Lever les freins institutionnels au développement ?

Jean-Michel Severino

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Jean-Michel Severino, « Lever les freins institutionnels au développement ? », Revue Quart Monde [En ligne], 229 | 2014/1, mis en ligne le 01 mars 2014, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5839

L’auteur s’est exprimé sur ce sujet dans le cadre de la journée d’étude Qu’est-ce qu’un développement durable pour tous ?, organisée par ATD Quart Monde, à Pierrelaye (France), le 14 septembre 2012. Nous publions cet article en prolongement du dossier de la Revue Quart Monde n° 228, novembre 2013, Le développement contre les pauvres ?

Beaucoup d’acteurs dans les institutions de financement multilatérales (comme la Banque mondiale), ou bilatérales (comme l’AFD), ont eu une approche assez naïve de ce qu’était l’impact des projets de développement car ils déléguaient aux gouvernements ou aux collectivités le soin de l’appréciation sociale des réalités sur le terrain. On était en fait assez aveugle sur ce qui se passait, sur l’impact social.

D’une manière générale, les politiques de développement minimisent souvent les éventuels effets pervers de leur implantation, niant souvent le fait que des politiques conçues avec beaucoup de bonne volonté pouvaient attiser des conflits, par exemple en maltraitant les droits des personnes et des communautés, en déclassant involontairement des catégories entières de populations.

Dès qu’on intervient dans une zone dense, urbanisée ou même rurale, on modifie la vie des gens. Si l’on n’y prête attention, on peut ne pas ne respecter leurs titres informels ou formels à occuper un espace. On transforme ou on enlève leur outil de production. Sous prétexte de modernisation, on peut aboutir à exclure une partie de la population.

RQM : Pourquoi les institutions de développement ont-elles tendance à ne pas voir ce phénomène ?

Il y a plusieurs raisons. La première est d’ordre culturel. La plupart d’entre elles sont habituées à penser en termes de « moyenne ». Par exemple, réduire la pauvreté ne veut pas dire forcément réduire celle des plus pauvres. Cela veut dire qu’il y aura une meilleure distribution globale des revenus, mais on reste assez indifférent aux écarts à la moyenne. C’est un phénomène assez connu : des opérations de croissance aboutissent en fait à un accroissement des inégalités, même si l’impact économique global est positif.

Une deuxième raison, c’est que ces organisations ont très peur de s’immiscer dans les problèmes de gestion de la répartition, présumés être du ressort des autorités locales. D’autant plus que les gouvernements et les institutions locales n’aiment pas voir des acteurs extérieurs violer ce qu’ils perçoivent comme relevant de leur souveraineté. Néanmoins, c’est plus facile pour les Nations Unies ou la Banque mondiale que pour des institutions françaises, allemandes ou japonaises, surtout si elles appartiennent à un ancien pays colonisateur.

Et il y a une troisième raison qu’il ne faut pas négliger. Pour percevoir ces problèmes, pour pouvoir les gérer et les régler, il faut mettre plus de ressources humaines afin d’écouter les gens directement ou par le biais d’intermédiaires. Cela prend du temps, donc de l’argent, et cela fait exploser les coûts des projets, tout en ralentissant leur mise en œuvre. Or, toutes ces institutions de développement voient leur efficacité mesurée par leurs les gouvernements qui en sont les tutelles sous l’angle de leur efficience. Il y a une forte pression sous cet aspect. Il est évident qu’une institution qui voudrait mettre trois fois plus de temps que prévu pour mieux étudier et mener à bien un projet aura tendance à se faire mal voir globalement.

Ce faisceau de raisons fait que c’est très compliqué pour ces institutions publiques d’entendre la voix des plus pauvres dans les projets conçus et financés au profit des pays dans lesquels elles interviennent. Que ce soit pour ces raisons culturelles de « moyennes » ou pour des raisons politiques de gestion relative à la souveraineté, il y a encore un grand chemin à faire.

RQM : Ne voyez-vous aucun progrès ?

On a vu des progrès à l’échelle de la décennie. Grâce à l’action politique de beaucoup d’acteurs et en particulier d’ATD Quart Monde, les institutions de financement du développement ont évolué vers de plus grandes systématisations des études d’impact social et environnemental, tant au préalable des projets qu’en cours d’exécution. Néanmoins, ces procédures restent largement insuffisantes, parce qu’elles n’arrivent pas toujours à lever les barrières que j’ai évoquées. Coûtant très cher et ralentissant beaucoup la sortie des projets, elles ont tendance à être gérées a minima, avec parcimonie. D’autant que les institutions sont parfois effrayées par les conséquences mêmes de leurs principes.

Par exemple, le code de conduite de la Banque mondiale dit qu’en cas de déplacement de populations sur un projet financé par la banque, les personnes déplacées doivent avoir droit à une indemnisation économique complète. En plus, on est supposé compenser le coût de toutes leurs pertes de revenus du fait de leur déplacement. Mais comme le gouvernement local ne souhaite pas forcément engager une somme importante au profit des personnes les plus pauvres, l’organisation internationale qui finance va se trouver dans une position délicate, et il lui faudra du courage pour regarder le problème néanmoins.

Même quand il y a une bonne volonté de la part des institutions de financement et du gouvernement local pour aller effectivement jusqu’au bout de la démarche, ces entités ne savent pas toujours comment faire pour aider les populations concernées, faute de médiation. Plus celles-ci sont pauvres, plus elles sont exclues, moins elles ont l’habitude d’être consultées, moins elles se manifestent spontanément, plus ça va être difficile même parfois d’identifier simplement les problèmes à traiter.

Bien sûr, cela ne va pas se passer lorsqu’il s’agit par exemple de déplacer une décharge, alors que plusieurs milliers de personnes y travaillent : là on ne peut pas ne pas les voir.

Mais on a constaté à Madagascar, que, même si les populations concernées par un projet de déplacement sont bien identifiées, ce n’est pas si simple de saisir tout l’impact d’un tel déplacement, faute de comprendre quels sont leurs messages et leurs attentes.

Il y a donc tout un travail à entreprendre sur le plan de la représentation, des méthodes d’expression, des transformations de la culture des institutions. C’est une des raisons pour lesquelles, j’avais coopéré avec ATD Quart Monde pour ce savoir commun à acquérir, pour cette tentative de changement culturel.

RQM : Que faut-il faire alors ?

Il y a d’abord des choses à faire, opération par opération, projet par projet, communauté par communauté, des actions du type de ce qui a déjà été fait et de ce qu’on continue à faire avec l’AFD au niveau des institutions elles-mêmes, pour développer leur capacité à comprendre, à se transformer.

Et puis il y a des luttes qui sont plus de l’ordre de l’idéologie ou de la transformation politique. Aussi, la réouverture du chantier des objectifs du millénaire pour le développement s’avère un enjeu intéressant.

C’est la première fois que l’ensemble de la communauté internationale a des objectifs communs pour l’éradication de la pauvreté. Mais ces OMD sont eux-mêmes l’expression de la philosophie de la « moyenne » parce qu’ils sont le reflet de la vision dominante de la fin des années 90, notamment celle des institutions de développement. Donc, il faut faire faire passer dans la nouvelle génération des OMD1 le message des inégalités, celui des populations en extrême pauvreté. C’est un enjeu politique important. Il y aurait là un outil politique et culturel intéressant qu’on pourrait ensuite décliner jusqu’à la base.

1 ATD Quart Monde a mené une recherche-action participative pour évaluer l'impact des OMD avec des personnes vivant dans l'extrême pauvreté. Les

1 ATD Quart Monde a mené une recherche-action participative pour évaluer l'impact des OMD avec des personnes vivant dans l'extrême pauvreté. Les recommandations issues de cette recherche sont résumées dans le document de travail Vers un développement durable qui n'oublie personne. Le dé? de l'après-2015, juin 2013, téléchargeable sur le site http://www.atd-quartmonde.org/Vers-un-developpement-durable-qui.html?var_recherche=s%E9minaire%20new%20york%20juin%202013 - Le document final de cette recherche sortira au printemps 2014 aux Éd. Quart Monde.

Jean-Michel Severino

Après avoir eu des fonctions à la Banque mondiale, Jean-Michel Severino a été directeur de l’Agence française de Développement (AFD). Il est maintenant membre du groupe d’experts de haut niveau autour du Secrétaire général des Nations Unies sur les perspectives de développement après 2015, et dirige une activité d’investissement social en direction de l’Afrique.

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