Discrimination pour origine sociale

Jérémy Ianni

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Jérémy Ianni, « Discrimination pour origine sociale », Revue Quart Monde [En ligne], 224 | 2012/4, mis en ligne le 01 octobre 2013, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5498

Aujourd’hui, il existe une différence de traitement selon l’origine sociale et il n’est pas possible pour les personnes en situation d’extrême pauvreté de pouvoir saisir l’institution du Défenseur des droits sur ce critère. L’auteur donne des pistes pour améliorer l’effectivité des droits.

Le quotidien des personnes vivant dans l’extrême pauvreté en France est trop souvent méconnu. Des dénis de droits sont fréquents malgré la bonne volonté du législateur. Nous sommes convaincus que c’est l’institution du Défenseur des droits qui doit nécessairement être partie prenante d’une réflexion sur la manière d’aborder les saisines dans les situations de grande pauvreté.

Difficulté à demander ses droits

Récemment, c’est la Commission nationale consultative des droits de l’homme, dans son Avis sur le respect des ‘gens du voyage’ et des Roms migrants au regard des réponses récentes de la France aux instances internationales adopté le 22 mars 2012, qui dénonce la discrimination pour origine sociale dont sont victimes ces populations : « Parallèlement aux questions garantissant l’accès aux droits, il est indispensable d’engager une lutte contre les discriminations. La lutte contre ces discriminations d’ordre ethnique, culturel ou social subies par les ‘gens du voyage’, dont l’originalité est d’être largement acceptées et banalisées par la société, et qui les obligent à adopter des stratégies de ‘débrouille’, perpétuent une défiance réciproque et du rejet, est incontournable’ ». Malheureusement, cette réalité s’illustre très concrètement, comme par exemple dans le hameau de La Bruyère, situé dans la commune de Saint-Martin du vieux Bellême dans l’Orne où ont été récemment installés des panneaux neufs avec des inscriptions mentionnant « arrêts interdits » ou encore « interdit aux nomades ».

Des études montrent et confirment que la partie la plus fragile de la population a malheureusement encore aujourd’hui une très grande difficulté à demander ses droits, ceci dû à la méconnaissance des droits mêmes et des structures par ces personnes, aux difficultés administratives ou encore à des difficultés à fournir tous les justificatifs, notamment de résidence1. On estime à 35 % le taux de non recours pour le dispositif du RSA2 socle, et à 68 % ce même taux pour le complément d’activité du RSA, ce qui représente d’une manière cumulée près de 5,2 milliards d’euros par an2. Les trois-quarts des ménages, soit 75 % des foyers pouvant prétendre à l’aide pour la Complémentaire santé n’en ont pas fait la demande3.

Non- effectivité du droit en France

Le problème de l’effectivité du droit est particulièrement flagrant dans le domaine du soin et de la prise en charge médicale. De nos jours, de nombreux médecins refusent de recevoir des personnes bénéficiaires de la couverture médicale universelle, de la couverture médicale universelle complémentaire, ou de l’aide médicale d’État, laissant de côté des personnes très fragilisées par des conditions de vie catastrophiques et inhumaines. On évalue en 2012 le taux de refus d’une prise en charge médicale pour les bénéficiaires de l’aide médicale d’État à 33 %3. Une autre étude révèle aussi un taux de 25 % de refus de soin chez les professionnels de santé parisiens, et ajoute que « le refus de soin existe et son ampleur ne saurait être qualifiée de marginale et anecdotique »4. On indique aussi que 30 % des personnes non protégées par une complémentaire santé renoncent aux soins pour des raisons économiques5, et que 14,4 % de la population vivant en France renoncent à la prise en charge médicale pour ces mêmes raisons6. Et tout ceci, malgré la délibération de la HALDE7 2006-232 du 6 novembre 2006 qualifiant ces comportements de discriminatoires, et malgré la sanction prévue par l’article L 1110-3 du code de la Santé publique sanctionnant le médecin auteur de cette discrimination.

Malgré la circulaire DGAS/MAS/2008/70 du 25 février 2008 qui mentionne que seules les personnes n’ayant pas d’adresse où recevoir leur courrier doivent procéder à une domiciliation dans un Centre communal d’action sociale (CCAS) ou une association agréée, le principe déclaratif de l’adresse n’est pas appliqué de manière régulière par les CPAM8, freinant l’accès aux droits (notamment pour l’aide médicale d’État). Or, ce principe déclaratif est bien valable pour tous les droits sociaux.

Par exemple, lorsqu’une personne fait une demande d’aide médicale d’État, elle doit simplement donner une adresse postale à laquelle elle reçoit son courrier, sans fournir de justificatif de domicile. Pourtant, la CPAM exige le justificatif, donc ne respecte pas la procédure. Cela complique la demande car il faut alors passer par une procédure de domiciliation en CCAS, ou bien par le biais d’une association, ce qui peut prendre plusieurs mois, compte tenu de la réticence des municipalités à domicilier des personnes sans logement sur leur territoire.

Des incohérences incompréhensibles

Lorsque l’on prend en considération le nombre d’expulsions sans relogement et les conditions de vie catastrophiques dans lesquelles vivent certaines populations, aggravant des états de santé déjà délabrés par une existence misérable, et la recrudescence de maladies comme la tuberculose, la coqueluche ou encore la rougeole, on peut s’interroger sur la manière dont la société abandonne définitivement ses pauvres, en leur refusant à tout point de vue l’accès au circuit du droit commun.

Concernant également le logement, on remarque aisément que les obligations de l’État ne sont pas respectées, puisque seulement 39 % du contingent préfectoral sont employés pour le relogement des bénéficiaires du DALO9, et que le montant des astreintes prononcées à l’encontre de l’État au cours des trois premières années qui ont suivi la mise en place du recours DALO est de 16 485 610 €. Pire, l’autorité préfectorale, en méconnaissance totale de ses obligations, autorise, sans relogement, l’intervention de la force publique pour l’expulsion de personnes pourtant prioritaires au DALO.10 Pourtant, la dernière Défenseure des enfants, Dominique Versini, dénonçait dans un article du Monde, paru le 25 novembre 2010 et intitulé La pauvreté des enfants et de leur famille n’intéresse pas l’État français, la méconnaissance par l’État de ses obligations concernant les conditions de logement des enfants. Alors que les États signataires, comme la France, de la Convention internationale des droits de l’enfant du 20 novembre 1989 ont l’obligation d’aider les parents à donner à leurs enfants un niveau de vie suffisant, notamment par un logement adapté (article 27 de la Convention), 600 000 enfants, en France, connaissent des conditions de logement particulièrement précaires (absence de logement, insalubrité ou surpeuplement).

En sachant que les expulsions sans relogement contraignent des familles à vivre en squat, voire en bidonville, interdisant l’accès aux soins, et ce malgré la circulaire DGAS/MAS/2008/70 du 25 février 2008 citée précédemment, on peut se demander comment qualifier autrement ces traitements qui relèvent clairement de la discrimination sociale.

La pauvreté expose aussi au placement des enfants, mesure qui devrait pourtant n’intervenir que quand elle est strictement nécessaire. Or l’expérience montre que souvent cette mesure est une privation inutile, injustifiée et illicite. La jurisprudence européenne est très intéressante sur ce point précis, particulièrement les jurisprudences Kützner c/ Allemagne du 10 juillet 2002, Eriksson c/ Suède du 22 juin 1986, Wallova c/ République Tchèque du 29 octobre 2006, Mac Michael c/ Royaume Uni du 24 février 1995, Niedzwiecki c/ Allemagne du 25 octobre 2005, Hasse c/ Allemagne du 8 avril 2004, Moser c/ Autriche du 21 décembre 2006, et Olsson c/ Suède du 24 mars 1988, qui sanctionnent des manquements flagrants des États sur des questions de placement d’enfant. L’arrêt Wallova c/ République Tchèque est particulièrement intéressant car il sanctionne clairement le placement pour non possibilité d’avoir un logement adéquat, donc pour raison de pauvreté.

Le projet pour l’enfant, dont le contenu doit être débattu avec les parents, est obligatoire depuis seulement 2007. En sachant que dans 90 % des cas de placement, la famille vit en dessous du seuil de pauvreté11, on peut se demander si cela est encore dû au fruit du hasard. Le caractère illicite des placements pour raison de pauvreté apparait clairement, ainsi que le non-respect de principes pourtant inscrits dans la loi, comme l’obligation d’élaborer un projet pour l’enfant, l’obligation conjointe de fixer les droits de visite entre le service de l’aide sociale à l’enfance et la famille, ou encore le principe d’unité de la fratrie. Dans ce domaine précis, les dysfonctionnements sont récurrents, et il est important de se demander pourquoi.

Dans tous les domaines de la vie cités, le refus d’appliquer le droit commun aux plus pauvres n’est pas lié à des circonstances spécifiques. L’origine sociale est la seule cause qui explique ce traitement différent. Les personnes pauvres n’ont pas le droit d’être décemment logées, soignées comme tout le monde, d’accéder à l’école comme tout le monde, ou encore d’être respectées comme adultes responsables, ou dans leur rôle de parents12. Pourquoi l’administration peut-elle omettre de respecter ses obligations, sous couvert de sa complexité ? Pourquoi l’autorité préfectorale peut-elle expulser sans aucun engagement de responsabilité de sa part, et ceci sans reloger des personnes prioritaires au DALO, tout en refusant de mobiliser l’intégralité de son contingent de logements ? Pourquoi les services sociaux passent-ils outre les obligations de dialogue avec les parents, notamment pour fixer les droits de visite et d’hébergement, ou élaborer le projet pour l’enfant ?

S’interroger autrement ?

Il n’est pas suffisant de faire interdire la discrimination par la loi pour lutter contre elle, il s’agit clairement d’œuvrer concrètement pour que ces interdictions de différenciation de traitements s’appliquent. Par exemple, en ce qui concerne les refus de soin, qui émanent clairement d’une discrimination sociale, rien ne se passe. En effet, la volonté juridique d’assurer des soins pour tous n’est pas inscriptible dans la réalité, puisqu’il manque une composante civique et politique pour parvenir à une effectivité totale.

Dans la prise en charge des saisines, on ne peut pas utiliser des critères comme l’âge, la santé, le niveau de qualification et se focaliser sur la sanction du dysfonctionnement du service public, comme préconisé actuellement. Cette somme de critères n’est pas égale au résultat réel, car cela nie tout simplement l’effet de cumul et l’exacerbation des conséquences des phénomènes d’exclusion et de discrimination. On sait d’ailleurs bien quel effet génère le non-accès concomitant à plusieurs droits, et l’interdépendance de chacun des domaines de la vie quant à l’amélioration du contexte socio-économique. Isoler chaque problème est une solution d’attente qui ne semble apriori pas adaptée à la volonté du Défenseur des droits, c’est à dire celle d’être le garant de la promotion de l’égalité et de l’égale dignité de tous13. L’amélioration des conditions de vie des personnes les plus marginalisées en France ne pourra se faire qu’en reconnaissant que ce que vivent ces personnes n’est pas un concours de circonstances, donc en reconnaissant qu’il existe une différence de traitement selon l’origine sociale. De plus, le questionnement sur la raison pour laquelle le service public s’autorise de telles aberrations reste en suspens. Aborder la situation de telle ou telle famille sous l’angle de la pauvreté pousse à réfléchir sur la manière dont l’aide sociale à l’enfance traite certaines personnes, au regard de l’image plus que négative qu’elle en a. Seule l’approche globale, proposée par le critère de l’origine sociale, peut fédérer et pousser à s’interroger autrement sur des processus qui peuvent apriori sembler anodins.

1 Rapport de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale 2011-2012.

2 Revenu de solidarité active.

3 Enquête de la Direction de la recherche, des études de l’évaluation et des statistiques, 2012.

4 Enquête du Fonds CMU, 2010.

5 Enquête Santé Protection Sociale de 2008.

6 Comptes nationaux de la Santé, 2010.

7 Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l'Égalité (qui aujourd'hui est devenue une entité du Défenseur des droits).

8 Caisse primaire d’assurance maladie.

9 Rapport du Comité de suivi du DALO (Droit au logement opposable), novembre 2011.

10 Le paragraphe précédent est inspiré de la réflexion de Dominique Schaffhauser, développée lors de son intervention dans le cadre du colloque Le

11 Rapport Naves Cathala, Documentation Française, page 28.

12 Idem note 10.

13 Rapport d'activité du Défenseur des droits, 2011-2012, Introduction.

1 Rapport de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale 2011-2012.

2 Revenu de solidarité active.

3 Enquête de la Direction de la recherche, des études de l’évaluation et des statistiques, 2012.

4 Enquête du Fonds CMU, 2010.

5 Enquête Santé Protection Sociale de 2008.

6 Comptes nationaux de la Santé, 2010.

7 Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l'Égalité (qui aujourd'hui est devenue une entité du Défenseur des droits).

8 Caisse primaire d’assurance maladie.

9 Rapport du Comité de suivi du DALO (Droit au logement opposable), novembre 2011.

10 Le paragraphe précédent est inspiré de la réflexion de Dominique Schaffhauser, développée lors de son intervention dans le cadre du colloque Le droit social, l’égalité et les discriminations, le 14/06/2012 à la faculté de Nanterre Paris X.

11 Rapport Naves Cathala, Documentation Française, page 28.

12 Idem note 10.

13 Rapport d'activité du Défenseur des droits, 2011-2012, Introduction.

Jérémy Ianni

Volontaire permanent d’ATD Quart Monde depuis 2011, Jérémy Ianni collabore au Comité solidaire pour les droits, à l’Université populaire Quart Monde avec le groupe des jeunes de l’Île de France et au secrétariat de la Délégation nationale France.

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