Faire entendre le cri de la misère

Bernard Rordorf

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Bernard Rordorf, « Faire entendre le cri de la misère », Revue Quart Monde [En ligne], 227 | 2013/3, mis en ligne le 09 juin 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5647

Aujourd’hui, à Genève comme dans d’autres villes, la mendicité est interdite, et donc punissable. Pour examiner cette criminalisation au regard de l’exigence démocratique aussi bien qu’au regard du message de la bible, l’auteur a organisé le 2 mars 2012 une journée d’étude à l’université de Genève.1 Dans ce cadre, il a présenté la réflexion suivante s’inspirant de Job, Péguy, Thomas More, Wresinski et quelques autres.2

Il me semble éclairant de retenir la distinction, faite par Péguy, entre pauvreté et misère. Contrairement à ce que l’on pense, la plus grande distance ne se trouve pas entre le riche et le pauvre, mais entre le pauvre et le miséreux. Entre eux, en effet, la différence n’est pas quantitative, mais qualitative : il n’y a pas seulement une diminution des ressources, il y a un décrochement. A propos des miséreux, on dit qu’ils ont basculé dans la misère. Les pauvres, tels que Péguy les décrit, sont au bas de l’échelle, mais ils sont sur l’échelle. Ils reçoivent sans doute la part la plus petite, mais ils peuvent encore se battre pour l’augmenter. Ils sont intégrés dans le débat qui est constitutif de la « cité instituée », le débat pour la justice, c’est-à-dire pour la juste répartition des biens. A ce débat, le pauvre peut prendre part. Mais pas celui qui est tombé dans la misère. Ce qui manque à celui-ci, en effet, ce ne sont pas seulement des ressources, mais, comme le souligne Amartya Sen, des capacités : la capacité de se faire entendre, de faire valoir ses droits. Il est hors-jeu, marginalisé par ses manques, et pour caractériser sa situation le terme approprié est celui d’exclusion. Celle-ci a deux faces : elle désigne d’une part un processus social de mise à l’écart et de stigmatisation, et par ailleurs un processus d’intériorisation à travers lequel cette désocialisation qui affecte les miséreux est vécue par eux comme humiliation, comme disqualification sociale. Comme le dit Joseph Wresinski, « La misère commence là où est la honte ». […]

Refuser l’enfer

Si la lutte contre la pauvreté relève, selon Péguy, de la « cité instituée », la lutte contre la misère est préalable à l’institution de la cité : « Avant l’accomplissement du devoir d’arracher les miséreux à la misère, il n’y a pas même de cité ». La misère constitue, en ce sens, le problème spécifique de la cité à bâtir. Elle interroge la nature du lien social, elle nous demande dans quel genre de société nous voulons vivre. Et cette question est préalable à toutes les régulations sociales, économiques, politiques, culturelles qui font le quotidien de la cité instituée. Le refus de la misère relève en ce sens d’une question antérieure à celle de la justice, il représente, dans les termes de Péguy, « l’avant-premier devoir social ». Son enjeu est le refus d’une société où l’on peut abandonner à leur sort des hommes, des femmes, des enfants, et où l’on peut rompre avec eux tout lien de solidarité. Dans la pensée de Péguy, ce refus de la misère est aussi radical que le refus de l’enfer, car « la misère est à l’économie comme est l’enfer à la théologie ». Que la misère soit un enfer, il ne manque pas de travailleurs sociaux, de juges, de médecins, pour le dire, et pour en prendre la mesure, il suffit, par exemple, de lire Les naufragés, le livre qu’a écrit Patrick Declerck sur les clochards de Paris. Mais qu’est-ce que l’enfer ? Un vers de Dante, au troisième chant de L’Enfer, l’exprime : « Vous qui entrez, laissez toute espérance ». En d’autres termes, ce qu’exprime l’idée de l’enfer, ce n’est pas seulement l’existence d’êtres humains qui sont privés de toute espérance et réduits à vivre d’expédients, mais celle d’êtres humains pour lesquels nous tous, collectivement, nous avons abandonné toute espérance. Que devient une société où l’on fait cela ? Une telle question interroge sans doute notre conscience, mais elle interroge aussi, directement, notre compréhension et notre pratique de la démocratie. Les sociétés démocratiques sont, à l’encontre de toutes les sociétés historiques qui se sont structurées sur la base de l’exclusion de certaines catégories de populations, des sociétés qui se veulent fondées sur un principe de non-exclusion. Et cela, pour une raison essentielle, à savoir qu’un droit n’est plus un droit, mais un privilège, quand certains en sont exclus. Il est donc de la nature d’une société démocratique de lutter contre la misère. Sur le parvis des libertés et des droits de l’homme, place du Trocadéro à Paris, sont gravés ces mots : « Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés ». Ces droits ne sont pas tellement les droits de l’homme dans leur pluralité, mais le droit qui est à la base de tous, que Jeanne Hersch appelait « le droit d’être un homme ». C’est ce qui autorise Joseph Wresinski à écrire, en 1983, dans un rapport commandé par Michel Rocard, alors ministre du Plan et de l’aménagement du territoire : « En toutes choses, les affaires publiques doivent s’inspirer, en priorité, des conditions de vie sous-prolétariennes, non pour créer des circuits particuliers destinés à ces populations, mais pour réintroduire les plus défavorisés parmi les autres citoyens. Les difficultés que rencontrent les plus défavorisés doivent être le signe de transformations à entreprendre qui auront un sens pour tous les citoyens ». […]

Réhabiliter la pitié

Le refus de la misère nous conduit encore à une réhabilitation de la pitié. Celle-ci est à la base de la morale, comme on peut le voir dans le cas de la « règle d’or », dont la formulation est ancienne et pour ainsi dire universelle : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ». Cette règle suppose la capacité de se mettre à la place de l’autre, ce qui est à mon sens l’essence de la pitié. Elle suppose que je puisse reconnaître que le mal que je fais à autrui entraine pour lui une souffrance de même nature que celle que j’éprouverais s’il me faisait la même chose. Dans la parabole du Samaritain, qui se trouve au chapitre 10 de l’Évangile selon Luc, le texte souligne qu’il vient au secours du blessé, gisant au bord de la route, parce qu’il est « pris de pitié » ou « ému de compassion », et à vrai dire qui ne le serait pas ? Dès lors, la question que pose la parabole ne porte pas sur le comportement du Samaritain : il va de soi. Ce qui fait question, c’est le comportement du prêtre et du lévite qui, tous deux ayant vu le blessé, passent outre : qu’est-ce qui les a empêchés d’éprouver la pitié qu’a éprouvée le Samaritain ? Quelles bonnes raisons ont-ils pu avoir de ne pas se sentir concernés par l’appel qui émanait de cette situation de détresse à laquelle ils s’étaient inopinément confrontés ? Une telle question nous amène à réfléchir sur ce qu’il faut bien appeler des inhibiteurs de la pitié. Et, de fait, nous rencontrons toute une série d’arguments, récurrents au cours de l’histoire, qui nous persuadent de ne pas venir en aide aux pauvres, ou alors de manière extrêmement limitée et contrôlée. Une première raison consiste à présenter la pauvreté comme étant dans l’ordre des choses. Lorsque Jésus dit qu’« il y aura toujours des pauvres parmi vous », on a pu entendre, de manière un peu perverse, cette parole, qui énonce un fait, au sens d’un acquiescement, comme si l’existence des pauvres était l’expression d’une volonté de Dieu. De manière analogue, lorsque Jésus dit : « Heureux les pauvres, car le Royaume de Dieu est à eux », on a pu en déduire que les pauvres recevraient une compensation au ciel et qu’il n’y avait donc aucune urgence à changer leur condition. De telles raisons permettent de se résigner à l’existence des pauvres et, surtout, de leur enseigner la résignation à leur condition, ainsi que la docilité à tout ce que les autres acceptaient de faire pour eux, parce que, bien entendu, ceux qui leur viennent en aide savent mieux qu’eux ce dont ils ont besoin (par exemple quand on leur enlève leurs enfants, avec les meilleures intentions du monde). Ces considérations vont ainsi donner lieu à une distinction qui revient toujours dans l’histoire de la pauvreté : entre les bons et les mauvais pauvres, entre les pauvres soumis et ceux qui se montrent récalcitrants et ingrats.

Il y a une autre manière, non plus religieuse mais scientifique, de concevoir la pauvreté conforme à la nature des choses. Si la pauvreté découle inéluctablement du jeu des lois économiques, il est en effet nécessaire de s’y résigner. Vouloir lutter contre la pauvreté, ne peut que faire obstacle au fonctionnement naturel de l’économie, dont dépend justement la prospérité d’une nation. Il me semble significatif de rappeler la polémique développée par Mandeville, au 18ème siècle en Angleterre, contre les écoles de charité. Ces écoles qui accueillaient gratuitement des enfants des pauvres sont en réalité nuisibles au pays, car l’économie a besoin qu’il y ait un grand nombre de pauvres sans instruction, qui ne peuvent en conséquence prétendre à des salaires élevés et qui sont prêts à assurer les travaux les plus pénibles. Et cela est dit sans cynisme, puisque c’est dans l’intérêt du plus grand nombre et que la croissance de la prospérité profitera aussi (mais plus tard) aux enfants de ces pauvres sacrifiés au progrès économique. Un autre argument, tout aussi récurrent, consiste à considérer que les pauvres sont responsables de leur propre pauvreté. Ce sont les vices qui précipitent les hommes dans la pauvreté : la paresse, l’imprévoyance et l’intempérance. A cet égard, la distinction entre les bons et les mauvais pauvres est particulièrement efficace. Les bons pauvres, ce sont les orphelins, les infirmes, les vieillards, mais les mauvais, ce sont les pauvres valides, ceux qui n’ont aucune raison, sinon le vice, de ne pas travailler. A ces mauvais pauvres, il faut non seulement refuser toute assistance, mais appliquer les traitements les plus sévères, qui vont du travail forcé à la prison, voire aux galères.

Avant le 19ème siècle, très rares ont été ceux qui ont fait valoir que la pauvreté et la misère pouvaient avoir d’autres causes qu’individuelles, et que les pauvres valides n’étaient pas nécessairement dans la misère de leur propre fait : s’ils étaient sans travail, cela pouvait venir d’autre chose que de la paresse ou de la débauche. A cet égard, Thomas More est le seul auteur que je connaisse, qui, bien avant Proudhon ou Marx, a mis en évidence, pour s’en indigner, le lien entre l’augmentation de la pauvreté et un changement des modes de production agricole au profit du commerce. Dans L’Utopie, en 1516, Thomas More proteste contre le mouvement des enclosures : le développement de l’industrie textile fait que l’élevage des moutons est plus rentable que la culture des céréales ou des légumes. On réunit par conséquent les parcelles de terre pour les enclore et en faire des prés, ce qui a pour effet de réduire la main d’œuvre et de mettre à la rue des familles entières. « Ainsi, pour permettre à un seul goinfre insatiable de remembrer ses champs, on expulse un grand nombre de fermiers, on les dépouille de leurs terres. C’est ainsi que s’en vont ces misérables : hommes, femmes, les parents avec leurs enfants, abandonnant leur foyer, sans même savoir où se réfugier. Et lorsqu’à bref délai, ils auront épuisé le peu d’argent qu’ils avaient, que leur restera-t-il d’autre que voler, et évidemment se faire pendre en bonne et due forme ? A moins qu’ils n’errent à l’aventure en mendiant. Mais même dans ce cas, on les jette en prison pour vagabondage, sous prétexte qu’ils se promènent sans rien faire, eux que personne n’a embauchés et dont le plus vif désir serait de travailler ».

Critiquer la pitié

Enfin, il faut faire mention d’une critique de la pitié qui dénonce en elle une attitude condescendante, qui dépossède celui qui en est l’objet de son autonomie et de sa dignité. Il faudrait évidemment citer ici Nietzsche, et par exemple la page célèbre de Par-delà le bien et le mal (§ 225) où il oppose « pitié contre pitié », une pitié qui s’adresse à ce qu’il y a de créateur en l’homme, et qui accepte la souffrance qui en est la condition, contre une pitié qui n’est qu’une forme de sensiblerie, « la pire des faiblesses et des lâchetés ». Mais non moins célèbre est le texte de Baudelaire, dans Le spleen de Paris, intitulé : Assommons les pauvres ! Rencontrant un mendiant qui lui tend la main, le narrateur se jette sur lui, le roue de coups, jusqu’à ce que l’autre réagisse et se mette à se défendre, retrouvant ainsi sa dignité.

D’où la conclusion : « Par mon énergique médication, je lui avais donc rendu l’orgueil et la vie. Alors je lui dis : Monsieur, vous êtes mon égal ! Veuillez me faire l’honneur de partager avec moi ma bourse ». Il est probable que l’attitude de Baudelaire, aussi pertinente qu’en soit l’intention, présume trop des capacités de celui qui vit dans la misère, elle risque en effet, comme il arrive souvent, de lui imposer plus qu’il ne peut accomplir. C’est pourquoi il importe toujours d’être attentif aux effets pervers des programmes d’assistance. Car il est facile d’imputer aux bénéficiaires l’échec des projets que l’on a conçus pour eux. La pitié véritable commence par la lucidité, et en particulier par reconnaître le cercle vicieux de la misère : celle-ci abîme ceux qu’elle affecte et produit en eux des attitudes qui font obstacle à la sortie de la misère.

Dans la misère, on ne peut pas être un « bon pauvre ». La pitié véritable exige d’en prendre la mesure et devenir en aide aux miséreux, en les accompagnant tels qu’ils sont et en les soutenant d’une espérance dont il s’agit précisément de les faire devenir partie prenante. C’est pourquoi la pitié véritable est à l’opposé de la condescendance. Une formule pourrait la caractériser : non pas « faire pour », mais « faire avec ». Je n’en connais pas de plus bel exemple que ce témoignage concernant l’action de Joseph Wresinski : « Quand le père Joseph est arrivé au camp de Noisy-le-Grand, où j’habitais avec ma famille, il n’a pas dit : ‘Je vais Vous donner un logement’. Mais il a dit :’On va se battre ensemble pour avoir des logements décents. On va se battre ensemble pour que vos enfants aient un métier’. C’est cela qui nous a rendu la confiance ».

Faire entendre le cri des pauvres

Ceux qui vivent dans la misère n’ont pas la capacité de se faire entendre. Ils ont donc besoin d’interprètes et de défenseurs, qui retiennent l’attention de tous sur la condition qui est la leur, et particulièrement l’attention de ceux qui exercent des responsabilités publiques. Dans la Bible, toute détresse, toute souffrance, qu’elle vienne d’une oppression ou d’une violence subie, est comme un cri, et ce cri, même s’il n’y a personne pour l’entendre, ne retentit pas dans le vide, dans le silence des espaces infinis. C’est un cri que Dieu recueille, signifiant par-là qu’il fait de la détresse des pauvres et des miséreux sa propre cause et que, par conséquent, cette détresse ne doit pas rester sans réponse. Il faut, à cet égard, rappeler la figure de Job : encore un pauvre qui a tout perdu et que ses amis veulent persuader qu’il est lui-même responsable de son malheur. S’il est dans la misère, il n’a qu’à s’en prendre à lui-même ! Et voici le cri de Job : « Ah si seulement on écrivait mes paroles, si on les gravait avec un burin de fer. Mais je sais que mon défenseur est vivant » (19, 23-25). Celui qui prend la défense de Job, tout en impliquant Dieu dans cette défense, c’est justement l’auteur du livre de Job, qui signe son écrit en répondant au cri de Job. Ainsi, par le fait de cette réponse, ce cri, qui est le cri de tout homme dans la misère, n’a pas été oublié et ne peut plus être oublié. De même, tous ceux qui sont dans la misère ont besoin que quelqu’un fasse entendre leur cri. Ils ont besoin, autrement dit, que quelqu’un leur prête sa voix, porte leur cause à la conscience de tous, la défende dans le débat public. J’ai évoqué le livre de Job, mais il faut aussi penser à tous les écrivains qui, depuis Swift ou Victor Hugo, jusqu’à Florence Aubenas et tant d’autres, ont plaidé en faveur des pauvres, au point que nous ne pouvons plus fermer les yeux sur leur misère. […] Le cri qui vient des situations de détresse nous interroge, membre d’un collectif ou simple individu, il nous met au défi de transformer la pitié qu’il nous inspire en imagination du possible.

1 Mendicité : l'amende ou la pitié. Le rapport complet de cette journée peut être téléchargé sur le site http://www.unige.ch/theologie/irse/actualites

2 Texte raccourci par la rédaction.

1 Mendicité : l'amende ou la pitié. Le rapport complet de cette journée peut être téléchargé sur le site http://www.unige.ch/theologie/irse/actualites/mendicite.html

2 Texte raccourci par la rédaction.

Bernard Rordorf

Né à Lyon en 1940, Bernard Rordorf est professeur honoraire à la faculté de théologie de l’université de Genève (Suisse).

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