Un levier pour les pauvres et leurs avocats

Jacques Fierens

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Jacques Fierens, « Un levier pour les pauvres et leurs avocats », Revue Quart Monde [En ligne], 224 | 2012/4, mis en ligne le 05 mai 2013, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5480

Bien que souvent instrumentalisée par le langage juridique, la référence aux droits de l’Homme protège les plus pauvres et joue comme un levier puissant dans leur défense. Exemples à l’appui, l’auteur s’emploie à montrer comment et à quelles conditions les DDH peuvent changer la vie des avocats et de leurs clients pauvres.1

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Droits humains, Justice

RQM : Quelle est l’origine de votre spécialisation en droits de l’Homme et en droit de l’aide sociale ?

J.F. : Pendant ma période de stage au barreau, il y a déjà trente-cinq ans, j’ai habité avec une volontaire du Mouvement ATD Quart Monde, dont j’avais pris soin auparavant de faire mon épouse, dans un quartier parmi les plus pauvres de Bruxelles. Le contraste était saisissant entre l'ambiance à la fois polie et venimeuse que je découvrais au palais de justice et la violence des espoirs ou des désespoirs des habitants de la rue du Chimiste et de la rue Odon. Un des rares points communs entre ces deux mondes était peut-être qu'y existait de part et d'autre une confiance sceptique dans le droit. Que de fois ai-je entendu des confrères et vu des juges qui touchaient la vérité dans le brouhaha des n'importe-quoi ! Que de fois me suis-je étonné que les personnes à qui la vie avait tout refusé puissent encore tant espérer de la loi, des avocats et des tribunaux !

RQM : Quels sont les liens entre grande pauvreté et droit ?

J.F. : Ainsi que l’affirme constamment le Mouvement ATD Quart Monde, la grande pauvreté est en effet une violation des droits de l’Homme. Non pas que les droits des pauvres ne soient pas reconnus, sauf en ce qui concerne beaucoup d’étrangers en séjour irrégulier, mais la misère les empêche de les exercer.

RQM : Tout le monde n’est-il pas d’accord aujourd’hui avec ce constat ?

J.F. : Je le croyais, mais il faut sans cesse convaincre à nouveau de ce que la misère est plus fondamentalement une question de droit et de relations sociales qu’une question d’argent dans le porte-monnaie. La réticence par rapport à l’approche en termes de droits fondamentaux est encore très répandue et les objections nombreuses. La référence aux droits de l’Homme n’est-elle pas quasi religieuse, voire superstitieuse ? Ne servent-ils pas davantage les intérêts des nantis que ceux des pauvres ? Des concepts instrumentalisés par le droit, discours performatif par excellence, comme la « dignité humaine » ou « l’égalité », ne souffrent-ils pas d’une réduction de sens en passant par la moulinette du verbiage juridique ? Mais cette référence aux droits de l’Homme et à la dignité est des plus précieuse parce qu’elle est capable de changer la vie des justiciables. Elle constitue une formulation adéquate, de nos jours, des aspirations ou des revendications les plus constantes des personnes pauvres. C’est le mérite de la loi qui a instauré en Belgique le droit à l’aide sociale en 1976 : il est censé correspondre à ce qui est nécessaire pour une vie « conforme à la dignité humaine », et pas à ce qui est nécessaire pour ne pas mourir.

RQM : Il ne suffit sans doute pas d’affirmations juridiques théoriques…

J.F. : C’est pour cette raison aussi que la manière de rendre la justice est fondamentale pour les justiciables, que rien n’y est plus important que la sauvegarde de la dignité. J’avais ainsi défendu un jour un homme poursuivi du chef de vol de ferraille sur un chantier. Interrogé par moi après ma plaidoirie sur ce qu’il en avait retenu, il me répond : « Vous avez dit que je ne suis pas un chien ». Franchement, j’espère avoir été parfois plus original en plaidoirie ! Mais ce qu’il avait retenu, c’était que j’avais évoqué sa dignité. Et cet autre exemple : une cliente est poursuivie du chef d’outrage à magistrat, mais finalement acquittée. Lorsqu’elle évoque plus tard son procès, elle ne se souvient pas du jugement favorable, mais des propos tenus à son sujet par un magistrat qui l’avait profondément blessée. « Le procureur a dit qu’il ne fallait pas être maligne pour avoir fait ça ». Bien sûr la dignité humaine, en tant que telle, ne peut être accordée par jugement. Elle indique cependant, de manière indispensable, une direction. Le marin qui cherche le nord n’a pas l’intention de capturer l’étoile polaire. Rien toutefois n’est plus fondamental pour lui et pour son équipage que de savoir où elle se trouve.

RQM : Vous parlez des droits de l’Homme comme d’un levier, comme d’un « hypomochlion » ?

J.F. : Excusez-moi de m’amuser de ce terme un peu pédant : l’hypomochlion est l’axe sur lequel on appuie un levier pour le faire pivoter et le rendre efficace. « Donnez-moi un levier et je soulèverai le monde », fait-on dire à Archimède. Les droits de l’Homme sont ce levier d’une puissance remarquable. Leur ubiquité est évidente. Ils sont partout et ils contiennent virtuellement l’ensemble des droits. Par exemple, la Belgique offre à toute personne la possibilité de remettre en question, efficacement et sans frais, au nom des droits fondamentaux, la constitutionnalité des lois, des décrets ou des ordonnances. Peu de démocraties vont aussi loin. La Cour constitutionnelle a reconnu aux associations le droit d’agir devant elle quand les intérêts qu’elles veulent défendre sont en jeu. Son contrôle en est rendu encore plus efficace, notamment à propos des normes destinées à contrer la pauvreté. Dans ce domaine, une procédure introduite par ATD Quart Monde il y a vingt ans a constitué une étape décisive (il s’agissait de demander l’annulation d’une législation critiquable relative aux coupures d’électricité pour non-paiement des factures). L'accès à la justice, qui constitue un problème bien plus complexe que l'accès à l'information juridique ou à l'avocat, a pour effet que les personnes les plus pauvres, celles qui ont peut-être le plus besoin du droit, éprouvent des difficultés parfois insurmontables pour accéder au prétoire, surtout à celui des hautes juridictions. Le droit d'action reconnu aux organisations « dans lesquelles les personnes les plus démunies s'expriment », comme dit l'accord de coopération qui fonde le Service de lutte contre la pauvreté, est dès lors un outil fondamental (L’accord de coopération est une sorte de loi en Belgique et le « Service pauvreté » un service public). On espère qu'il ne représente qu'une nécessité temporaire, car l'action des groupements tient un peu de la prothèse procédurale, en attendant que les personnes directement concernées portent elles-mêmes devant les instances suprêmes les questions qui les intéressent, en pleine connaissance de leurs droits.

RQM : Et au niveau du Conseil de l’Europe ?

J.F. : Il faut bien sûr mentionner aussi la possibilité offerte aux plaideurs de porter devant la Cour européenne des droits de l'homme les affaires liées aux situations de pauvreté. Il est bien connu aujourd'hui que le succès de la Convention du 4 novembre 1950 tient à l'efficacité du contrôle international qu'elle organise. On sait aussi qu'elle n'avait pour ambition, à l'origine, que de consacrer des droits dits « civils et politiques ». Or, certains juges à la Cour n'ont pas hésité à affirmer qu’ « on ne peut gagner la guerre contre la pauvreté en interprétant largement la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. » Le quotidien et les préoccupations des destinataires de la norme ne peuvent cependant être découpés, comme les instruments juridiques, en catégories, et la Cour s'est de plus en plus souvent souciée d'appréhender les aspects économiques, sociaux et culturels des droits contenus dans la Convention. Des personnes vivant manifestement des situations de précarité ont depuis longtemps eu accès aux organes de Strasbourg, comme Messieurs De Wilde, Ooms et Versyp, poursuivis pour vagabondage en Belgique en 1971, ou comme Madame Airey, une Irlandaise qui se plaignait en 1979 de ce qu'en raison des frais qu'impliquait la procédure, elle ne pouvait obtenir une séparation de corps. Il est vrai cependant que parfois, les « avocats aux pieds nus », comme disait un confrère qui voulait être gentil envers les défenseurs des démunis mais qui était en fait plutôt maladroit, sont interpellés : pourquoi ne vont-ils pas plus souvent à Strasbourg ? Diverses réponses devraient être apportées à cette question, outre celle qui consiste à faire observer que ces avocats ont des chaussures comme les autres, parce qu'ils sont des avocats comme les autres, et qu'il est nécessaire qu'il en soit ainsi. La défense des pauvres n'est pas une spécialisation, elle est l'accomplissement de la mission séculaire du barreau. Une des raisons, donc, qui fait que les affaires « Quart Monde » sont rares à Strasbourg tient au fait que la Cour Européenne des droits de l’Homme ne peut, à juste titre, intervenir que lorsque les recours internes sont épuisés, les États parties étant les premiers gardiens de la Convention. En pratique, cela veut dire souvent que le justiciable et son avocat doivent avoir derrière eux des années de procédure et d’échec dans la valorisation des droits fondamentaux. Une autre raison est que les avocats, comme tant d’autres intervenants sociaux ou politiques, ne font pas toujours le lien entre la situation de précarité de leurs clients et les droits fondamentaux.

RQM : Quels moyens faudrait-il mobiliser pour améliorer l’accès des plus pauvres à la justice ?

J.F. : La référence aux droits fondamentaux a pu parfois changer la vie des avocats et surtout de leurs clients pauvres. Les exemples que je pourrais vous présenter, s'ils ont pu parfois changer la vie des avocats et surtout de leurs clients pauvres, s'ils montrent souvent que l'imagination juridique peut être sollicitée avec succès, ne concernent pourtant que rarement des situations de grande pauvreté. Ceux qui ont le plus besoin du droit y ont le moins accès. Ainsi, le contentieux de l'aide sociale est largement monopolisé, en Belgique, par la situation des étrangers en séjour illégal. Le propos n'est évidemment pas de minimiser les souffrances qu'ils endurent ou les questions posées à la démocratie par le sort qui leur est réservé. Il apparaît toutefois clairement que les avancées interviennent lorsque se font entendre ou lorsqu'agissent en justice des individus ou des groupes sociaux capables de mobiliser le droit, de se faire représenter, de se défendre. Atteindre cet objectif ne dépend pas que des barreaux. Tous les éducateurs savent que pour apprendre le latin à Jean, il faut connaître le latin, mais qu'il faut surtout connaître Jean. Les plus misérables demeurent la plupart du temps mal connus des avocats qui n'ont qu'une idée sommaire des conditions d'existence de certains de leurs clients, qui ne comprennent pas ce qu'ils tentent de leur dire, ce qu'ils leur demandent et ce qu'ils espèrent de la justice. Si ces clients n'ont dès lors pas toujours la possibilité de gravir les marches qui mènent au prétoire, ce n'est pas du fait de leur propre impuissance, mais parce que, fondamentalement, les avocats, les législateurs, les magistrats, ne les reconnaissent pas comme sujets de droit à part entière. Fonder le refus de la pauvreté sur les droits de l'Homme peut contribuer à ce qu'il n'en soit plus ainsi.

1 Les opinions émises dans cette interview avaient été développées dans Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, « 
1 Les opinions émises dans cette interview avaient été développées dans Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, « Pauvreté, dignité et droits de l'Homme », Bruxelles, 2008, pp. 49-57.

Jacques Fierens

Jacques Fierens est avocat, professeur à l'Université de Namur, à l’Université de Liège et à l'Université catholique de Louvain (Belgique).

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