L’humour comme besoin fondamental

Marie-Odile Novert

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Marie-Odile Novert, « L’humour comme besoin fondamental », Revue Quart Monde [En ligne], 227 | 2013/3, mis en ligne le 05 février 2014, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5662

Bonheur et malheur sont des représentations individuelles, qui peuvent devenir communes, et à cette condition trouver une expression libératrice dans l’humour. L’auteure nous livre son expérience de terrain et sa recherche universitaire sur le sujet.

Index de mots-clés

Rire

Rares sont les personnes qui n'aiment pas rire ou même blaguer.

J'ai constaté cela toute ma vie. Mais surtout ce qui m'avait étonnée lorsque j'ai commencé à rencontrer des volontaires permanents du Mouvement ATD Quart Monde, c'est de les voir rire, alors qu'ils venaient de vivre des rencontres qui les bouleversaient.

Ce n'était pas un rire moqueur, il y avait toujours du respect, de la tendresse même, mais sans doute voulaient-ils échapper au pleur, aux larmes montantes, au sentiment d'impuissance que l'on a parfois. Alors, la petite lueur qui fait sourire, le mot dit de travers, le sentiment d'avoir pu être «ridicule » se transformaient en humour humain, en rire...

A mon tour, lorsque je rencontrais des personnes abimées par la misère, j'ai toujours essayé de garder vivante la joie, de prendre parfois le contre pied lorsqu'une situation ou une conversation semblait s'attrister. Certains pensent qu'il faut laisser éclater la tristesse, on ne peut pas la cacher ou la taire sans cesse : c'est vrai. Mais il faut aussi retrouver de la joie en soi, on ne peut se construire sans joie. L'âme humaine a besoin de joie, et il faut la nourrir de joie.

Alors comment faire ?  Comment faire resurgir cette joie d'exister, d'aimer, d'être aimée quelque part, tout cela parfois complètement enfoui au très profond de soi, sous des tonnes de ruptures, de mépris, de luttes quotidiennes pour survivre, d'abandons, comme le vivent les personnes en situation de grande pauvreté, et comme elles ont pu l'exprimer lors de la recherche «  La misère est violence, rompre le silence, chercher la paix … »1?

Quel peut être l'élément déclencheur ? Est ce que cela peut être l'humour ? Comment être dans le moment précis où notre volonté de déclencher cette joie et du rire, de faire de l'humour, sera en phase avec ce que la personne en situation de tristesse ou difficile pourra accepter, recevoir et dans laquelle elle pourra se laisser happer hors problème, hors tristesse ?

Bonheur, malheur : des expériences individuelles partagées ou non

Lorsque nous sommes avec une personne en situation de grandes difficultés, nous sommes avec une personne qui a grandi dans un environnement qui lui est spécifique: sa famille, son milieu, ses voisins, etc. Pour elle, bonheur, malheur, peuvent avoir des définitions différentes. Ils dépendent de l'expérience individuelle de chacun.

Boris Cyrulnik explique dans une interview2 :

« Nos catégories mentales nous donnent à penser que le bonheur est le contraire du malheur. Mais les mots ‘bonheurs’ et ‘malheurs’ ne sont pas des découpes du réel. Ils ne désignent pas des réalités objectives mais des représentations, la sensation d’être heureux ou malheureux. Et la neurologie suggère que c’est souvent notre perception du monde qui lui donne un goût de bonheur ou de malheur. De sorte qu’une même situation me rendra heureux ou malheureux selon mon système de représentation, selon la manière dont il a été ‘circuité’ quand j’étais petit. Et selon le contexte ou la culture environnante. »

On comprend alors combien nous mêmes, nous pouvons influer, tenter d'influer sur nos rencontres afin que, tout en tenant compte de la gravité de la vie présente, le contexte et la culture environnante se chargent aussi d'un esprit d'humour et de rire.

L’humour, le rire, la joie font appel à des références communes, des représentations, des expériences, des vécus partagés ou non. Notre vie construit des images en nous ; or si l’on en croit Gaston Bachelard3 : « Notre appartenance au monde des images est plus forte, plus constitutive de notre être que notre appartenance au monde des idées. »

Ces images bien réelles que l'on s'est construites en soi, (notre imaginaire), peuvent se relier entre elles. Et parfois ce ralliement est plutôt un choc, il peut être douloureux comme il peut faire sourire et rire. Le rire est une émotion comme une autre, il résulte de ce rapprochement qui se fait en soi entre les images, les représentations.

L’humour : un « pacte poétique avec la vie »

L’humour est donc un jeu que l’on propose à ces images individuelles, collectives. Un contre-mouvement, si l’on peut dire, dans les situations de souffrance, de difficulté, qui est plus facile si l’on connaît un peu l’imaginaire de l’autre. Mais selon Edgar Morin dans sa Méthode4, nous risquons d’être « consumés » (anéantis) par nos émotions. Morin voit une échappée à cette descente aux enfers : l’esthétique. Selon lui, l’homme dans tous ses états (sapiens, demens, faber, oeconomicus, prosaicus, consumans, ludens), l’homme complexe, ne sera finalement achevé qu’avec l’aide de l’esthétique, parce que non seulement « elle nous aide à supporter le trop plein insupportable de la réalité, et du même coup à affronter la cruauté du monde »5, mais aussi elle crée le contre-mouvement « qui régénère le pacte poétique avec la vie. »6

L'humour ne fait-il donc pas partie de ce « pacte poétique avec la vie », ce contrat existentiel que l'homme se fait à lui même s'il veut rebondir, ressurgir, alors que tout tendrait à l'engloutir ? C'est aussi ce pacte avec le reste de l'humanité, qui permet les liens, les rencontres, d'être en vie dans l'humanité en vie !

L'humour : pour conjuguer le meilleur et le pire

André de Peretti7, dit dans son livre L'humour du Christ dans l'évangile, que « L’humour est pour unifier les contraires et pour rompre le rythme”8.

Avant d'entrer dans l'analyse précise des Évangiles sous l'angle de l'humour, il a dû imaginer la difficulté devant laquelle se sont trouvés les évangélistes pour raconter l'histoire de Jésus. La première difficulté, celle d'être à la fois présent tout en étant aussi d'ailleurs.  La deuxième difficulté, selon de Peretti, et selon ce que j'en comprends, fut celle de vouloir transmettre un message sur l'humanité de chacun en n'oubliant pas les extrêmes de l'humanité de chacun, le meilleur et le pire. De Peretti dit ainsi : «  Ils ont dû conjuguer, en situation et en ‘mots’, la pauvreté et la gloire, le mal et l’indulgence. Ils ont pu dès lors, accoler irrémédiablement (il y a ‘diable’ dans le mot), le tragique et les Béatitudes ! Il leur fallait entreprendre de réconcilier la chair et l’esprit, la mort et la vie, il leur fallait accueillir des contrastes vifs, sinon d’apparentes contradictions… Ils ne s’y sont pas déterminés ou résignés tout seuls, ni sans recours …(ou humours ?) »9 . Ensuite, il a introduit ce qui semble être pour lui l'humour, à commencer par ce qu’il devait être, en ce temps là : « L’humour bien ‘tempéré’, […], tout indiqué comme modalité de liant, de raccord, ‘d’apprivoisement’, d’acclimatation à la tendresse ? »10 De Peretti continue de partager son expérience de l'humour dans les relations humaines : «  [...] Mais j’ai perçu d’expérience, que l’humour, si on l’approfondit, est utile pour unifier les contraires, sans excessive contrainte. J’ai observé, à l’usage, qu’il ‘fonctionne’ en désenflant les emphases fallacieuses, en défaisant les fétichismes. Et j’ai encore constaté qu’il peut nous détourner de sottes trivialités : surtout quand il nous renoue à l’inouï. [...] »11

Ainsi, pour de Peretti, la place de l'humour dans nos existences est donc à considérer avec beaucoup de respect et de délicatesse. Cet humour permet une rupture dans le déroulement d’une vie quotidienne. Il fait partie de ces besoins fondamentaux de l'âme humaine pour s'élever jusqu'à son  sommet.

Renouer « l’inouï » à la réalité

… L’humour comme besoin fondamental. Est-ce possible quand tout voudrait que ce soit triste, désespéré ? Mon expérience personnelle me fait dire que oui. Je l’ai expérimenté à plusieurs niveaux. Le niveau individuel, dans mes rencontres avec des personnes, une famille, un couple, un petit groupe,… Mais à la condition que quelque part restent la tendresse, le respect, et que l’humour trempe dans une culture, un imaginaire partagés. La proximité de notre engagement de volontaires à ATD Quart Monde nous apporte les éléments de connaissance, les images, le sentiment de respect. Plusieurs auteurs, psychanalystes, neurologues, philosophes, psychologues- comme Cyrulnik12, De Peretti13, Heyraud14, Rogers15 - parlent d’un agir par « essai-erreur » possible grâce à la proximité avec les personnes avec qui et pour qui on veut agir. Ainsi, la proximité donne la possibilité d’agir par essai-erreur, et permet aussi d’oser l’humour, car si l’on se trompe, on peut réparer.

J’ai aussi expérimenté l’humour d’une manière un peu plus formelle car des sketches naissaient en moi, presque malgré moi, la nuit, suite à des moments partagés avec certains.

C’est ainsi que j’ai pu jouer devant des amis, et puis petit à petit devant des assemblées de personnes vivant la grande pauvreté, des sketches inspirés de leur vie… Un jour, une personne m’a dit qu’en réalité je savais attraper le douloureux dans leur existence, le mettre d’une certaine façon en valeur et, tout en les respectant, le tourner en ridicule. C’était en quelque sorte comme lui tordre le cou… C’était renouer « l’inouï » à la réalité, le beau et le laid, « accoler le tragique et les Béatitudes ».

Être écouté et entendu dans sa douleur…

Un jour, suite à un petit spectacle, quelques personnes ont voulu à leur tour inventer des sketches. Alors nous avons cherché ensemble ce qui à leur avis était « ridicule » dans leur vie. Mot qu'il faut oser dire, mais qui fait du bien.

Ainsi, une personne a raconté qu’elle avait toujours rêvé d’un grand réfrigérateur. Or, un jour, elle avait touché un rappel - d’allocations familiales certainement- et grâce à cette somme, elle avait pu en acheter un beau, avec les deux compartiments, congélateur, réfrigérateur. Mais un mois ou deux plus tard, elle n’avait plus rien à mettre dans son frigo… Alors, elle a dû le vendre…

Une autre personne expliquait qu’un jour elle s’était fait renverser par une voiture pour laquelle le conducteur n’avait pas pris d’assurance… Comme il n’y avait pas d’assurance du côté du chauffard, de fil en aiguille, on lui a demandé sa propre assurance de responsabilité civile… Une situation qui se retournait contre elle, puisqu’elle non plus n’avait pas payé son assurance…

Situations dramatiques, qu’elles avaient envie de raconter par le biais de l’humour, et cela fut possible car les sketches leur permettaient de prendre distance par rapport à leurs émotions et aux souvenirs douloureux, et à « supporter le trop plein insupportable de la réalité humaine ». L’humour leur a également permis d’être écoutées et entendues.

Car le spectateur reste, quand il rit...

… Pour s’affranchir des affres de la vie

En ultime remarque, je voudrais ajouter que l’humour permet aussi de ne pas s’appesantir, quand déjà tout nous ferait nous appesantir. En effet, l’humour est une rupture de rythme, un contre pied, un raccourci. Un gag est le contraire de ce qu’il faudrait que soit la réalité, donc c’est par l’effet de surprise que l’humour joue. Il décale. Dans certaines de mes répétitions de sketches (car j’avais trouvé pour quelques heures, un coatch bienveillant), le travail se faisait dans la précision des gestes, peut-être dans la répétition mais aussi dans l’épuration du geste. Toute longueur était à bannir. N’est-ce pas cela aussi qui régénère la vie en soi, qui donne le sentiment d’avancer, de ne pas trainer, qui permet au temps de faire son travail car alors plus rien n’est collé aux affres de la vie… L’humour a balayé la glu.

1 Voir RQM N° 222, Mai 2012.
2 Cyrulnik Boris, Le Nouvel Observateur, Dossier Apprendre à être heureux, 5-11 octobre 2006.
3Cité dans Galvani P., Quête de sens et formation-Anthropologie du blason et de l’autoformation, Paris, Éd. L'Harmattan, Collection Histoire de vie et
4 Morin Edgar, La Méthode 5 : L'Humanité de l'humanité. L'identité humaine, Paris, Éd. du Seuil, 2001, p.139.
5 Ibid., p.39.
6 Ibid.
7 De Peretti André, L'humour du Christ dans l'évangile, Paris, Éd. du Cerf, 2004.
8 Ibid., p.32.
9 Ibid., p.30.
10Ibid., p.31.
11 Ibid., p.32.
12 Cfr. Article cité plus haut.
13 De Peretti André, Article L’écoute rogerienne, Les Cahiers d’Émergence, 1974, p.188.
14 Heyraud B., Sous le terme de routine, une multiplicité de sens, La Revue de Sociologie du travail n° 4/98, pp. 479 à 489.
15 Rogers Carl, L’empathie : une manière d’être qui n’est pas appréciée à sa juste valeur. Les Cahiers d’Émergence. Centre pour l’étude de la personne
1 Voir RQM N° 222, Mai 2012.
2 Cyrulnik Boris, Le Nouvel Observateur, Dossier Apprendre à être heureux, 5-11 octobre 2006.
3Cité dans Galvani P., Quête de sens et formation-Anthropologie du blason et de l’autoformation, Paris, Éd. L'Harmattan, Collection Histoire de vie et Formation, p.11.
4 Morin Edgar, La Méthode 5 : L'Humanité de l'humanité. L'identité humaine, Paris, Éd. du Seuil, 2001, p.139.
5 Ibid., p.39.
6 Ibid.
7 De Peretti André, L'humour du Christ dans l'évangile, Paris, Éd. du Cerf, 2004.
8 Ibid., p.32.
9 Ibid., p.30.
10Ibid., p.31.
11 Ibid., p.32.
12 Cfr. Article cité plus haut.
13 De Peretti André, Article L’écoute rogerienne, Les Cahiers d’Émergence, 1974, p.188.
14 Heyraud B., Sous le terme de routine, une multiplicité de sens, La Revue de Sociologie du travail n° 4/98, pp. 479 à 489.
15 Rogers Carl, L’empathie : une manière d’être qui n’est pas appréciée à sa juste valeur. Les Cahiers d’Émergence. Centre pour l’étude de la personne, Californie.

Marie-Odile Novert

Volontaire permanente d’ATD Quart Monde, Marie-Odile Novert, a été responsable d’actions en lien direct avec des familles défavorisées pendant dix-huit ans, et collabore actuellement à l'animation nationale du Mouvement ATD Quart Monde en France.

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