Deux regards sur l’enfant pauvre : « Les petites filles modèles » et « La petite fille aux allumettes »

Madeleine Caron

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Madeleine Caron, « Deux regards sur l’enfant pauvre : « Les petites filles modèles » et « La petite fille aux allumettes » », Revue Quart Monde [En ligne], 198 | 2006/2, mis en ligne le , consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/56

« L’invitation de la Revue Quart Monde m’a donné envie de plonger dans mon enfance pour y retrouver les personnages et les images qui ont frappé mon imagination et façonné ma jeune conscience au regard de la pauvreté des enfants et de la place qu’ils occupent dans la famille et dans la société »

Mes premières vraies lectures furent les ouvrages de la comtesse de Ségur, née Rostopchine (1799-1874). Lues et relues, presque apprises par cœur, jouées en saynètes avec ma sœur, ces histoires m’ont fortement imprégnée. Je parlerai ici de celle qui s’intitule Les petites filles modèles.

Camille et Madeleine vivent avec leur mère, Mme de Fleurville, dans un château normand. À cette famille de base se joignent, à la suite de diverses péripéties, d’autres enfants : Sophie, orpheline et abandonnée par sa mère adoptive et Marguerite, qui vient vivre au château avec sa maman, Mme de Rosbourg.

Au château de Fleurville, on est riche, aristocrate, et une fidèle domesticité, dont Élisa, la bonne des enfants, apporte le soutien nécessaire à cette aisance campagnarde. Le récit commence ainsi : « Mme de Fleurville était la mère de deux petites filles bonnes, gentilles, aimables, et qui avaient l’une pour l’autre le plus tendre attachement ».Petites filles modèles, Camille et Madeleine sont douces et bonnes.

Dans ce château de rêve, on ne s’ennuie pas et les activités se succèdent. On s’adonne à la lecture et aux apprentissages scolaires, on pratique le jardinage, on joue à la poupée, on visite les voisins, on organise des parties d’âne, on fait la cueillette des fruits, on mange de délicieux goûters, mais l’activité qui revient le plus souvent est la promenade à travers les champs et les bois, en passant par les villages voisins.

On profite de ces promenades pour s’occuper des pauvres :

« Ma bonne, lui dit Camille, voulez-vous venir promener avec nous ?

Élisa.

Je ne demande pas mieux, mes petites ; de quel côté irons-nous ?

Camille.

Du côté de la grande route, pour voir passer les voitures ; veux-tu, Madeleine ?

Madeleine.

Certainement ; et si nous voyons de pauvres femmes et de pauvres enfants, nous leur donnerons de l’argent. Je vais emporter cinq sous »

La charité des riches fait merveille.

Au cours de ces escapades, on rencontrera de “mauvais pauvres” et de “bons pauvres”. Jeannette, la fille du meunier, a pris la poupée de Marguerite que celle-ci avait oubliée au pied d’un arbre un jour d’orage. Quand Mme de Fleurville apprend qu’on a vu Jeannette avec la poupée de Marguerite, elle ne peut le croire. “Ma pauvre fille, c’est quelque poupée de vingt-cinq sous habillée en papier qu’on aura donnée à Jeannette, et que Suzanne trouve superbe, parce qu’elle n’en a jamais vue de plus belle. ” On assiste par la suite à une mise en scène qui montre la perfidie de Jeannette, dès lors qualifiée de voleuse et qui est violemment corrigée par sa mère. Le titre du chapitre est Jeannette la voleuse ; à la fin du livre, Jeannette, à l’image de ses parents qui volent du bois dans la forêt des Fleurville et les poissons de leurs étangs, est devenue carrément mauvaise, voleuse et menteuse. Pas de pitié pour les mauvais pauvres !

C’est au cours d’une autre excursion dans une belle forêt de chênes que l’on fait la connaissance d’une famille très pauvre, de très bons pauvres, ceux-là. Après avoir entendu ce qu’elles croient être des gémissements et des sanglots, les petites filles modèles découvrent « une petite fille de douze à treize ans, couverte de haillons, assise par terre ; sa tête était cachée dans ses mains ; les sanglots soulevaient sa poitrine, et elle était si absorbée dans son chagrin, qu’elle n’entendit pas venir les enfants ».On apprend qu’elle vit avec sa mère, qu’elles n’ont plus rien à manger. « J’ai vendu tout ce que nous avions pour avoir du pain, je n’ai plus rien » Les enfants veulent donner à la petite du pain et des prunes de leur panier à provisions, mais elle refuse, car elle veut apporter cette nourriture à sa mère malade. “Je suis forte, mesdemoiselles, ne vous inquiétez pas de moi” La cohorte se rend à la vieille masure où vivent la mère et la fille.

« C’était une cabane, une hutte de bûcheron, abandonnée et délabrée. Le toit était percé de tous côtés ; il n’y avait pas de fenêtre ; la porte était si peu élevée que Mme de Rosbourg dut se baisser pour y entrer ; l’obscurité ne lui permit pas au premier moment de distinguer, au fond de la cabane, une femme, à peine couverte de mauvais haillons, étendue sur un lit de mousse : c’était le lit de la mère et de la fille. Aucun meuble, aucun ustensile de ménage ne garnissait la cabane ; aucun vêtement n’était accroché au mur. Mme de Rosbourg eut peine à retenir ses larmes à la vue d’une si profonde misère... »

Les chapitres suivants sont consacrés à décrire comment les habitants de Fleurville vont s’occuper à sortir Françoise et Lucie Lecompte de leur état de dénuement.

On met tout en branle pour sauver les Lecompte de la misère. D’abord la location d’une maison. « On se dirigea vers une maison petite, mais propre, et entièrement mise à neuf. Il y avait trois pièces, une cave et un grenier, un joli jardin et un potager planté d’arbres fruitiers ; les chambres étaient claires, assez grandes pour servir, l’une de cuisine et de salle à manger, l’autre de chambre pour la mère Françoise et sa fille, la troisième de pièce de réserve » Et ce n’est pas tout. Il faut meubler cette maison, vêtir ses habitants. On trouvera tout ce qu’il faut au château, au grand plaisir des enfants qui en font un jeu. Françoise peut prendre place dans un lit bordé de draps frais. On apporte de quoi faire un bon repas et Françoise, qui est très faible, mange un peu de pain trempé dans du vin. Chez la comtesse de Ségur, la charité des riches fait des merveilles et le confort s’organise comme par magie.

Et puis, c’est le ballet de la reconnaissance !' « Elle [Lucie] regarda autour d’elle : la douleur et l’inquiétude firent place au bonheur ; ses joues se colorèrent ; des larmes de joie coulèrent sur sa figure ; l’émotion lui coupa la parole ; elle ne put que se jeter à genoux et saisir la main de Mme de Rosbourg, qu’elle tint appuyée sur ses lèvres en éclatant en sanglots » À quoi Mme de Rosbourg répond : « Ce n’est pas à moi que tu dois adresser de tels remerciements, mais au bon Dieu, qui m’a permis de te rencontrer et de soulager votre misère » Les châtelains de Fleurville ont une bonté naturelle, mais c’est surtout pour pratiquer la charité chrétienne qu’ils déploient leur générosité.

Le chapitre se termine dans le plus grand bonheur. On termine l’installation. On prépare tous ensemble un excellent repas comme la comtesse en a le secret et Lucie continue ses débordements de gratitude : « Mon Dieu, je vous remercie ! Mes chères dames, que je vous suis reconnaissante ! Mes bonnes petites demoiselles, merci, oh ! Merci »

Enfant, j’étais séduite par le style animé de la comtesse : je rêvais de la petite maison, je participais à l’effervescence entourant son installation, j’appréciais le menu du repas pris ensemble : « de la soupe, un gigot rôti, une fricassée de poulet, une salade et une tourte aux pêches » Je m’émerveillais que la misère puisse être si rapidement effacée par la magie de la générosité de bons et riches aristocrates.

À la relecture, je constate que la position de la comtesse est celle du riche vertueux qui assure son salut en étant charitable, accomplissant en cela la volonté de Dieu. Quant au pauvre, il devient l’objet de la générosité de son bienfaiteur, envers qui il doit être éternellement reconnaissant sans quoi il sera rangé par l’implacable comtesse dans le camp des mauvais pauvres.

Une petite fille qui entraîne dans ses rêves...

Hans Christian Andersen (1821-1875) est un contemporain de la comtesse de Ségur. Mais quel autre univers ! J’ai beaucoup aimé dans mon enfance La petite fille aux allumettes, un conte que j’ai lu par moi-même aussitôt que j’ai su lire.

C’est la veille du Jour de l’An. « Comme il faisait froid et la nuit n’était pas loin » Une petite fille aux cheveux blonds et bouclés marche dans la ville. Elle vend des allumettes pour apporter des sous à sa famille. Son père la battra si elle revient sans argent. Elle marche pieds nus, elle a perdu les pantoufles qu’elle portait en partant de la maison. Ses pieds sont bleus de froid, elle a faim. Autour d’elle, les lumières brillent aux fenêtres et le fumet des rôtis embaume les rues.

La petite est à bout de forces. Elle n’ose pas rentrer car elle a peur de son père et il fait froid aussi dans sa maison. Elle s’assoit et s’affaisse sur elle-même dans un coin, entre deux maisons. Comme la flamme d’une allumette lui ferait du bien ! Elle allume et entoure la flamme de ses petites mains. Il semble alors à la petite fille qu’elle est assise devant un poêle de fer qui la réchauffe. Mais aussitôt la flamme éteinte, la vision disparaît.

Elle frotte une seconde allumette. Cette fois, elle voit une table couverte d’une nappe blanche sur laquelle est déposée dans une assiette de porcelaine une oie rôtie, farcie de pruneaux et de pommes, qui dégage un parfum délicieux. Tout à coup, l’oie saute de son plat et roule sur le plancher, la flamme s’éteint et la petite se retrouve devant un mur froid.

Elle allume une troisième allumette. Aussitôt, elle se voit assise sous un magnifique arbre de Noël, orné de mille chandelles et d’images colorées. La petite lève les mains, la flamme s’éteint et elle s’aperçoit que ce qu’elle croyait être des chandelles, ce sont des étoiles dans le ciel. L’une d’elle tombe, telle une étoile filante. Elle pense à sa bonne grand-mère, maintenant disparue, qui lui disait : « lorsqu’une étoile tombe, c’est une âme qui monte au ciel »

Elle frotte encore une allumette et il se fit une grande lumière au milieu de laquelle elle voit sa grand-mère, douce et radieuse. « Grand-mère, s’écrie la petite, emmène-moi. Si la flamme s’éteint, tu disparaîtras comme le poêle, l’oie rôtie et le sapin »

Elle frotte alors promptement le reste des allumettes qui répandirent un grand éclat. Sa grand-mère la prend dans ses bras et elles s’envolent ensemble là où il n’y a ni faim, ni froid, ni angoisse. On retrouve la petite morte de froid le lendemain. Le conteur ajoute : « Tout le monde ignora les belles choses qu’elle avait vues, et au milieu de quelle splendeur elle était entrée avec sa vieille grand-mère dans la nouvelle année »

Ce conte me faisait rêver à sept ans, il me fait encore rêver maintenant que je suis septuagénaire. Cette petite fille qui n’a plus rien rêve de chaleur, de lumière, d’oie rôtie et de l’amour de sa grand-mère. Ce sont les rêves de n’importe quel enfant, surtout au temps de Noël et du Nouvel an. De l’amour, une maison chaleureuse, une bonne table ouverte à tous, de la lumière qui scintille, c’est le bonheur d’une grand-mère qui rêve de le partager avec eux qu’elle aime !

Le génie d’Andersen, c’est de nous amener à nous identifier à son personnage. La petite fille aux allumettes, à la limite de la misère, n’est pas l’autre, elle est moi. Elle m’entraîne dans ses rêves. Ses rêves sont aussi les miens.

L’enfance des écrivains.

Hans Christian Andersen et la comtesse de Ségur ont vécu à la même époque mais leur origine familiale est très différente. La comtesse, née Sophie Rostopchine, a vu le jour le 1er août 1799 à Saint-Petersbourg. Son père, le comte Fédor Rostopchine, que Sophie, sa Sophaletta, adore, fut gouverneur de Moscou, Premier ministre et ami du tsar Paul 1er. Sa mère, Catherine, née Protassov, traitera durement la petite Sophie. Sophie épousera en 1819 le comte Eugène de Ségur avec qui elle eut huit enfants. Elle commence à écrire quand ses premières petites-filles sont en âge d’entendre des histoires.

Hans Christian Andersen est né en 1805 à Odense, au Danemark, dans une famille très pauvre. Tout jeune encore, il perd son père, un cordonnier qu’on dit solitaire, rationaliste et sceptique. Sa mère, blanchisseuse, est une femme superstitieuse qui finit par devenir alcoolique. Il apprend à lire à l’école des pauvres d’Odense. Le petit Hans Christian est mélancolique et il se dirige très tôt vers la création littéraire.

Il ne faut donc pas s’étonner que leurs univers littéraires soient si différents. La comtesse écrit le théâtre d’enfants aristocrates, avec leurs jeux, leurs bêtises, leurs découvertes. Parmi ces jeux et ces découvertes, la rencontre des familles pauvres donne à l’auteur l’occasion d’exposer sa morale. Quand on relit la comtesse aujourd’hui, c’est l’aspect moralisateur et paternaliste de ses ouvrages qui nous frappe.

Andersen est célèbre pour ses contes, bien qu’il ait aussi écrit de la poésie. Le relire aujourd’hui, c’est retrouver, intacte, la part du rêve.

Madeleine Caron

Juriste, Madeleine Caron a fait carrière dans le domaine des droits humains, comme avocate à la Commission des droits de la personne du Québec. Alliée d’ATD Quart Monde, elle est aussi aujourd’hui une heureuse grand-mère.

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