Un peu de temps

Françoise Leclerc du Sablon

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Françoise Leclerc du Sablon, « Un peu de temps », Revue Quart Monde [En ligne], 200 | 2006/4, mis en ligne le 29 mai 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/577

Quand le temps devient un acteur incontournable pour une démarche pédagogique et pour la réalisation de projets. Extraits d’un article paru dans « Recherches », revue de didactique et de pédagogie du français, publiée avec le soutien de l’IUFM du Nord Pas de Calais, n° 36 (2002) « Difficultés de lecteurs » (http://revue.recherches.free.fr)

Dans le cadre de l’« Animation Lutte Contre l’Illettrisme » (ALCI), action du conseil régional de Bourgogne, un module de formation « vie quotidienne » rassemblait une quinzaine de femmes en très grande difficulté, en situation d’illettrisme et bénéficiaires du revenu minimum d’insertion (RMI). Le but de cette action était de permettre à ces personnes de (re)trouver un accès à la lecture, à l’écriture et au calcul à travers un travail régulier avec des conseillères en économie sociale et familiale et moi-même.

L’une des premières difficultés à résoudre fut l’incapacité où se trouvaient ces femmes à envisager qu’il soit possible de « faire » quelque chose chez soi ou à l’extérieur, pendant que la machine à laver le linge tournait. Ces femmes restaient centrées sur « l’activité machine », elles n’intégraient donc pas une « durée » qui passe et qui s’inscrit dans l’histoire du temps linéaire, existentiel.

Pour ces personnes, toutes les tâches à accomplir pendant une matinée se déroulaient en se succédant, comme suivant une linéarité simple, il n’était pas possible de les envisager « en parallèle ». Cette incapacité à faire une autre activité montre une impossible décentration temporelle : une même personne ne peut pas coordonner deux points de vue :

– ne pas oublier une durée, s’en décentrer par moments, garder un œil sur la machine à laver ;

« et » mener en parallèle une autre activité, coordonnée en pensée à celle-ci, et qui aurait à peu près la même durée. Ceci nécessite d’avoir une certaine idée de la mesure, du calibre de la durée dans un temps qui passe.

Cette impossibilité de coordonner deux actions, deux points de vue, laisse présager de grosses difficultés pour coordonner la pensée et les représentations mentales du langage et des propositions.

Un retard au rendez-vous

Ma position d’animatrice m’a amenée à aider des personnes dans leurs relations avec des travailleurs sociaux ou des interlocuteurs comme des médecins ou d’éventuels employeurs, principalement au niveau des prises de rendez-vous et de la gestion des retards.

Lorsqu’elles avaient une trentaine de kilomètres à parcourir pour aller à l’agence nationale pour l’emploi (ANPE) ou dans une autre administration, qu’elles dépendaient des transports locaux, c’est souvent à l’instant du rendez-vous que les personnes venaient me demander de téléphoner pour annoncer qu’elles n’y seraient pas présentes. Jamais une heure à l’avance. Cela avait toujours le don d’agacer les travailleurs sociaux et de les amener à croire à la mauvaise volonté des bénéficiaires de leurs services.

Or il ne s’agit sans doute pas de mauvaise volonté mais encore de l’incapacité à se décentrer d’une action dans laquelle la personne est impliquée pour se projeter en avant (l’heure du rendez-vous) et ailleurs (le bureau de l’assistante sociale). Ma proposition, très pragmatique dans cette situation, a été d’abord de permettre aux travailleurs sociaux de mieux comprendre ces difficultés, afin qu’aucun jugement trop brutal n’empêche des progrès nécessitant des délais.

Le train raté

De même, j’ai eu souvent à faire comprendre à ces personnes que, lorsqu’on rate un train, ce n’est pas au moment de l’arrivée du train qu’il faut téléphoner pour dire qu’on ne sera pas à la gare ; à cette heure-là, l’interlocuteur est à la gare d’arrivée et attend sur le quai !

Cette difficulté montre combien il est difficile aux personnes de sortir de cette linéarité unique du temps où elles sont et de penser que d’autres personnes vivent autre chose, ailleurs, mais dans le même instant, à la même heure. Là aussi il semble qu’il y ait impossibilité de décentration par rapport à l’action vécue par la personne, impossible changement de point de vue ou coordination de deux points de vue : ce que vit la personne et ce que vit son interlocuteur. Comme au stade préopératoire, la personne peut organiser l’action qu’elle vit, elle-même, mais ne peut pas encore se coordonner avec l’action de l’autre, qu’elle doit organiser « en pensée »

Lire l’heure

Par ailleurs, ce décalage relatif à l’heure d’arrivée à la gare montrait une sérieuse difficulté à comprendre comment gérer les questions d’heures. En effet, lire l’heure, c’est se représenter le temps sous une forme bien particulière, le tour du cadran de l’horloge, inventée au XIIIème siècle pour obtenir une plus grande précision dans la mesure du temps. Cette forme n’est qu’arbitraire et ne correspond à rien, sauf une révolution opérée par la grande aiguille qui revient toutes les heures à la même position pour nommer des instants.

Cette régularité de répétition est difficile à comprendre et intégrer puisque le temps vécu peut si bien se dilater ou se contracter affectivement et psychologiquement alors que c’est bien souvent pour prédire un délai que l’on a besoin de l’heure exacte ; selon que c’est le bus ou l’être aimé que l’on attend, l’attente ne sera pas la même : le bus va bien finir par venir, celui que j’aime ... peut-être pas !

Trois temps

Les personnes en situation d’illettrisme auxquelles je m’adresse dans mon travail sont souvent des personnes qui ont vécu la grande pauvreté. Je voudrais leur donner la parole sur cette question du temps avec quelques extraits de l’ouvrage Le croisement des savoirs1

Le temps circulaire ou cyclique se caractérise par la succession des journées, temps réglé rituellement, à l’identique, qui se répète invariablement, où chaque « moment » est pris en charge, décidé par quelqu’un d’autre, par une règle ou par un règlement (par exemple les temps des moines, des hospitalisés, des détenus.) Ce temps circulaire peut aussi se caractériser par la succession des saisons (le temps des paysans.) La personne n’est pas autonome et ne décide pas des instants où se produisent les changements (un transfert pour un détenu par exemple) ou les ruptures (heures des repas à l’hôpital, début du temps des semis, heures des prières des moines). Ces instants sont ritualisés et perçus comme dictés par une instance supérieure.

On oppose un monde qui avance à une tradition qui serait immobile et rigide... Le cercle vicieux de la pauvreté décrit par les sociologues et les économistes définit l’incapacité d’une famille (vivant dans la grande pauvreté )... de se projeter dans le futur, c’est-à-dire de sortir du temps circulaire pour s’engager dans le temps linéaire, chaque génération reproduit la vie de la précédente sans évoluer...

Les plus pauvres eux-mêmes n’ont pas cette conception-là du temps. « Le temps c’est la durée » dit une femme qui lutte depuis onze ans pour que ses enfants lui soient rendus... la durée entre deux visites aux enfants, d’autant plus longue que la visite s’est moins bien passée... la durée lors des dates anniversaires... quand les démarches restent vaines... Je rajouterai ici... la durée entre deux visites à un mari, un parent, un enfant détenus, la durée entre deux parloirs si brefs et souvent si difficiles à vivre...

Paraissant ne s’occuper que de survie immédiate, les personnes occupent le temps pour qu’il passe plus vite. Et on admirera même leur dignité ou leur façon de mener ces activités. Cette femme explique mieux que personne comment... cette durée peut être attente créative parce que tendue vers un but.

Le temps circulaire n’est pas que répétitif, le temps linéaire n’est pas qu’une avance « forcenée vers le futur ». Les deux sont nécessaires : en effet, si on progresse dans le temps linéaire, le temps circulaire permet d’avoir des points de repère ; par exemple, l’importance de la famille chez les plus pauvres permet d’avoir un garde-fou par rapport à certaines évolutions de la société. Chaque être humain a besoin de ses racines, de ses repères. Pour avancer, il a besoin de tirer les leçons du passé, il ne peut pas simplement avancer sans jamais regarder en arrière.

C’est alors que ces personnes donnent une image qui pourrait être bien utile pour imaginer à la fois un temps tendu vers un but, évolutif, un temps rythmé et ritualisé, et un temps borné et repéré : le temps en boucle (j’aime aussi l’image de la spirale), dans lequel les deux éléments sont associés : la mobilité et le retour à des points fixes garantissant la possibilité de nouveaux départs consécutifs aux échecs.

Il existe des phénomènes qui, s’ils s’écoulent dans le temps, contiennent en outre le temps en eux, constituent comme des figures temporelles. Tels sont le souvenir avec son rappel du passé ou encore le désir et l’espérance qui, tournés par leur nature-même vers l’avenir, contribuent à le créer et à le recréer toujours à nouveau devant nous. Ces phénomènes constituent la contexture générale du temps vécu.

Le stand by

Le « stand by » est le temps d’une attente de quelque chose qu’on ne peut pas dire, d’un événement dont on ne sait pas quand il arrivera.

Ainsi la maison d’arrêt est un lieu particulier où les personnes sont détenues pour un temps qu’elles ne savent pas d’avance puisqu’elles n’ont pas été jugées, que leur procès n’a pas eu lieu. Je note ceci pour bien établir la différence avec la situation des personnes détenues en centres de détention ou en centrales, lieux où elles connaissent la durée de leur séjour puisqu’elles y accomplissent la peine établie lors de leur jugement...

Le séjour en maison d’arrêt est donc un temps, un temps d’arrêt, pris entre « la faute » et la date inconnue d’une rencontre chez le juge, d’une confrontation, d’une reconstitution ou d’un jugement.

La « faute », qu’en tant qu’enseignante je n’ai pas à connaître, marque souvent le point limite d’un passé auquel il n’est pas possible de faire référence. Les détenus en situation d’illettrisme sont souvent des personnes dont le passé « n’a fait qu’aboutir à la faute ». Il est d’autant plus difficile, voire impossible, d’y faire référence.

Les dates du jugement, d’un rendez-vous chez le juge, de la fin du traitement d’un dossier ne sont jamais vraiment connues d’avance. Il faut une certaine « culture » pour se faire une idée des délais d’instruction de tel ou tel type d’affaire. La grande majorité de ceux auxquels je m’adresse ne dispose pas de ces repères, ni de cette culture.

Cette période est donc... entre parenthèses. Elle n’est pas bornée, ni bordée. Les détenus n’y sont même pas en attente, car souvent ils ne savent pas ce qu’ils attendent exactement, ou ce qui les attend. Je ne parle pas ici de personnes qui purgent une peine après un jugement en flagrant délit, qui savent tout de suite à quoi s’en tenir.

Langage, pensée, temps

J.E.Gombert2 montre que la chronologie d’événements est bien souvent comprise par le « mauvais » lecteur comme devant suivre la chronologie des propositions qui les expriment. J’avais pu travailler cette question, et y trouver des éléments de re-médiation à travers l’étude du code de la route en aidant les personnes à comprendre que la phrase : « Pour tourner à droite, je mets mon clignotant » ne signifie pas que d’abord « je tourne à droite », et qu’ensuite « je mets mon clignotant ». C’est pourtant bien souvent ce que les personnes comprennent ou lisent, et c’est bien souvent source d’incompréhension ou d’inefficacité. Lorsqu’un médecin dit à son patient « chaque soir avant de vous mettre au lit, vous prendrez tel médicament », pense-t-il que cela puisse poser un problème ?

Expression d’une pensée

Après l’expérience vécue, lorsque la personne a l’intuition mentale d’une durée, elle va pouvoir choisir un matériel de locution et l’organiser dans une suite logique liée à un ordre syntaxique ; c’est là qu’un travail sur les connecteurs logiques prendra tout son sens, de même qu’un travail sur les relations causales entre les propositions ou sur la syntaxe. Ceci de façon à ce que lorsque le minuteur siffle, ou lorsque le sablier est vide, que tout à la fois la machine à laver s’arrête et que la tarte est cuite dans le four, autant d’événements simultanés dans l’instant, la personne, grâce aux mots, puisse dire : « En même temps il y a eu... ensuite... et puis enfin... » et bien faire comprendre la simultanéité de tout cela.

Mais dans les différentes activités de sa vie, l’individu va être amené à penser les choses de manières différentes. Il y a des pensées qui se construisent dans la succession, d’autres dans la transformation. Par exemple, le choix des locutions et de leur distribution pourra se faire autrement pour exprimer le temps où une pâte lève, durée indivisible, non séquentielle, et le temps de mise au point d’une salade composée... On pourrait faire percevoir cette différence en s’exprimant à partir d’un travail de photographie, du temps de « révélation » et d’un travail de composition par collage.

Schémas du temps vécu

Je pense pouvoir poser l’hypothèse de trois schémas où le temps vécu est différent selon les activités, et où il conviendra effectivement de voir comment aider à mettre de l’ordre ou aider à la distribution de la pensée dans chacun d’eux. Sans perdre de vue que ces schémas n’ont pas un caractère scientifique, parce qu’ils sont liés au vécu subjectif de chacun, ils pourraient me permettre d’analyser des situations pédagogiques.

Le schéma de temps T1. Quand je mange, les moments de la pensée sont contigus puisque c’est la logique de l’action. Je me situe sur une linéarité sensori-motrice où tout s’enchaîne de proche en proche, dans une logique de causes et conséquences directes. Ce schéma est celui d’un temps linéaire, aucun retour n’est possible : on avance, sans arrêt et sans recul. Comme ces femmes qui attendaient la fin du cycle de la machine à laver qui, à leur manière, ne vivent qu’un temps organisé pour elles et venu par elles.

Le schéma de temps T2. On se situe ici dans l’aléatoire, dans l’impossibilité de penser à l’avance, de prévoir. La pensée suit cette ligne imprévisible et doit réagir à chaque instant. C’est la situation de l’enfant qui joue au ballon dans un groupe. Il ne sait pas à l’avance, et ne peut que se préparer à différentes éventualités qu’il n’a pas forcément toutes en mémoire. C’est peut-être aussi la position des personnes qui discutent ou bavardent à bâtons rompus. Cette situation n’est pas inconfortable si elle est cadrée : le terrain de foot, la classe, la pièce ou la table autour de laquelle on se trouve. Il s’agit donc de la contextualiser

Le schéma de temps T3. Lors des apprentissages, en mathématiques par exemple, on se trouve dans un rapport de causalité imposé. On utilise les mots « si », « alors » et « donc ». Les moments successifs de cette pensée ne sont pas les mêmes. Ce à quoi on pense, ce sur quoi le sujet est amené à se centrer successivement, donne un rythme différent à la pensée. Et dans ce schéma, que ce soit pour des hypothèses, des vérifications ou des inférences, des retours en arrière en pensée sont possibles grâce au langage et aux images. Cela montre une forme de maîtrise des temps, des instants, et des arrêts de temps puisqu’on peut revenir en arrière, sur un instant et en pensée

Pour tout apprentissage la pensée doit s’organiser dans le temps, être capable d’aller-retour, de mouvements avant/arrière, et de déductions. Elle doit y être entraînée par exemple par l’utilisation de phrases et de mots ayant du sens comme on l’a vu plus haut avec le code de la route.

A l’école on demande à l’enfant de revenir de manière réflexive et réversible sur quelque chose qui a fonctionné de manière rigoureuse. Ce retour est impossible si on se place dans la seule perspective du temps linéaire qui s’écoule inexorablement. Alors que c’est précisément ce retour qui permet au sujet de « repenser la chose », avec « ses mots à lui », en utilisant son système de représentations ; c’est la garantie d’un acte de généralisation, donc de pouvoir transposer ailleurs un schéma de pensée qui est maîtrisé. L’enseignant reprend ce dire de l’élève en y ajoutant des connecteurs logiques (« si », « donc », « alors ») et un vocabulaire du code général (« tu essaies », « tu tâtonnes »)... C’est ce qui garantit le passage du concept quotidien au concept scientifique, ce qui garantit un apprentissage.

Ces trois outils (T1, T2 et T3) me permettent déjà de repérer le mode de fonctionnement de mes élèves, dans quel schéma de temps ils se placent. Ainsi je peux voir s’ils sont capables de se décentrer ou non de l’enchaînement de T1, de se repérer dans l’aléatoire T2 ou de s’orienter dans les allers et retours de T3.

Puis, grâce au langage, aux paroles, je leur permets de revenir sur les instants vécus précédemment, sur des durées (comme le temps qu’il faut pour faire une pâte), sur des moments (comme la fin d’une lessive, d’une cuisson, annoncée par le minuteur), ou sur des rythmes et des rites (comme la menstruation et la gestion des plaquettes de pilules, thème récurrent dans les groupes de jeunes femmes en difficulté). L’habileté demandée au temps T3 s’entraîne par le langage.

Ma pratique consiste donc à les amener de T1 à T2 ou T3 par le langage, à l’aide d’un code écrit, symbolique ou imagé. Avec chaque type de personnes et leur vécu, il s’agit enfin pour moi de trouver ce qui peut être code symbolique et être ensuite dit par le langage.

Cela fait prendre conscience des temps T1, T2 et T3 et aide à passer d’un temps à l’autre, à avoir ainsi un codage symbolique des temps qui amène les élèves à un degré d’abstraction nettement supérieur où ils peuvent appliquer la combinatoire à des représentations mentales multiformes du temps : avoir si l’on veut une grammaire du temps.

Vie quotidienne

Je reprends donc l’exemple de l’ALCI et du module « vie quotidienne ». L’organisation même de nos séances, qui se déroulaient sur la matinée, devait peu à peu permettre à ces femmes de comprendre une nouvelle possibilité de gérer leur temps. Elles arrivaient donc entre 8h30 et 8h45 après avoir déposé leurs enfants à l’école. Nous disposions de trois heures, (temps limité par la sortie des classes) pour :

* Echanger les nouvelles et annoncer les thèmes de travail de la matinée.

* Préparer le repas de midi afin que chacune reparte avec un plat et un dessert, en prévoyant une recette qui demande un temps de cuisson, pour nous permettre de « décoller » de la linéarité.

* Pendant la cuisson, étudier une question d’économie sociale et familiale.

* Noter les recettes et lire les documents proposés.

* Faire un bilan de la matinée et préparer le transport des plats : échange libre permettant un retour, une prise de recul sur la matinée, sur ce qui a été fait et comment les activités avaient été menées. « Pendant », « avant », « après », « en même temps » devaient être employés et exprimer ces allers et retours d’une activité à l’autre. Je tenais à ce que chacune puisse en garder trace et se donner la possibilité de reproduire la même situation, ou une situation équivalente, avec des allers et retours et des centrations successives sur des activités à durées différentes. Cette possible reproduction était le seul gage d’un apprentissage.

De façon très pragmatique, l’utilisation d’un minuteur de cuisine « bornait » pour nous les temps de cuisson, autorisant chacune à « faire autre chose » en attendant, même si les durées approximatives des activités n’étaient pas encore des grandeurs mesurables pour les personnes...

Cette organisation permit un échange fructueux entre les personnes sur leurs propres emplois du temps et leur gestion du temps. Ainsi leur participation à diverses activités d’association ou de quartier fut-elle facilitée.

En donnant à ces personnes la capacité de passer, par le vécu concret puis par des échanges, à un autre schéma du temps, de passer de l’un à l’autre des schémas, on leur démontre de manière vécue, physique, que les actes successifs sont organisés selon des obligations, des contraintes, et ont une durée déterminée.

Si on constate avec elles que cela a fonctionné, on leur permet de reproduire symboliquement le même schéma avec d’autres objets, des moments de pensée ou des propositions par exemple. En conséquence, à partir de ces actes, il y a une possible réorganisation de la pensée selon un ordre qui n’est plus de « leur » logique mais qu’elles peuvent s’approprier et sur lequel elles ont conscience qu’elles peuvent construire en confiance. Elles pourront prendre le temps (ou la liberté) d’aller à un cours de conduite ou de lecture... pendant que tournera la machine à laver. C’est alors grâce aux mots, aux actes et aux durées, par la coordination des points de vue, qu’elles pourront se décentrer, passer d’un temps T1 à un temps T2 ou T3 et ainsi s’organiser de façon autonome.

Un calendrier

Pour aider les personnes vivant, sans points de repère, un temps cyclique et totalement répétitif, j’ai proposé l’utilisation d’un agenda simple ou plus souvent d’un calendrier avec des repères du style « post it » collés sur le réfrigérateur.

Une classe de Cours moyen de la cité nous a bien aidées dans ce travail en composant, pour les vendre, des calendriers artistiques et culturels où il y avait de la place pour écrire... Nous avons donc travaillé, ensemble, à doter chacune d’outils qui lui conviennent. Le temps et l’action qui doit lui correspondre sont notés, représentés sur un espace, ce qui les rend plus directement perceptibles. De plus ces calendriers présentaient une page par mois, ce qui permet de poser un geste : tourner une page, un vécu : changer de décor...

Les jardins familiaux

La vie « au jour le jour », imposée à certaines personnes par de grandes difficultés financières et professionnelles a amené les divers partenaires du Développement social des quartiers à monter dans le cadre de la « Maîtrise d’oeuvre urbaine et sociale » un important projet de jardins familiaux qui devaient permettre à ces personnes de retrouver le contact avec la linéarité du temps au long d’une année et le déroulement des saisons, réalité qu’elles avaient perdue depuis des années.

Bêcher, planter, ça dure un certain temps et ça laisse des traces : une terre retournée, des sillons, et de la fatigue ! Ce sont des actions qui ont un premier effet immédiat... Ensuite, il faut guetter les signes et constater, avec un jardinier plus expérimenté ou par l’expérience, que ces signes sont un code, qu’ils impliquent une action, un geste : les mauvaises herbes, il faut les arracher ; les pousses de carottes serrées, il faut les démarier. Cette série de gestes et de schèmes amène un résultat, et le résultat peut être différé...

L’attente

E.Minkowski3 parle de l’attente en tant qu’attitude vitale... On dirait que tout le devenir, concentré en dehors de l’individu, fonce, en une masse puissante et hostile, sur lui en cherchant à l’anéantir. L’attente pénètre ainsi l’individu jusqu’aux entrailles, le remplit de terreur devant la masse inconnue et inattendue... qui dans un instant l’engloutira. L’attente primitive est ainsi toujours liée à une angoisse intense ; elle est toujours une attente anxieuse ... elle est suspension de l’activité qui, elle, est la vie même...

Ce qui vient s’opposer au caractère négatif de l’attente, ce n’est pas une attente agréable, mais avant tout la joie élémentaire de vivre, liée à l’activité, ou, encore mieux, la satisfaction liée à l’accomplissement d’une action tendant vers un but moral, au sens le plus large du mot, action qui nous libère entièrement de l’emprise, de l’étau de l’ambiance immédiate...

Dans l’activité, je tends vers l’avenir ; dans l’attente, je vis le temps dans une direction opposée (comme à reculons )... L’activité contient de la durée en elle, elle est de la durée active. Il n’en est plus de même pour l’attente...

Beaucoup des hésitations et difficultés de mes élèves se trouvent dites là. Dans cette attente qui ne peut être activité parce qu’elle est prolongée et qu’on n’en connaît pas le terme.

Dans l’attente, il existe un rétrécissement de l’être vivant, un « devenir plus petit » qui vient s’opposer à l’expansion de l’activité. Dans l’attente, l’être se replie sur lui-même, se recroqueville, cherche, dirait-on, à exposer le minimum de soi aux heurts de l’ambiance hostile...

« Maman, je t’attends »

Une très belle illustration de cette attente qui, si elle n’a pas de but, ne permet aucune vie, ni création, ni projet, c’est celle donnée par les femmes détenues à la maison d’arrêt dans le livre Maman je t’attends, un album imaginé et écrit avec Mireille d’Allancé dans le cadre du projet « Des mots pour le dire » avec l’objectif de permettre d’aborder auprès d’enfants le thème de l’incarcération d’un parent4.

La maman de Tom est en prison, et Tom fait vivre son attente en plantant une petite graine, dont le développement marquera les étapes de l’attente. Tom pose des gestes et se donne un code qui marquera les étapes vers le retour de sa maman. Il est dans un temps de transformation de la famille, de lui-même, des relations ; et cette transformation durera aussi longtemps que l’absence de la maman, dont il ne connaît pas le terme. Il se donne des étapes, des repères, afin de garder le droit de grandir, de créer sa vie pendant cette attente.

L’apprentissage

Avec les détenus de la maison d’arrêt, je me trouve dans une situation difficile où il faut se lancer avec eux dans un projet ! Faire avec eux le pari de l’apprentissage de la lecture, parce que c’est ça qu’ils demandent. En quoi ce que je vais proposer a des chances de leur permettre d’entrer dans les apprentissages, dans des projets ?...

Comment répondre à ces nécessités, proposer aux détenus de vivre le projet d’apprentissage de la lecture, un vrai projet de formation, même si aucune référence à « leur » passé n’est accessible, avec une idée particulière de l’attente et même si les conditions énumérées plus haut ne sont pas vraiment, ni naturellement réunies.

Pour permettre des apprentissages, je sais maintenant qu’il faut :

Un instant de confiance : Lorsque rien dans l’entourage n’est favorable à un quelconque projet, à envisager un apprentissage, élève et formateur se trouvent comme en haut d’un rocher dont on doit descendre en rappel. Il y a un instant où il faut la confiance. Il faut basculer vers ce qui paraît d’abord comme le vide et qui, avec l’accompagnateur ou l’enseignant, devient peu à peu, mètre après mètre, lettre après lettre, un lieu d’expérience.

Un passé auquel faire appel : Créer donc un passé auquel faire référence, c’est en début de cours, avec les présents, avoir un échange de nouvelles, d’informations, de façon tout à fait spontanée et informelle. Puis, dès que c’est possible, travailler à partir de ces informations, en les prenant comme ce « petit » passé auquel on peut faire référence, sur lequel on peut revenir. On peut le nommer, le raconter, l’écrire, le lire, en changer la forme d’expression dans tous les sens ; c’est un objet que l’on peut triturer sans danger ! Il est un autre passé auquel l’accès est facile et que l’on peut étudier sans danger, ce sont les grands mythes ; ces textes nous permettent d’étudier ce qui concerne chacun, au plus près et au plus intime, sans obliger personne à se dévoiler...

Un but, pour le projet : A chaque détenu en formation est attribué un dossier, permettant de garder trace de son parcours de formation. Lorsqu’il est transféré vers un autre lieu de détention, ce dossier le suit, soit directement d’enseignant à enseignant, soit par le greffe avec les affaires du détenu. S’il est libéré, il part avec ce dossier, sur lequel il n’est pas fait mention de la détention. L’utilisation de ce dossier permet d’établir avec chacun l’état des lieux de ses compétences et/ou savoirs ; il permet aussi d’écrire les projets, les objectifs que nous nous donnons, le détenu et moi, pour une période de formation. A chaque changement de période, il permettra de noter le bilan, et de faire un nouveau projet.

Un terme, une fin à l’attente, un délai pour les actions : Le travail par périodes de six semaines, comme indiqué dans la circulaire de 1995 relative à l’enseignement en milieu carcéral, avec l’utilisation du dossier de suivi, où sont inscrits les objectifs de chacun, suffira à donner une fin à une attente dans un délai accessible. Mais pour ceux qui ont de plus grandes difficultés, à chaque début de cours, les objectifs et temps de travail sont annoncés, et affichés de façon à avoir toujours accès aux délais, ou au terme d’un travail.

Des systèmes temporels différents : Différents moments sont organisés dans un cours. Je peux utiliser ou mettre à profit les différents « moments » de la pédagogie, et entraîner les élèves aux différentes actions symboliques de décentration, de fonctionnement séquentiel, de répartition de leurs actions, des apprentissages, de leur pensée. Car il y a des moments où tout le groupe est ensemble, soit pour un échange « à bâtons rompus », soit sur une tâche commune (une lecture d’affiche par exemple) où le temps en boucle est particulièrement bien illustré. Il y a des moments où chacun est attelé à sa propre tâche, soit avec ses propres objectifs (exploitation de la situation collective de façon différenciée), soit pour une recherche qui participera d’un travail de tout le groupe (étude d’une séquence qui s’ordonnera dans un tout.) Il y a enfin des temps de retour sur les acquis, soit avec le groupe (exposé de ce que chacun a cherché personnellement), soit individuellement (fiche de suivi ).

Des mots : Des mots qui permettent de dire les concepts et de s’approprier les concepts scientifiques seront le lot apporté par chaque thème étudié. Certains d’entre eux, choisis avec les élèves, seront expliqués, resitués dans les exemples où nous les aurons rencontrés, et conservés dans un beau classeur, qui servira de ressource et d’assise à certains, lorsque la mémoire ne peut répondre à toutes les exigences qu’on a pour elle...

Des traces : Le dossier de suivi de formation, le classeur de mots, les affiches, mais aussi des traces pour pouvoir revenir sur le passé et l’acquis, traces qui servent aussi à baliser l’avenir.

Accéder au temps

Bien des personnes que j’ai connues en situation d’illettrisme ont d’abord été blessées ou mal traitées dans leur vie, déjà dans leur vie d’enfant. Beaucoup n’ont pas bénéficié de structure familiale stable, ou bien elles ont grandi dans une famille décomposée où la structure monoparentale n’a pas non plus permis que le rôle de tiers soit assuré entre l’enfant et la mère, rôle de médiation du père qui diffère la satisfaction des désirs : « Chacun son tour », « chaque chose en son temps ».Le père médiateur qui fait sortir l’enfant de la logique de satisfaction immédiate du « tout maternel » Le père qui introduit donc le temps, le temps du désir, qui doit permettre à l’enfant après quatre ans de sortir de l’âge de la toute puissance. Si l’enfant n’accède pas au temps, à la chronologie, il lui sera trop difficile de penser, il y renoncera et se l’interdira...

Avec le langage, l’élève peut aller et venir, en pensée dans le temps ou au milieu des instants, il peut distribuer les moments et différentes formes de temps, et de la même façon construire sa pensée, apprendre et faire des projets.

1 Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l’Université pensent ensemble. Groupe de recherche Quart Monde Université. Ed. de l'Atelier et Ed

2 Cf. Un élément important de la signification verbale, l'ordre d'énonciation, Jean Emile Gombertin Rééducation, 1983.

3 Le temps vécu, Eugène Minkowski, Delachaux et Niestlé, 1968.

4 Il est possible de se procurer cet ouvrage auprès de l'association « Relais enfants parents » qui intervient dans les lieux de détention (Cf. RQM n°

1 Le croisement des savoirs. Quand le Quart Monde et l’Université pensent ensemble. Groupe de recherche Quart Monde Université. Ed. de l'Atelier et Ed. Quart Monde. 1999.

2 Cf. Un élément important de la signification verbale, l'ordre d'énonciation, Jean Emile Gombert in Rééducation, 1983.

3 Le temps vécu, Eugène Minkowski, Delachaux et Niestlé, 1968.

4 Il est possible de se procurer cet ouvrage auprès de l'association « Relais enfants parents » qui intervient dans les lieux de détention (Cf. RQM n°193, La prison au-delà des murs)

Françoise Leclerc du Sablon

Enseignante spécialisée, Françoise Leclerc du Sablon travaille depuis plusieurs années avec des personnes en situation d’illettrisme ou en grande difficulté de lecture, d’abord comme responsable de la Lutte contre l’illettrisme sur le bassin d’emploi d’Auxerre pour le contrat de Plan Etat Région Bourgogne, ensuite à la Maison d’Arrêt de Loos, puis de Sequedin.

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