Éclater les frontières du travail social

Mascha Join-Lambert

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Mascha Join-Lambert, « Éclater les frontières du travail social », Revue Quart Monde [Online], 225 | 2013/1, Online since 05 August 2013, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5550

Le projet transfrontalier1 INNOV 2010 : Innovation socio-éducative, soutien à la parentalité et lutte contre l’exclusion s’est déroulé dans quatre pays européens2 : la Pologne, la France, l’Allemagne et la Belgique. L’objectif était de créer un espace de dialogue à propos des pratiques innovantes mises en place dans la lutte contre la pauvreté. Mascha Join-Lambert donne quelques impressions fortes des quatre étapes. Anna Rurka et Laetitia Naud évaluent le projet sous l'angle de la formation des travailleurs sociaux.

Index géographique

Allemagne, France, Pologne

Un voyage aux sources du travail social en Europe

INNOV 2010 : derrière ce raccourci se cache un long voyage d’étude aux sources et aux perspectives du travail social en Europe avec quatre stations, à Varsovie, à Paris, au Brandebourg/Berlin, à Bruxelles, pour une centaine de professionnels (en études et/ou en exercice), d'usagers et de bénévoles. Quatre thèses fondèrent l’accord des quatre pays impliqués :

Thèse 1 : Les professionnels de l’intervention socio-éducative sont des témoins privilégiés des évolutions sociales.

Thèse 2 : Les professionnels et les usagers de leurs services peuvent devenir des partenaires.

Thèse 3 : Les professionnels peuvent  participer à formuler les objectifs de politique sociale.

Thèse 4 : Face à de tels chances et défis, les professionnels se trouvent trop souvent seuls.

Quatre-vingt participants environ auront donc vécu ensemble ces quatre étapes, dans trois langues : le français, le polonais et l’allemand.

Varsovie : Des rencontres d’un nouveau type

Varsovie accueille en novembre 2009 environ cent-vingt travailleurs sociaux, des militants d’ATD Quart Monde, des usagers des secteurs du social, des chercheurs, des politiques, des professionnels, des étudiants des quatre pays européens,  et propose  une multitude de thèmes de réflexion sur la question de la famille et de l’enfant précarisés.

L’accueil de ce très grand groupe dans un seul lieu d’hébergement et de formation, en dehors de la ville,  de même que des activités multiples de rencontre non verbale facilitent une première prise de contact. La présence de militants du mouvement ATD Quart Monde de France et de Pologne permet aux travailleurs sociaux un type de rencontre non usuel, précieux en ce qu’il a d’interpellant. Les informations sur des projets polonais sont si riches que le temps de rencontre entre étudiants vient à manquer, mais les visites dans des projets leur font découvrir tout l’intérêt de l’échange avec des aînés.

Ces visites sont en même temps une découverte de la Pologne pour beaucoup de participants, et laissent des traces profondes. Voici un extrait de témoignage après une après-midi passée avec des enfants à Praga :

« ‘Le peuple des cours’, comme le nommera Moussa3, est en survie : pas d’accès à la santé ni aux allocations familiales, la plupart n’ayant ni gaz ni électricité. Ils sont en dehors de toutes actions associatives et ne participent à aucune manifestation. Nous avons visité plusieurs cours et chaque fois nous avons eu le même sentiment d’un monde oublié, exclu, avant la création de cette association qui travaille auprès des enfants, qui résiste à la difficulté de les côtoyer, d’établir un lien, et qui souvent  dans leur projet  ne cherche qu’à leur faire traverser le pont de la Vistule pour que leur regard s’attache à d’autres points, d’autres curiosités. C’est à regret que nous avons quitté le pédagogue de rue. »

D’autres projets feront une si grosse impression qu’une association belge de soutien aux parents qui, auparavant, organisait des « stages parentaux », mettra en place des « conférences familiales » dès 2010.4 Cela illustre l’impression d’ensemble commune : on croyait venir dans un pays plutôt défavorisé, on se trouva avec des professionnels proches des pauvres, inventifs et hautement professionnels pour permettre à des familles en perte de vitesse de ne pas couler.

Paris : Les politiques sociales en question

Lors de la rencontre en Région parisienne, les participants français avaient envie de partager avec leurs collègues en France. Ce fut donc l’occasion de les mobiliser pour recevoir des groupes dans leurs services respectifs. À nouveau, nous avons pu constater à quel point nous pouvions sortir des logiques habituelles, penser notre travail quotidien différemment.

L’Université de Paris-Ouest avec son Laboratoire sur la famille, unique en France, sous l’impulsion du Professeur Dominique Fablet, accueillit la centaine de participants pour faire part de la spécificité de son enseignement et de sa recherche. Les caractéristiques des politiques sociales en France, Allemagne, Pologne et Belgique étaient introduites par des conférences magistrales, mais ce sont les visites sur le terrain en Région parisienne qui pouvaient le mieux susciter des échanges sur les législations et pratiques en France. Une rencontre approfondie avec le mouvement international ATD Quart Monde, dans le domaine du « Croisement des savoirs et pratiques » et de la mémoire de la pauvreté et des pauvres en Europe, permit des interrogations qui devaient marquer la suite de notre projet.

Schwedt et Berlin : Dynamique du groupe

Du 11 au 17 octobre 2010, deux lieux totalement différents, Schwedt (Uckermark) d’une part, Berlin de l’autre, nous permirent d’appréhender la réalité profondément contrastée de l’Allemagne d’aujourd’hui.

Au fil de nos visites dans l’Uckermark, nous nous rendrons compte de la précarité de beaucoup de financements, de l’attention portée aux mamans avec jeunes enfants et aux familles monoparentales, du souci d’associer les parents dans la prise en charge des enfants (projet en Brandebourg qu’il y ait une salle d’accueil parents/enfants dans chaque jardin d’enfants), des innovations portant sur un contrat de coopération entre un jardin d’enfants (de statut public) avec un foyer de personnes âgées (de statut privé), etc.

L’intervention du Docteur Traber5 et la conclusion du Professeur Buck6 ne pouvaient que retenir l’attention de l’auditoire : « On ne peut mener un travail social selon des critères économiques… Le travail social n’a pas à se justifier. Il doit être sûr de lui, sûr de son utilité et de son caractère indispensable… Il est de notre responsabilité de donner une voix à ceux qui ne sont pas audibles. Le travailleur social doit être autonome… Il faut revendiquer l’utopie. Et s’il y a des seuils à définir, que ce ne soit plus ceux de la pauvreté mais ceux de la richesse… »

Comme à chacune des rencontres précédentes, la participation des bénéficiaires des services sociaux a été recherchée, encouragée, facilitée. Nous avons ainsi pu partager nos travaux avec une association de femmes de l’Uckermark et avec une bénéficiaire de l’association belge Globul’in.

Le séjour en Allemagne a marqué un nouveau tournant dans la dynamique du groupe, avec des prises de position personnelle plus fortes, même lors des assemblées plénières. Les liens déjà créés ont permis d’aborder les rapports et les positionnements face aux problématiques d’exclusion et de protection de l’enfance d’une manière plus expérientielle et plus individuelle. Nous avons été moins sur nos gardes et avons adopté une posture plus réflexive, interrogative vis-à-vis de nous-mêmes et de nos pratiques. Cette relation d’altérité a créé une dynamique tout au long du projet, mais a été concrétisée en Allemagne sous forme de chaîne des mots par lesquels chaque participant a désigné ce qui est important pour lui dans ce projet : « recherche d’une autre voie, espoir, détermination, découverte, créativité, courage, initiative, humilité, ouverture, valeurs, croyance à l’impossible, solidarité, reconnaissance, engagement ».

Ceci montre qu’il s’agit de nous réunir, non seulement pour interroger la technicité de nos pratiques sociales mais aussi pour nous demander pourquoi et pour qui nous agissons ? Sommes-nous libres dans ce que nous faisons ? Comment protégeons-nous notre liberté d’action ?...

Désormais, on se connaît, on se reconnaît, et on apprécie cette complicité du vivre ensemble autour des questions qui façonnent notre vie professionnelle mais aussi notre citoyenneté.

Bruxelles : La question du pouvoir

Pour évoquer les dernières journées d’étude, du 13 au 17 Février 2011 à Bruxelles, nous donnerons la parole à un bénévole allemand (étudiant): « Cette fois, je n’y allais pas dans le cadre de mes études mais poussé par mon intérêt  et mon engagement. Les retrouvailles avec les participants des rencontres précédentes constituaient le point culminant de ce voyage. Je retiens l’appel de Pierre Klein  du modèle dépassé de l’État-providence avec la toute-puissance administrative. Nous devons les contrer, les révolutionner ! Nous sommes appelés à réfléchir par nous-mêmes et à quitter la dépendance hiérarchique. Le gouvernement  ne sera plus seul instrument du pouvoir, car nous tenons dans les mains les changements que nous souhaitons pour l’avenir !

Cela induit une discussion autour du ‘triple mandat’ du travail social dont nous parlait Anna Rurka7 : avec des questions comme celles-ci : Qui exerce du pouvoir sur qui ? Qui mandate le travail social ? L’État se retire, que fait la société ? Le travail social porte une grande responsabilité, mais il est peu estimé, et se questionne perpétuellement lui-même. Il se réinvente tous les jours.

Mais  le problème ne se situe-t-il pas beaucoup plus profondément ? La société ne produit-elle pas elle-même de tels malheurs ? Ne faut-il pas changer l’attitude envers la vie et son sens au sein de la société, plutôt que de presser certains dans un système que l’homme a inventé pour se tyranniser lui-même ? N’avons-nous pas tous enfermé notre identité dans une prison faite par nous-mêmes ? Chaque  question en appelle une autre…»8

L’impression positive faite par les représentants de l’Administration et de la vie politique de la Communauté wallonne de Belgique est reflétée par une éducatrice française : « En Belgique, nous avons constaté que les professionnels accordaient une place prépondérante à la question des droits de l'enfant, ce qui nous semble moins connu en France. Ce fut aussi l'occasion de découvrir d'autres outils et méthodes de travail, notamment l'absence d'obligation de signalement par les professionnels, ce qui leur laisse davantage de marges de manœuvre et pour penser autrement les limites de leur intervention. D'autres constats ont pu agrémenter notre réflexion, par exemple le fait que les décideurs politiques semblent plus proches du terrain et de ses réalités, cela favorise a priori une désinstitutionalisation des projets. »9

1Projet  sous la responsabilité d’Eurocef  (Comité d’Action spécialisée pour l’enfant et la famille dans son milieu de vie ) qui est une OING dotée du
2 Le projet s’est déroulé entre novembre 2009 et novembre 2011.
3 Éducateur à l’Association Jean Cotxet, Paris.
4 Affiliations asbl, Bruxelles.
5 Dr. Traber, Association d’aide médicale, Mayence.
6 Prof. Dr.Gerhard Buck, Fachhochschule Potsdam, qui accompagnait tout le projet.
7 Voir son article à la suite.
8 Sebastian Thiede, FH Potsdam.
9 Une participante de l’Association Jean Cotxet, Paris.
1Projet  sous la responsabilité d’Eurocef  (Comité d’Action spécialisée pour l’enfant et la famille dans son milieu de vie ) qui est une OING dotée du statut participatif au Conseil de l’Europe où il représente des travailleurs sociaux et autres professionnels agissant en faveur de l’enfant et de la famille. Projet autour des actions des associations initiatrices : ASBL Globul’In/ Belgique ; ATD Quart Monde Pologne ; Haus Neudorf / Allemagne et Eurocef France.
2 Le projet s’est déroulé entre novembre 2009 et novembre 2011.
3 Éducateur à l’Association Jean Cotxet, Paris.
4 Affiliations asbl, Bruxelles.
5 Dr. Traber, Association d’aide médicale, Mayence.
6 Prof. Dr.Gerhard Buck, Fachhochschule Potsdam, qui accompagnait tout le projet.
7 Voir son article à la suite.
8 Sebastian Thiede, FH Potsdam.
9 Une participante de l’Association Jean Cotxet, Paris.

Mascha Join-Lambert

Volontaire d’ATD Quart Monde, Mascha Join-Lambert a été pendant quatorze ans responsable de Haus Neudorf, Forum pour une Europe commune, Brandebourg (Allemagne).

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