La sécurité sociale face à la pauvreté.

Wouter van Ginneken

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Wouter van Ginneken, « La sécurité sociale face à la pauvreté.  », Revue Quart Monde [Online], 195 | 2005/3, Online since 01 March 2005, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/546

Quel peut être l’apport de la sécurité sociale dans la lutte contre la pauvreté ? Au-delà de la sécurité du revenu et de l’accès aux soins, elle doit s’intégrer dans un cadre socio-économique plus large pour pouvoir pleinement y contribuer. L’auteur reprend ici des éléments d’une contribution faite dans le cadre du Campus 2004 de l’Institut de recherche d’ATD Quart Monde.

Seule une personne sur cinq dans le monde bénéficie d’une sécurité sociale adéquate, tandis que la moitié de la population mondiale vit sans aucune protection sociale. En général, dans les pays à faible revenu, plus de 90 % de la population ne sont pas couverts, tandis que, dans les pays à revenu intermédiaire, ce taux se situe entre 20 et 60 %.

L’extension de la sécurité sociale joue un rôle essentiel dans la prévention et l’atténuation de la pauvreté. En donnant accès aux soins de santé, la sécurité sociale favorise la productivité et l’employabilité des travailleurs. En fournissant une assurance sociale qui couvre la vieillesse, le chômage, la maladie, l’invalidité, l’incapacité, la maternité ou la perte du soutien familial, elle fait en sorte que les travailleurs et leur famille conservent un niveau de revenu décent. En accordant des prestations financées par les impôts, elle garantit un revenu de base. Une enquête du Bureau international du travail (BIT)1 montre que les pensions sociales au Brésil ont permis à plus de quatorze millions de personnes d’échapper à la pauvreté.

La tendance à une couverture réduite de sécurité sociale, voire parfois en régression, a amené l’Organisation internationale du travail (OIT) à estimer en 2001 qu’il convenait de donner la priorité absolue à la conception “ de politiques et d’initiatives propres à faire bénéficier de la sécurité sociale ceux qui ne sont pas couverts par les systèmes en vigueur ”. Se basant sur ce consensus dégagé entre gouvernements, employeurs et travailleurs, l’OIT a lancé en juin 2003 la Campagne mondiale sur la sécurité sociale et la couverture pour tous. Celle-ci apporte une assistance technique, se concentre sur le développement des connaissances, encourage les partenariats.

Sécurité sociale et politiques socio-économiques.

Les deux principales composantes de la sécurité sociale sont l’assurance sociale et les prestations financées par l’impôt. Ces dernières s’adressent généralement aux plus nécessiteux, et sont souvent accordées sous conditions de ressources et/ou de patrimoine (aide sociale). L’assurance sociale est financée par cotisation et ses prestations sont servies lors de la réalisation d’un risque ou d’une éventualité définis. L’assurance légale est obligatoire pour toute la population ou pour certaines catégories, parce que les défections engendreraient des coûts externes et que l’obligation élargit l’assise de la mutualisation du risque. La plupart des régimes volontaires d’assurance sociale sont relativement de petite taille et se caractérisent par des cotisations forfaitaires. Ils offrent aux travailleurs situés hors de l’économie formelle des mécanismes d’atténuation du risque basés sur la confiance et la connaissance mutuelle des membres.

Il y a d’une part, des risques liés à l’aptitude au travail et à la cohésion familiale (chômage, sous-emploi, maladie, accident, invalidité, décès, vieillesse... ) et d’autre part, des besoins essentiels (indigence, soins de santé, éducation, logement, alimentation... ) Amartya Sen2 a défini la pauvreté comme un “ manque de capacités et de potentialités ”. Il ne fait aucun doute que la satisfaction des besoins essentiels et l’acquisition des capacités fondamentales améliorent les possibilités de travailler, favorisent la cohésion familiale et sociale, et réduisent l’indigence.

Personne ne peut apporter sa pierre à la société et rechercher le bien-être sans en avoir les moyens et si ses besoins essentiels restent insatisfaits. Cet état de fait justifie le financement public en matière de santé et d’éducation, mais aussi d’alimentation et de logement. Les mécanismes de sécurité sociale peuvent jouer un rôle important dans le financement et l’accès à ces services. L’assurance sociale finance souvent une part importante des soins de santé et plusieurs prestations financées par voie fiscale peuvent améliorer l’accès à l’alimentation, à l’éducation et au logement. Les assurances sociales ont pour principale fonction de protéger contre certaines éventualités qui aliènent les capacités et les potentialités des individus, d’éviter l’endettement et de rendre les dépenses des ménages plus prévisibles. Les prestations financées par l’impôt ont pour mission principale de compléter les faibles revenus et de réduire les dépenses des ménages sur les biens de première nécessité. C’est ainsi que la sécurité sociale contribue à la lutte contre la pauvreté.

Cependant, la sécurité sociale doit se définir dans un cadre encore plus large, celui de l’extrême pauvreté, des droits humains et de l’exclusion sociale. Dans son rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale, Joseph Wresinski a proposé en 1987 la définition suivante, reprise par Leandro Despouy pour la Commission des Droits de l’Homme3 : “ La précarité conduit à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle tend à se prolonger dans le temps et devient persistante, qu’elle compromet gravement les chances de reconquérir ses droits et de réassumer ses responsabilités par soi-même dans un avenir prévisible ”. Dans sa conception et sa mise en œuvre, la sécurité sociale doit en effet également respecter les droits humains “ sociaux ”, comme la dignité, la sécurité, la justice et la participation politique. Ceci est d’autant plus nécessaire que les plus pauvres vivent généralement dans une situation caractérisée par l’isolement géographique, la marginalisation sociale et l’exclusion politique. Or les services publics, y compris ceux de la sécurité sociale, sont souvent mal adaptés aux besoins et aux conditions des plus pauvres.

Etendre la couverture sociale.

Pour élargir la couverture de l’assurance maladie, la plupart des pays en développement ont adopté la stratégie de la “ mise en œuvre progressive ” : le régime d’assurance obligatoire a été limité en fonction de différents critères (zone géographique, taille de l’établissement, catégories d’ayants droit, type de prestations médicales). Des pays comme la République de Corée et Taïwan ont atteint une couverture universelle par l’extension de l’assurance maladie, tandis que certains pays d’Amérique latine, tels que le Chili ou le Costa Rica, ont pratiquement réalisé cette universalité en associant assurance sociale et accès aux établissements publics de soins. L’exemple le plus intéressant est probablement celui de la République de Corée qui a étendu sa couverture maladie à tous en douze ans, de 1977 à 1989. Certes, la volonté politique a joué un rôle primordial dans ce succès, mais celui-ci a été rendu possible parce que le pays avait préalablement atteint un niveau relativement élevé de développement économique, s’était largement urbanisé et disposait d’un salariat surpassant en nombre l’emploi informel4.

De nombreux pays à revenu intermédiaire s’efforcent de parvenir à une couverture maladie universelle. En Tunisie, cela dépendra sans doute de l’application permanente de mécanismes assurant un recouvrement effectif. La Thaïlande et le Vietnam expérimentent des systèmes de santé où l’accès aux soins est subventionné par des fonds publics sous forme d’une rémunération au patient calculée en fonction du risque.

Généralement, moins de 5 % de la population active des pays à faible revenu est couverte par un régime légal d’assurance santé. Dans la plupart de ces pays, les gouvernements ne fournissent pas d’accès gratuit ou subventionné aux soins de santé de base. Cela a contribué à l’émergence des régimes locaux ou communautaires, par exemple, les mutuelles de santé en Afrique de l’Ouest. Ces régimes ont pour principal avantage d’améliorer l’efficacité des dépenses de santé (rapport coûts / qualité). Le succès ou l’échec de ces régimes dépend des caractéristiques des organismes (constitués sur une base professionnelle, sexuelle, géographique ou religieuse), de leur définition et du contexte dans lequel ils opèrent.

La plupart de ces systèmes sont de taille relativement modeste. Il est donc important de déterminer les formes de partenariat qui favoriseront leur extension. Ils peuvent se fédérer afin d’atteindre plusieurs objectifs : renforcer leur pouvoir de négociation vis-à-vis de l’Etat et des prestataires (publics et privés) de soins de santé, mettre en commun leurs connaissances, stabiliser leur situation financière par des mécanismes de réassurance. Pour l’instant ce type d’assurance ne peut pas couvrir les plus pauvres qui n’ont pas ou peu de capacité contributive, mais il peut être porteur d’un système national universel financé par des apports publics et des cotisations. Faute de moyens suffisants dans les pays à revenu faible, un apport international est indispensable pour atteindre la couverture pour tous.

La nécessité d’une stratégie mondiale.

Il est nécessaire de développer une stratégie mondiale pour soutenir les stratégies nationales d’extension de la sécurité sociale. Pour que la mondialisation soit équitable, il faudra mettre en place des mécanismes permettant aux plus démunis de bénéficier eux aussi des avantages de la croissance économique. Ceci a été la préoccupation principale de la Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation, établie par l’OIT. Dans son rapport5 celle-ci écrit : “ Un niveau minimal de protection sociale doit être accepté sans discussion en tant qu’élément du socle socio-économique de l’économie mondiale”. La mise en place, dans chaque pays, d’un socle socio-économique relié à des dispositifs d’aide internationale va vraisemblablement constituer l’un des principaux volets de la création d’une dimension sociale de la mondialisation.

Cette commission ne donne pas de définition détaillée de ce socle socio-économique mais propose trois grandes composantes6.

Des droits fondamentaux au travail et aux autres libertés civiques et politiques, qui garantissent la représentation collective des catégories marginalisées et défavorisées.

Pour tous ceux qui sont en âge de travailler, des politiques de l’emploi qui luttent contre l’exclusion sur le marché du travail, augmentent le revenu des travailleurs pauvres et offrent à ceux qui perdent leur place un nouvel emploi pleinement conforme à leurs capacités.

Des politiques de protection sociale garantissant à tous les membres de la société une sécurité minimale (revenu, santé, qualité de vie... ).

L’approche de ce socle socio-économique rejoint la Déclaration des droits de l’homme qui inclut déjà les droits fondamentaux du travail (abolition du travail forcé et du travail des enfants, élimination de toutes formes de discrimination, liberté d’association, négociation collective, droits au travail et à la sécurité sociale)

Des emplois nombreux et rémunérateurs constituent le cœur du socle socio-économique. Les politiques destinées à lutter contre l’exclusion sociale, la création de petites entreprises, l’intégration de l’économie informelle dans le cadre juridique qui régit les investissements, les échanges commerciaux et l’emploi doivent jouer un rôle décisif dans l’élaboration du socle socio-économique.

Etendre la sécurité sociale aux exclus est la troisième composante du socle socio-économique. Nous avons déjà mentionné le rôle important que peut jouer sur ce plan la Campagne mondiale de la sécurité sociale et la couverture pour tous. Les expériences encourageantes acquises par l’OIT dans quatre domaines d’activité pourraient enrichir sensiblement la réflexion sur la mise en place du socle socio-économique.

  • Le développement des systèmes d’assurance santé communautaires. Les mutuelles de santé, en pleine expansion en Afrique de l’Ouest, peuvent devenir le fondement d’un système universel.

  • Les régimes de pension minimale. Plusieurs pays ont montré que l’on pouvait se permettre de financer par voie fiscale des systèmes de pensions destinées aux personnes âgées et démunies, aux handicapés, aux mères célibataires et aux familles orphelines touchées par le VIH/SIDA.

  • Les subventions en espèces pour les élèves du primaire. Quelques pays, comme le Brésil, le Mexique et l’Afrique du Sud, expérimentent des formules consistant à accorder des bourses aux familles pauvres qui s’engagent à envoyer leurs enfants à l’école.

  • La réorientation des dépenses publiques au profit de l’extension de la couverture de base. Dans de nombreux pays, l’important n’est pas tant d’accroître les dépenses sociales que de les réorienter au profit de la couverture de base.

Quelles sont les étapes à suivre pour développer une stratégie mondiale soutenant les stratégies nationales d’extension de la sécurité sociale ?

S’accorder sur les objectifs. Il est nécessaire de mettre au point des indicateurs internationaux de couverture de la sécurité sociale qui puissent ensuite être liés aux objectifs du Millénaire définis par l’ONU.

Créer la volonté. Elle existe à l’OIT, comme le montre la campagne mondiale dont les buts principaux sont de conscientiser et de créer des partenariats.

Développer et disséminer des connaissances. Beaucoup de pays ont réussi à étendre la couverture sociale. D’autres peuvent apprendre de leur exemple. Ces connaissances doivent être à la portée de tout le monde. Mais nous ignorons encore beaucoup de choses sur les mécanismes de sécurité sociale qui peuvent atteindre les plus pauvres et les travailleurs de l’économie informelle. Le processus de l’extension de la sécurité sociale est nouveau et complexe. Il sera nécessaire de développer les connaissances concernant ce processus dans le cadre d’un exercice expérimental de dialogue.

Finalement, il y a la dimension financière. Une première estimation fournie par le BIT nous apprend qu’il faudrait 2 % du revenu brut mondial pour être en mesure de fournir aux pauvres du monde entier une sécurité de revenu minimale ainsi que l’accès à l’éducation primaire et aux soins de santé de base7.

Force morale, engagement politique.

La sécurité sociale peut avoir un impact décisif sur la réduction de la pauvreté. C’est déjà le cas dans les pays riches et à revenu intermédiaire. Dans les pays pauvres cet impact est à promouvoir. Les mutuelles de santé peuvent être le fondement d’un système universel qui couvrirait tout le monde. Restent à développer par exemple les pensions sociales (financées par voie fiscale) et les prestations aux familles pauvres qui s’engagent à envoyer leurs enfants à l’école.

La nécessaire stratégie mondiale doit avoir plusieurs dimensions : partenariat entre pays riches et pauvres ; financement, développement et dissémination des connaissances. Son fondement réside dans l’extension des droits humains à tous et en particulier aux plus pauvres. Cela créera – et a déjà créé – une force morale qui peut se traduire dans un engagement politique. Promouvoir les droits humains – à la santé, à l’éducation, au logement, au travail, et à la sécurité sociale – engagera la société mondiale à tous les niveaux. Les objectifs du Millénaire représentent déjà un premier pas dans cette direction, mais ils devraient être suivis par l’adoption d’une Déclaration sur l’extrême pauvreté et les droits humains par les Nations unies.

1 Non-contributory pensions in Brazil : The impact on poverty, H. Schwarzer et A.C. Querino, ESS no.11, Genève, BIT, 2002.

2 Un nouveau modèle économique : développement, justice, liberté, A. Sen, éd. Odile Jacob, 2000.

3 Rapport E/CH.4/Sub.2/1996/13.

4 Etendre la sécurité sociale : politiques pour les pays en développement, W. van Ginneken, ESS no.13, Genève, BIT, 2005.

5 Une mondialisation juste – Créer des opportunités pour tous, BIT, Genève, 2004.

6 BIT: Une mondialisation juste. Le rôle de l’OIT. Rapport du Directeur général sur la Commission mondiale sur la dimension sociale de la

7 Reaching out to 100 million poor? Designing resource mobilization strategies to combat old-age poverty through universal pensions, M. Cichon, BIT

1 Non-contributory pensions in Brazil : The impact on poverty, H. Schwarzer et A.C. Querino, ESS no.11, Genève, BIT, 2002.

2 Un nouveau modèle économique : développement, justice, liberté, A. Sen, éd. Odile Jacob, 2000.

3 Rapport E/CH.4/Sub.2/1996/13.

4 Etendre la sécurité sociale : politiques pour les pays en développement, W. van Ginneken, ESS no.13, Genève, BIT, 2005.

5 Une mondialisation juste – Créer des opportunités pour tous, BIT, Genève, 2004.

6 BIT: Une mondialisation juste. Le rôle de l’OIT. Rapport du Directeur général sur la Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation, Genève, 2004.

7 Reaching out to 100 million poor? Designing resource mobilization strategies to combat old-age poverty through universal pensions, M. Cichon, BIT, Genève, 2004.

Wouter van Ginneken

Wouter van Ginneken a longtemps travaillé au Bureau international du Travail.

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