vis-à-vis des familles victimes de la pauvreté reposent souvent sur une logique qui exclut a priori les pères. A la Nouvelle- Orléans, par exemple, il n’existe pas de foyer municipal qui héberge les pères et même les garçons au-dessus de dix ans, raison pour laquelle certaines familles sans logement refusent ce type d’hébergement.10 Dans d'autres projets publics ou privés, les femmes ne peuvent obtenir certaines aides qu’à la condition de quitter leur partenaire ou le père de leurs enfants. En France, on trouve maint exemple de services sociaux qui disent à une femme : « Si vous quittez votre partenaire, on peut vous aider, autrement nous ne pouvons rien faire pour vous. » Au final, ces mesures aboutissent à exercer davantage de contrôle sur les femmes victimes de la misère, sur leur corps, leurs relations avec leurs enfants et avec leurs partenaires. Comme ces politiques destinées à protéger les femmes victimes de la pauvreté, n’ont pas été conçues en accord avec elles et sur la base de leurs expériences et de leurs savoirs, elles aboutissent à des attitudes paternalistes ou punitives envers les femmes. Ainsi, Mrs Mercedita Villar-Diaz Mendez et d’autres femmes des Philippines ont dû se rassembler pour exiger la libération d’une mère emprisonnée avec son enfant pour avoir fait la manche avec un mineur.11

Des liens familiaux et sociaux de résistance

L'unité familiale qui s'organise autour du travail prend un sens particulier dans les foyers très pauvres qui doivent survivre au jour le jour. Les différences de travail et de revenus entre hommes et femmes sont moins importantes que dans d'autres milieux, et la plupart de ces femmes travaillent à l'extérieur, des fois dans les mêmes lieux que leur compagnon. D'autres sont le plus souvent les seules qui apportent un revenu au foyer, et quelquefois ce sont les jeunes filles qui deviennent les chefs de famille. Pour des mères célibataires au revenu très réduit, les enfants représentent un soutien considérable quant au travail et à l’organisation de la maison, les soins aux plus jeunes et le maintien des liens familiaux. Originaire des Philippines, Mrs Mercedita Villar-Diaz Mendez explique que sa fille « Roseline veut s’occuper de son petit frère. Elle dit que peu lui importe de mendier dans la rue toute la journée si elle réussit à lui acheter du lait. Ce qui lui importe c’est que son frère ne soit pas séparé de nous. »12 Le travail en dehors du foyer signifie à la fois l'expérience de l'exploitation mais aussi celle de la sécurité pour soi et pour sa famille.

Dans les situations de grande pauvreté et d’exclusion, les liens familiaux revêtent diverses formes beaucoup plus riches que la famille nucléaire qui est considérée comme la norme en occident. Pour lutter contre la pauvreté extrême, les femmes créent des liens avec des enfants qui ne sont pas les leurs, avec des hommes qui ne sont pas les pères de leurs enfants et avec des femmes qui ne sont pas leurs sœurs.13 Des femmes qui avaient quitté leur partenaire restent en contact avec eux par solidarité, parce qu’appartenant au même milieu ou à la même communauté, parce qu’ils souffrent des mêmes difficultés, des mêmes injustices et parce qu'ils partagent la lutte pour la garde de leurs enfants contre l’État ou contre les diverses violences de la misère. C'est ce qu'explique Madame Vicky Mercier : « Nous sommes divorcés. Mais n’allez pas imaginer que nous nous laissons tomber. Chez nous ça ne fonctionne pas comme ça.  Disons que nous nous aidons mieux comme ça. Il habite à côté et nous nous entraidons beaucoup. »14

Conclusions sur mon féminisme et sur l'université

L'action la plus significative est de prendre au sérieux la voix des femmes qui sont victimes de la violence de la pauvreté et qui luttent malgré tout pour prendre la parole et développer leur pensée en autonomie et en résistance. Faire une pause dans mon féminisme et dans ma sociologie, c'était donc faire silence pour que le point de vue que ces femmes expriment remette en cause la rigidité de mes normes et de mes pratiques militantes et universitaires. Alors que je pensais le silence comme une absence de pouvoir, un signe de soumission, j'ai appris que le silence peut être aussi puissant et donner du pouvoir autant que la parole. Ivanite Saint-Clair, militante d'ATD Quart Monde en Haïti, m'a appris que garder le silence peut représenter une résistance face à la violence de la misère qui sépare les communautés15. Ce savoir du silence repousse les limites de l'action féministe et donne de nouvelles dimensions aux résistances des femmes. Il y a la violence dans les communautés, mais il y a quelque chose d'autre que je n'ai jamais connu moi-même dans mon milieu : la conscience de maintenir les liens et la solidarité d'une communauté. Un soir que j'étais à Bangui, en Centrafrique, où je fais mes recherches, je demande à une tenancière d'une buvette si elle a réussi à récupérer l'argent qu'un jeune voisin lui avait volé. Elle me répond: « Ce voleur dont tu parles est mon frère, tu crois peut-être que je peux abandonner mon frère pour un vol ? ». Pour moi, c'est cette expérience et cette conscience qui marque la frontière avec mon milieu militant et avec l'université qui isolent et qui refusent de voir l'humanité de ces femmes qui ne sont jamais considérées autrement que comme dominées. Ce que fait la recherche c'est refuser la capacité de connaissance et de résistance de ces femmes, alors même qu'elles sont porteuses d'un savoir unique sur leur communauté et sur le monde. Ce que la recherche fait alors c'est isoler les femmes de leur communauté alors même qu'elles partagent leur vie, leurs revenus et leurs expériences avec d'autres. Les théories universitaires majoritaires utilisées pour analyser les faits et pour bâtir le militantisme ne se fondent pas sur les expériences de ces femmes et de leur famille mais sur celles des autres. Alors que dans les quartiers à Bangui, ce sont les femmes qui demandent à leurs frères de s’organiser pour les défendre dans leur travail de prostituée, la théorie féministe fait l'analyse que tous les hommes dans l'entourage des prostituées sont des proxénètes. Toutes les théories se basent sur des expériences et cette théorie de la famille comme lieu de la domination se base sur les expériences des femmes de mon milieu, les classes moyennes blanches. Les savoirs des femmes des milieux très pauvres montrent les limites de ce féminisme qui m'a formée, et m'ouvrent de nouvelles portes pour penser le militantisme et la production de connaissances.

1Gender and extreme poverty, http://www.atdfourthworld.org/IMG/pdf/Gender_and_poverty_ATD_June_2011.pdf.
2 Alwine De Vos van Steenwijk et Joseph Wresinski, La femme du Quart Monde, une inconnue, Pierrelaye,  Éd. Sciences et Services, 1976.
3 Diana Skelton (dir.), Quand l'extrême pauvreté sépare parents et enfants: un défi pour les Droits de l'Homme, ATD Quart Monde et Les Nations Unies
4 Xavier Godinot (dir.), Éradiquer la misère : Démocratie, mondialisation et droits de l’homme, Paris, PUF/ Éd. Quart Monde, 2008.
5 Monsieur Greaves du groupe People United for Children, in Skelton. (Voir note 3).
6 In Xavier Godinot (voir note 4).
7 In Xavier Godinot (voir note 4).
8 Revue Quart Monde n°222 (2012).
9 Karen Stornelli, dans une interview sur les sept ans qu’elle a vécus dans une équipe d’ATD Quart Monde au Burkina Faso, 2009.
10 Voir note 3.
11 Voir note 4.
12 Voir note 4.
13 Voir note 4.
14 Patricia Heyberger et Vicky W., On a eu des hauts ensemble. Famille : des liens contre la misère in Revue Quart Monde, no 150, 1994.
15 Voir son article in Revue Quart Monde, n° 222, 2012.
1Gender and extreme poverty, http://www.atdfourthworld.org/IMG/pdf/Gender_and_poverty_ATD_June_2011.pdf.
2 Alwine De Vos van Steenwijk et Joseph Wresinski, La femme du Quart Monde, une inconnue, Pierrelaye,  Éd. Sciences et Services, 1976.
3 Diana Skelton (dir.), Quand l'extrême pauvreté sépare parents et enfants: un défi pour les Droits de l'Homme, ATD Quart Monde et Les Nations Unies, 2004.
4 Xavier Godinot (dir.), Éradiquer la misère : Démocratie, mondialisation et droits de l’homme, Paris, PUF/ Éd. Quart Monde, 2008.
5 Monsieur Greaves du groupe People United for Children, in Skelton. (Voir note 3).
6 In Xavier Godinot (voir note 4).
7 In Xavier Godinot (voir note 4).
8 Revue Quart Monde n°222 (2012).
9 Karen Stornelli, dans une interview sur les sept ans qu’elle a vécus dans une équipe d’ATD Quart Monde au Burkina Faso, 2009.
10 Voir note 3.
11 Voir note 4.
12 Voir note 4.
13 Voir note 4.
14 Patricia Heyberger et Vicky W., On a eu des hauts ensemble. Famille : des liens contre la misère in Revue Quart Monde, no 150, 1994.

15 Voir son article in Revue Quart Monde, n° 222, 2012.

Magdalena Brand

Magdalena Brand est doctorante en sociologie (CRESPPA/ Université Paris 8) ; ses recherches portent sur les expériences d'exploitation et les stratégies de résistance des femmes centrafricaines dans le travail domestique et sexuel pour les expatriés français à Bangui (RCA).

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