Rencontre(s) avec le père Wresinski

Gilles Anouil

References

Electronic reference

Gilles Anouil, « Rencontre(s) avec le père Wresinski », Revue Quart Monde [Online], 228 | 2013/4, Online since 05 May 2014, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5780

Index de mots-clés

Joseph Wresinski

Ma première rencontre avec le père Joseph Wresinski fut le fruit d'un merveilleux hasard. J'étais alors journaliste de profession dans deux publications disparues au début des années 70 : le mensuel Réalités qui s'attachait à rendre compte des « phénomènes de société », et le trimestriel Preuves dont l'ambition était de pister les « idées qui changent le monde » - excusez du peu ! En marge, j'animais à Sciences-Po Paris une conférence de méthode en économie dans la section «Politique et Sociale», de rang modeste par rapport à celles de « Service public », antichambre de l'ENA, et de « Économie et finances », pépinière de banquiers. Après mai 68, la direction de la très distinguée institution de la rue saint Guillaume avait jugé opportun d'ouvrir ses portes à quelques enseignants à temps partiel, hétérogènes par rapport aux hauts fonctionnaires habituels de cette fonction. Une sorte d'aggiornamento laïc ! Je ramais…

Nous étions à la fin de l'année universitaire 1972. L'un des meilleurs étudiants de ma conférence de méthode, Louis Join-Lambert, me demanda de lui mettre le pied à l'étrier dans la profession de journaliste. Je lui obtins un stage d'essai à l'Agence France-Presse. Tout content, je m'empressai de lui téléphoner cette bonne nouvelle. « Merci pour votre aide, me répondit-il, mais j'ai finalement décidé de m'orienter dans une autre voie: je vais travailler dans des bidonvilles. » « Bravo pour votre générosité ! S’agit-il de Maghrébins, de gens d'Afrique noire, ou d'une autre catégorie d'immigrés ? » lui demandai-je. « Nullement, mais de Français comme vous et moi. Ils sont des milliers, des centaines de milliers.» Je me souviens encore de ma surprise du moment. Pour moi, comme sans doute pour la plupart de mes compatriotes, alors que nous vivions les «trente glorieuses » années de (prétendue) abondance, il paraissait inconcevable qu'une telle situation persiste pour des Français de souche. Ma curiosité de journaliste aidant, je voulus en savoir davantage et, grâce à Louis - devenu bientôt volontaire permanent du mouvement - j'entrai en contact avec le père Joseph, avec ATD, et avec le monde des exclus, qui vit à nos portes, ignoré, depuis des générations.

L'homme le plus extraordinaire que j'ai rencontré

Contrairement à ma discipline de journaliste, je n'ai pas gardé de trace écrite de cette première rencontre et des suivantes. Contrairement aussi à la méthode enseignée par le père Joseph et pratiqué par les volontaires : écrire le vécu. C'est donc de mémoire que je reconstruis mes premiers souvenirs de « l'homme le plus extraordinaire que j'ai rencontré », pour emprunter le titre d'une rubrique de la revue Reader’s digest. Souvenirs enrichis de nos nombreuses rencontres depuis lors.

L'accueil, tout d'abord, qui était tout sauf ordinaire, mondain. D'emblée on sentait qu’il s'intéressait au nouveau venu, à sa personne, qu’il cherchait à connaître, non par curiosité, mais par empathie - vigilante ; car il connaissait d'expérience la faiblesse des hommes venus d'ailleurs que du monde des sous-prolétaires qui était son peuple. Mais, pour autant, il leur ouvrait les bras quand il avait misé sur leur sincérité. Frappait aussi cette tête ronde, affectueuse et volontaire, sur un corps de modeste taille, mais habité d'énergie et de détermination. Enfin, cette voix un peu sourde, à la fois calme et passionnée, qui répétait sans se lasser des paroles essentielles à qui lui prêtait l'oreille comment ne pas l'écouter, sinon le comprendre. Bref, le message d'une tâche à accomplir.

Impossible de ne pas tomber sous le charme, expression bien faible pour exprimer son charisme. Le père Joseph était comme un astre (un « corps céleste » ?) qui attirait à lui des astéroïdes errants, parfois des êtres qui se sentaient décalés dans ce monde, souvent encore des bonnes volontés en friche, ne sachant comment concrétiser leurs aspirations incertaines. Bref, un phénomène de gravitation humaniste, voire chrétienne - même si nombre de ses fidèles ne se revendiquaient pas de la chrétienté. Ce fut le trait de génie de cet ecclésiastique, affirmé comme tel (« Si je n'avais pas été prêtre de l'Église catholique, je n'aurais pas fait ce que j'ai fait ») d’avoir créé un mouvement interconfessionnel avec pour référence fondamentale le partage de vie avec les exclus, eux aussi de toutes origines, de toutes croyances, de tous les peuples.

Autre percée remarquable du père Joseph: sa vision, son intuition fondamentale, que la grande pauvreté et l'exclusion ne sont pas un phénomène épisodique, conjoncturel, fonction des fluctuations économiques. D'où sa préoccupation constante, non seulement de se faire le témoin, mais aussi l’historiographe de l'extrême pauvreté, d’en conserver la mémoire. « Découvrir un peuple là où tout le monde voyait des cas sociaux ». Il demandera toujours aux volontaires de noter régulièrement leur expérience de vie partagée avec les pauvres : écrire pour comprendre, comprendre pour aimer, et surtout pour témoigner à la face du monde de ceux dont la voix est inaudible.

Science et service

Et encore : « Il s’agit d’une réalité universelle. Les pauvres sont exclus dans tous les pays, dans toutes les civilisations du monde. Ils l’ont été à travers les âges. C’est sans doute la découverte qui a le plus marqué notre mouvement. Intuition d'abord. Puis constat vérifié sans arrêt par l'expérience, par l'étude et la recherche ». À l'origine, le mouvement s'appelait d'ailleurs ATD Science et  Service. Pour moi qui, par métier, m'intéressais aux « phénomènes de société » et aux « idées qui changent le monde », l’attrait - non seulement personnel - mais aussi intellectuel du père Joseph, de son anthropologie, était irrésistible. Bientôt, je publiai dans Preuves (septembre 1973) un article intitulé « Dans nos murs, le défi du quart-monde », nourri de son enseignement et signé de son nom.

Animé par cet esprit de recherche débordant les frontières de l'Hexagone, le père Joseph a beaucoup voyagé pour rencontrer le monde des exclus sous diverses latitudes. Parallèlement, il a noué des contacts avec de grandes institutions internationales, comme l'Unesco, qu’il a incitée à consacrer des colloques à ces populations ignorées. Lors des premières élections directes du Parlement européen, en juin 1979, je fus témoin - j'étais alors passé du journalisme à la fonction publique européenne - de ses efforts pour faire passer des messages dans la campagne électorale. Plus tard, en 1985, il fut reçu par Jacques Delors, président la Commission européenne, dont j'étais alors le porte-parole. Ennuyé, Delors me dit avant d'accueillir le père Joseph : « Je n'ai rien à lui offrir. » « Président, lui dis-je, contentez-vous de l'écouter». D'expérience, je savais la profondeur communicative de sa parole.

Puisqu'il est question d’Europe, je ne résiste pas à consacrer une parenthèse à un thème qui m'est cher : le parallèle entre le père Joseph et Jean Monnet, autre homme extraordinaire que j'ai, sinon rencontré, du moins côtoyé. L'un et l'autre étaient dotés d'une forte personnalité, d'un caractère parfois abrupt, et surtout d'une force de conviction extraordinaire, enracinée dans leurs expériences formatrices. D'un côté, le trajet du père Joseph, de son enfance dans la misère noire, à Angers, à son enfouissement dans le camp des sans-logis de Noisy-le-Grand en 1956. De l'autre, Jean Monnet, provincial charentais devenu arpenteur du monde, portant - comme tous les hommes de sa génération - les stigmates des deux guerres mondiales ainsi que le souvenir douloureux de la Société des Nations, dans les années 1930, où il avait un temps travaillé et dont l'objectif était de prévenir une autre guerre mondiale. Échec total.

L'un comme l'autre s'étaient donné une mission obsédante : éradiquer la misère, pour le père Joseph, bâtir la paix, pour Jean Monnet. Ce dernier fut ainsi l'inspirateur et l'auteur de la déclaration Schuman du 9 mai 1950, à l'origine de la Communauté européenne. Monnet disait : « Certains cherchent à être quelqu'un, moi je préfère faire quelque chose ». Comment ne pas appliquer cette ambition également au père Joseph, qui disait de lui : « Je ne suis pas un théologien, mais un homme d'action ». J'ajouterai une certaine ressemblance physique - taille modeste et tête ronde -, mais surtout pédagogique: ne jamais lâcher son interlocuteur sans avoir une chance de le convaincre.

Autre trait commun : une extrême attention à la justesse de l'écrit. Jean Monnet, avec ses collaborateurs, remettait maintes fois sur le métier les textes essentiels comme celui du 9 mai 1950. « Parfois, raconte-t-il, on revenait à la version originale, mais on savait alors que c'était la bonne ». Quant au père Joseph, il est fort émouvant de voir, au Centre d'archives Wresinski à Baillet, ses brouillons successifs du texte de la dalle du Trocadéro. J'aime aussi cette simple phrase de lui que l’on dirait coulée dans l’airain, tellement elle est forte et profonde : «Si les droits de l'homme ne sont pas partagés par tous, ce ne sont plus des droits, mais des privilèges».

Les inconnus dans la maison

Enfin, l'un et l'autre partagent, de nos jours, un sort similaire dans la mémoire de nos contemporains. Ce sont « les inconnus dans la maison » - titre d'un roman de Simenon - dans leurs maisons respectives. Concernant celle de l'Europe unie, on en attribue le plus souvent les fondations à Robert Schuman et/ou à certains hommes politiques de l'époque. Certes, ils ont joué un rôle, mais Monnet en a, le premier, conçu l'architecture et inspiré l'esprit (« Nous ne coalisons pas des États, nous unissons des hommes »). Quant à la maison Église, à laquelle le père Joseph était si attaché, il y demeure largement méconnu. Souvent, quand des amis ou des relations m'interrogent sur mes activités, je réponds que nous essayons de faire mieux connaître le message et la spiritualité de cet homme extraordinaire. Réaction fréquente : « Le père Joseph qui ? » Et moi : « Vous savez bien, le fondateur d'ATD Quart Monde. »« Ah oui, je vois. »

Après le premier contact évoqué plus haut, conquis par son charisme, par la révélation qu’il m'avait faite du peuple des exclus, je rendais quelques menus services - notamment des textes ou articles -, tandis que ma femme, Édith, prenait part à certaines activités. Nous étions ainsi des « alliés », selon le vocabulaire du mouvement. Nous allions de temps en temps aux réunions qu'il organisait avec des personnes du Quart Monde, côtoyées pour la première fois. À sa messe aussi, épisodiquement.

Mais, de fait, je n'avais rien compris à la démarche « opératoire » du père Joseph. Il me semblait qu'un coup de pouce financier pourrait sans doute régler le problème des plus pauvres que je croisais chez lui. Élevé dans la conception traditionnelle de la charité, j'avais du mal à saisir pourquoi, dans le camp en pleine déréliction de Noisy-le-Grand, il avait préféré à la soupe populaire la création d'un salon de beauté pour les femmes et d'une bibliothèque pour tous, notamment les enfants. Je crois avoir un peu mieux compris aujourd'hui mais je pressens que d'autres chrétiens de mon milieu bourgeois ont, eux aussi, du mal à saisir cette approche proprement révolutionnaire. À preuve leur embarras lorsque je leur remets ou les incite à acheter « Les pauvres sont l'Église » et que je leur demande ensuite leur réaction après cette lecture.

L'homme qui venait du Christ

Autre trait singulièrement attachant : sa christologie et sa lecture de l'Évangile. Un théologien de grande liberté et qui m'est cher, Joseph Moingt, écrit du Christ : « Il était l'homme qui venait de Dieu », (le Cerf, 1994). En écho, je vois le père Joseph comme l'homme qui venait du Christ - du « Christ misérable », comme le montre Jean Lecuit dans un ouvrage publié sous ce titre et consacré à la christologie du fondateur d'ATD Quart Monde. Sa lecture de l'Évangile à la lumière de son expérience des pauvres est décapante. Il réincarne ce texte souvent ensablé dans les commentaires maladroits de nos dimanches. Pour ne prendre qu'un exemple, la Samaritaine, pour le père Joseph, c'est Hélène, du camp de Noisy-le-Grand, qui va chercher de l'eau dans la honte. En l'écoutant, l'Évangile reprend des couleurs perdues.

Dernier retour sur image. Après cette étape - hésitante - d'écoute de son message, je lui proposai de réaliser un livre sous forme d'interviews. J'avais quelque expérience, même si je n'étais plus journaliste. Il accepta bientôt après avoir mûrement réfléchi, comme pour tout ce qu'il entreprenait. Ce furent, de janvier à juillet 1979, douze rencontres de deux heures environ, dûment enregistrées. Lors de la première, le 20 janvier, je trouvais le père Joseph fortement contrarié, pour ne pas dire plus. Il revenait de Londres où un député travailliste lui avait affirmé mordicus que la misère n’existait plus… Il m'a raconté aussi que, la veille au soir, il s'était demandé : « Pourquoi vais-je m’embêter avec ce livre ? ». Peut-être la piqûre de guêpe du député travailliste l’a-t-elle finalement convaincu de faire quelques pas avec moi, c'est-à-dire avec les lecteurs de l'ouvrage.

Ces entretiens de Pierrelaye m'ont laissé un souvenir inoubliable. « Quand tu sortais de son bureau, tu avais parfois l'air fortement secoué », m'a raconté récemment Gabrielle Erpicum, sa secrétaire. Quant au père Joseph lui-même, il me demandait de temps à autre: « Croyez-vous que tout cela ait un quelconque intérêt? » Pour ma part, je n'en ai jamais douté, comme sans doute nombre des lecteurs de Les pauvres sont l'Église, son livre (et non le mien, bien sûr, comme on me le dit parfois à tort) et son titre, d'une radicalité évangélique, et que j'ai reçu comme un tsunami, étant en poste au Japon lors de la parution. Une des plus belles appréciations de l'ouvrage émane de Charles Courtney, professeur de philosophie des religions à Dew University, aux États-Unis. Elle figure sur la page de garde de l'édition en langue anglaise : « Si vous décidez de lire ce livre, attendez-vous à en sortir transformé. »

Gilles Anouil

Gilles Anouil, journaliste et fonctionnaire européen, a réalisé avec le père Joseph Wresinski les entretiens qui en 1983 ont permis l’édition du livre Les pauvres sont l’Église, premier ouvrage publié par le fondateur du Mouvement ATD Quart Monde. Il revient ici, trente ans après, sur ses rencontres inoubliables.

CC BY-NC-ND