Un parcours initiatique

Daniel Fayard

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Daniel Fayard, « Un parcours initiatique », Revue Quart Monde [Online], 225 | 2013/1, Online since 05 August 2013, connection on 17 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5564

L’auteur nous a autorisés à reproduire le texte d’une intervention faite pour les Ateliers Saussure1 de Bœspflug & Associés, le 10 mars 2011. Il y explicite les étapes d’un parcours personnel de connaissance, d’action, et d’engagement fondé sur les attentes des plus marginalisés.

Je voudrais d'abord essayer de rendre compte de la manière dont j'ai appris, dans le cadre du Mouvement ATD Quart Monde, à « écouter et décoder » ce qui pouvait être vécu et pensé par des personnes très pauvres, appartenant à ce qu'on appelait dans les années 1960 le sous-prolétariat français, c'est-à-dire une population hors-statut, en marge de la vie sociale, économique, culturelle, politique de la nation.

Le premier défi pour moi fut d'apprendre à les connaître et à les comprendre. Car, auparavant, j'avais de ces personnes une vision extérieure fondée sur leurs apparences, c'est-à-dire des êtres manquant de ressources physiques, matérielles, intellectuelles, spirituelles, qui les rendaient à la merci de la charité publique et privée, faute d'avoir rencontré sur ma route des médiateurs qui eussent pu m'introduire à une vision plus respectueuse de leur être. Je n'avais rencontré que des éducateurs enclins à valoriser chez moi ce que je pouvais faire ou entreprendre pour leur venir en aide parce qu'ils étaient des pauvres, mais ignorants tout de leur histoire personnelle et familiale, de leurs pensées, de leurs attentes au-delà de la satisfaction de leurs besoins immédiats.

Ne perdre aucune trace

En arrivant à ATD Quart Monde, la directrice de l'Institut de recherche m'a demandé sous le sceau du secret de lire les écrits quotidiens confidentiels d'une volontaire qui exerçait sa profession de puéricultrice à domicile au sein du bidonville de Noisy-le-Grand. Écrits qui couvraient déjà une longue période de plusieurs années. Celle-ci pratiquait ce qu'on appelait à l'époque « l'observation participante », une méthode inspirée par des pratiques anglo-saxonnes de travail social qui consistait à noter au jour le jour ce que la présence active au cœur des familles peut permettre de voir, de sentir, d'entendre, de goûter, de toucher (une application des sens en quelque sorte) pour ne rien perdre de ce qui peut nous affecter dans la relation et le dialogue avec les personnes et en garder trace dans une sorte de carnet de bord personnel. Ainsi sont gardés en mémoire une description des lieux, des manières de faire et de se comporter, des propos échangés, des réflexions amorcées... Non pas, pour ATD Quart Monde, dans un but de s'en servir ultérieurement à charge pour critiquer ou dénoncer ceux qui auraient été ainsi observés, mais au contraire pour nourrir une compréhension intérieure de leur vie et de leur culture et en fin de compte pour acquérir une capacité nouvelle de coopérer avec eux pour la réalisation de nos attentes mutuelles respectives.

Se découvrir d’une même humanité

J'ai donc lu et relu ces écrits, puis j'ai pu m'entretenir ensuite avec leur auteur, l'écouter en parler et la questionner pour mieux saisir ou « décoder » le sens et la portée de ce que révélait déjà son écriture. Cette confrontation fut pour moi une véritable école de formation qui m'a permis d'apprendre à me défaire d'interprétations trop hâtives, de relativiser mes valeurs de référence antérieures, de me décentrer, de regarder dorénavant le monde et la société tels que les personnes exclues, marginalisées, peuvent les voir, de communier à leurs valeurs, de faire miennes leurs priorités, de me sentir d'une même humanité que la leur.

Écriture personnelle régulière et décodage commun

Quelques années plus tard, j'ai été envoyé dans une cité de transit de la banlieue parisienne non pas pour y mener une action quelconque, mais pour y assurer une présence de proximité en habitant un appartement au rez-de-chaussée d'un immeuble, où avec un co-volontaire, nous recevions volontiers chez nous le soir et les week-end ceux qui voulaient bien venir parler avec nous, et où nous rendions des visites aux familles de la cité avec qui nous entrions progressivement en relation. A mon tour, je me suis astreint à noter chaque matin ce qui m'avait frappé à travers les contacts vécus la veille. Au bout de trois ans de présence, j'ai entrepris moi-même une relecture de mes propres écrits. Et quelle ne fut pas ma surprise de découvrir un aspect de mon écriture qui m'avait complètement échappé lors de la rédaction. Sans m'en rendre compte, j'avais beaucoup relevé des questions que les gens me posaient. A tel point que j'ai eu envie de les extraire du reste du récit et de les mettre bout à bout, en les regroupant quelque peu. C'est ainsi que j'ai distingué quatre grands types de questions m'ayant été explicitement formulées au gré de multiples contacts et rencontres.

Une première série de questions concerne ce que je pourrais appeler une médiation ad extra. Exemples : « Est-ce que tes amis savent qu'il y a de la misère ? », « Qu'est-ce qu'ils en pensent ? », « Est-ce qu'ils trouvent que c'est juste ? », « Qu'est-ce qu'ils peuvent faire pour que cette injustice s'arrête ? »

Je décode avec d'autres : que vaut une connaissance qui ne serait pas transmise et un savoir qui n'apporterait pas de transformation ?

Une deuxième série de questions concerne ce que je pourrais appeler une médiation ad intra.

Exemples : « Qu'as-tu à nous proposer qui puisse nous faire réaliser quelque chose de valable, d'utile, dont nous puissions être fiers ? », « Qu'est-ce qui se passe dans le monde qui puisse être le signe d'une bonne nouvelle pour nous, dont nous puissions nous réjouir ? »

Je décode avec d'autres : un fort désir de croire en un avenir possible et de pouvoir  apporter une contribution.

Une troisième série de questions concerne les solidarités collectives.

Exemples : « Quand pourrons-nous être comme les autres ? Avoir les mêmes droits qu'eux ?, Être respectés comme eux ? Assumer comme eux des responsabilités ? », « Quand serons-nous acceptés comme voisins, comme travailleurs, comme amis ? »

Je décode avec d'autres : les plus pauvres ne croient pas que leur présence et leur participation soient désirées.

Une quatrième série de questions concerne l'engagement.

Exemples : « Nous n'avons pas comme vous un travail, un salaire, un logement, de  l'instruction, la sécurité sociale, des vacances, une communauté qui ne nous laisse pas tomber... Est-ce que nous pouvons compter sur vous pour accéder à ces mêmes sécurités ? », « Vous êtes aujourd'hui à nos côtés, mais le serez-vous encore demain, et nos enfants pourront-ils compter sur votre engagement ? »

Je décode avec d'autres : il ne faut pas se payer de mots et bien savoir ce que veut dire être solidaire.

Ce furent là pour moi quelques aspects seulement d'une expérience fondatrice pour apprendre à connaître et à comprendre. Vous aurez remarqué que ce premier défi faisait appel à ma passivité, à ma capacité de faire abstraction de tout pré-jugement antérieur pour me laisser introduire, au gré de multiples rencontres spontanées, à une autre lecture compréhensive de réalités vécues.

Susciter expression et réflexion

Un second défi m'attendait qui allait faire appel à une activité volontariste, toujours pour aller de l'avant dans la connaissance et la compréhension.

Je vais parler d'une autre démarche, celle de ce que nous avons appelé d'abord les Dialogues avec le Quart Monde, puis les Universités populaires Quart Monde. Cette démarche repose sur un présupposé, à savoir que tout adulte a en lui un savoir acquis par son expérience de vie, qu'il est habité par le désir de le communiquer, et que son apport est essentiel à l'édification d'une société juste et solidaire, même s'il n'en a pas totalement conscience et s'il se croit inutile au monde.

Dès lors, l'enjeu est de parvenir à susciter, à encourager et à organiser le développement de son expression et de sa réflexion personnelles, sur un sujet ou un thème donné, d'abord dans le cadre d'un groupe de pairs (des personnes ayant elles aussi connu la grande pauvreté), puis en présence d'autres personnes étrangères à ce milieu. « Que pensez-vous ? » est le questionnement moteur des échanges. Plusieurs points à préciser et à éclaircir dans cette étape.

1) Accepter de venir dans une réunion avec d'autres n'est pas facile d'emblée aux plus pauvres, par peur de l'inconnu, par honte de soi, par crainte du jugement des autres. Encouragés et soutenus, certains s'y risquent à condition qu'on ne les oblige pas à y prendre la parole. Mis en confiance au bout d'un certain nombre de réunions, ils s'enhardiront à dire quelques mots.

D'autres ne sont pas prêts à venir. Dans la cité dont j'ai parlé, nous faisions du porte-à-porte à domicile auprès de ces adultes-là pour les informer du thème de notre prochaine rencontre et recueillir ce qu'ils auraient à dire sur un tel sujet dont nous pourrions faire état de façon anonyme devant les personnes présentes. Et au lendemain de cette rencontre, nous retournions chez eux leur faire part des échanges que nous avions eus et leur dire les réactions suscitées par leurs propos que nous avions rapportés. Valorisés par cette communication et par la prise en compte indirecte de leurs opinions, quelques-uns finissaient au bout d'un certain temps par franchir la porte de notre petite assemblée.

2) Inviter des gens très pauvres à s'exprimer dans le cadre d'un groupe où des animateurs ou d'autres personnes seraient là pour les écouter peut faire penser à la méthode des « groupes de parole » à portée thérapeutique. Or, avec ATD Quart Monde, il s'agit d'autre chose. D'abord parce que ces prises de parole sont soigneusement préparées et réfléchies préalablement. Ensuite parce qu'elles n'ont pas pour seul objectif de procurer chez le locuteur la satisfaction d'une communication personnelle, mais de tenter de transmettre à d'autres une pensée nourrie par l'expérience de la misère. Enfin parce qu'elles appellent en retour de la part des non-pauvres l'expression de leur propre expérience et de leur propre réflexion. Il s'agit de vivre une réciprocité dans l'échange.

3) Il s'agit donc de s'exprimer, pauvres et non-pauvres, sur un même sujet pour forger une compréhension commune de ce qui est ressenti et analysé ensemble comme injuste, attentatoire aux droits de l'homme, et donc de développer un courant de pensée fondé sur le refus de la misère et sur l'égale dignité de tous les êtres humains. C'est avec l'appui de ces valeurs que l'on va se mobiliser et mobiliser d'autres citoyens.

Garder le souci des absents

Apprendre à écouter, à décoder, à connaître, à comprendre, à développer une pensée commune avec des populations pauvres... dans le but de pouvoir vivre avec une conscience renouvelée de nos responsabilités respectives, afférentes à nos situations particulières, et de pouvoir mieux coopérer avec d'autres partenaires dans la lutte contre l'extrême pauvreté et l'exclusion sociale.

À ce stade, il importe encore de souligner une caractéristique propre au Mouvement ATD Quart Monde dans cette dynamique Connaissance-Action-Engagement, à savoir qu'au cœur de la coresponsabilité à assumer entre pauvres et non-pauvres dans cette lutte, il y a et il y aura toujours nécessairement le souci d'aller à la rencontre de plus pauvres et de plus exclus, faute de quoi on court le risque de progresser uniquement entre « militants ou acteurs formés » et d'oublier ceux et celles qui n'ont pas encore été sollicités pour apporter leur pensée contributive, leur participation sociale, leur concours civique à l'édification d'une société non exclusive. C'est aussi une exigence démocratique. C'est une interpellation cruciale : jusqu'où sommes-nous prêts d'aller pour prendre en compte les attentes des plus marginalisés ?

1 Boespflug & Associés, conseils opérationnels et organisme de formation, anime périodiquement, avec les Ateliers Saussure, un espace de rencontre pri
1 Boespflug & Associés, conseils opérationnels et organisme de formation, anime périodiquement, avec les Ateliers Saussure, un espace de rencontre privilégié entre les entreprises, le monde associatif et les collectivités locales, qui se veut un lieu d’échange et de réflexion entre praticiens responsables, soucieux de progresser sans œillères et sans catéchisme. (71-73 rue de Saussure, 75017 Paris).

Daniel Fayard

Daniel Fayard est volontaire permanent d'ATD Quart Monde depuis 1972.

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