À propos de dollars vitaux et de décisions publiques

Vivian Labrie

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Vivian Labrie, « À propos de dollars vitaux et de décisions publiques », Revue Quart Monde [Online], 229 | 2014/1, Online since 05 September 2014, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5850

Quand des personnes en situation de pauvreté, une équipe d’animation, un économiste sympathisant mettent en place un processus d’échange de savoirs avec les fonctionnaires qui font le budget du Québec et le ministre des Finances, les concepts économiques prennent un autre éclairage...

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Economie, Revenu

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Canada

Nous sommes le 31 mars 1998, à l’huis-clos du budget du Québec. Je suis avec un petit groupe de personnes en situation de pauvreté de Québec qui se sont impliquées depuis quelques semaines dans ce que nous avons appelé le Carrefour de savoirs sur les finances publiques.

Notre présence résulte d’une histoire assez étonnante. L’automne précédent, un Parlement de la rue d’un mois a été tenu par une large coalition citoyenne devant l’Assemblée nationale du Québec, pour protester contre une réforme de l’aide sociale appauvrissante. Bernard Landry, le ministre des Finances, s’y est présenté pour rencontrer les personnes présentes. À cette occasion, nous avons mis le ministre au défi de tenir un dialogue entre milliards et «cennes noires1» avec des personnes en situation de pauvreté. À notre grande surprise, il a accepté.

L’organisation qui m’emploie a pris la responsabilité de mettre en route ce dialogue en collaboration avec quelques groupes citoyens de Québec. Nous avons formé un Carrefour de savoirs avec des personnes en situation de pauvreté, une petite équipe d’animation et un ami économiste qui a accepté de nous accompagner dans nos préparatifs. Nous avons négocié tout un processus avec le cabinet du ministre, incluant des rencontres avec les fonctionnaires qui font le budget du Québec et des rencontres avec le ministre.

Ce processus inclut également une présence à l’huis-clos du budget, un moment où l’information est donnée sous embargo aux journalistes et aux commentateurs dans les heures qui précèdent le discours sur le budget. L’idée est de mieux comprendre comment fonctionne cet aspect fortement médiatisé de l’opération annuelle qui détermine la manière dont sont alloués les millions et les milliards des finances publiques.

Il y aurait bien des histoires à raconter autour de ce carrefour de savoirs et des rencontres qui ont eu lieu ensuite avec le ministre et son équipe. Je vais m’en tenir ici à ce moment de l’huis-clos, où nous avons vécu une prise de conscience déterminante sur la valeur des dollars dans un revenu.

1998 : les dollars vitaux, fonctionnels et excédentaires

Toujours est-il qu’à cette occasion, en présentant son budget à l’assistance, le ministre a ce commentaire : «A buck (un dollar) is a buck is a buck». À notre table, quelqu’un demande ce que veut dire cette expression  utilisée entre autres par les économistes pour signifier qu’un dollar a une valeur constante : un dollar est un dollar est un dollar. L’explication est donnée. Dans notre petit groupe, quelqu’un proteste que c’est inexact : un dollar sur son revenu d’aide sociale vaut bien plus qu’un dollar sur le revenu du ministre !

Dans les semaines qui suivent, lors des rencontres que nous tenons pour nous préparer aux échanges à venir avec les fonctionnaires, nous revenons sur cet incident. Si un dollar ne vaut pas la même chose selon le revenu où il est déposé, combien y a-t-il de sortes de dollars dans un revenu ? Le groupe en vient à dire qu’il y en a trois : les dollars vitaux, sans lesquels «on perd sa santé et sa vie»2, les dollars fonctionnels, qui «servent à vivre et à bien vivre»3, et les dollars excédentaires, qui peuvent être épargnés, prêtés avec intérêt ou dépensés pour du superflu. Notre ami économiste nous présente un terme équivalent dans le langage économique spécialisé : l’utilité marginale décroissante du dollar dans le revenu.

Le groupe en vient à affirmer que dans un budget public l’accès aux dollars vitaux devrait primer sur les baisses d’impôts et sur toute mesure libérant des dollars fonctionnels et surtout excédentaires. Il  rappelle qu’«un déficit en dollars vitaux, cela veut dire : des périodes de temps où des personnes n'ont aucune liquidité, des choix à faire entre des besoins de base, par exemple entre des aliments et des médicaments, la liquidation des biens, souvent à très bas prix, et la perte de leur usage, une moins bonne santé mentale et physique, […] l'accumulation des dettes et du stress, le recours à des formes de crédit usurières, la perte d'accès à des services permettant la sociabilité comme le téléphone, le transport, beaucoup de temps passé à résoudre de petits problèmes, mais vitaux, l'incapacité de faire une bonne affaire quand une chance passe, un handicap sérieux à la recherche d'emploi qui devient hors de portée parce que trop coûteuse, une incitation à l'économie au noir, […] la perte de contrôle sur sa vie privée et la soumission à des dépannages souvent humiliants ou paternalistes […]»4 Nous évaluons qu’il manque environ 1 milliard $ en dollars vitaux dans l’espace économique du Québec.

Le groupe se rend compte aussi que les dollars vitaux sont des dollars locaux, dépensés habituellement dans l’économie de proximité.  Par contre, les dollars excédentaires ont plus de chances d’être fuyants et d’être investis ou dépensés à l’extérieur, voire même outre frontières.

2001 : «Une marmite, ça se chauffe par le bas »

Dans les années qui suivent, ces concepts prennent place dans le discours économique du Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté qui a été formé à la suite du Parlement de la rue de 1997. Le Collectif préconise une approche de l’économie qui prioriserait l’amélioration des revenus du cinquième le plus pauvre de la population sur celle des revenus du cinquième le plus riche. Il va appuyer cette option en argumentant qu’en plus, c’est rentable économiquement, les dollars vitaux étant des dollars locaux. Il va analyser les mesures du budget du Québec en examinant leur point d’impact sur l’échelle des revenus. En réponse à un discours ministériel sur la nécessité d’agir pour chauffer l’économie, il va affirmer dans des communiqués et des prises de positions qu’une marmite ça se chauffe par le bas.

En 2001, une nouvelle ministre des Finances, Pauline Marois, en fera la preuve par une bonification aux contribuables à plus faibles revenus, juste avant Noël ! Cette bonification aura un impact sur la relance de l’économie, même si elle n’aura pas, par son caractère ponctuel, d’impact durable sur les revenus des plus pauvres.

Dans les années suivantes, le Collectif, devenu Collectif pour un Québec sans pauvreté après l’adoption au Québec d’une Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, va continuer de revendiquer une aide sociale de base couvrant les besoins essentiels. Une mesure, la Mesure du panier de consommation, va s’imposer pour en donner le repère. Avec la loi sur la pauvreté, la situation des familles va s’en rapprocher peu à peu. Par contre, celle des personnes seules et des couples sans enfants va plutôt se détériorer à la faveur de divers préjugés.

2013 : dans les coulisses d’une annonce sur la solidarité durable

En 2013, au Québec, alors que Pauline Marois est maintenant première ministre, le revenu de base des personnes seules à l’aide sociale n’atteint toujours que 48 % du seuil établi par la Mesure du panier de consommation. Dans une annonce récente, son gouvernement a mis en place un programme dit de Solidarité durable où on annonce calmement que ce revenu de base passera peu à peu de 48 % à 52 % du seuil en question5. Cela reste tout de même la moitié du minimum jugé nécessaire ! Le milliard en dollars vitaux qui manquait en 1998 fait toujours cruellement défaut. D’un même souffle, on indique que 77 % des dépenses du Québec sont consacrées à la mission de solidarité, ce qui inclut tout le budget de la santé, lequel inclut notamment la rémunération de l’ensemble des médecins du Québec, déjà situés dans le 1% le mieux rémunéré de la population6.

Ajoutons ici ce qui reste en coulisse de ces pourcentages. Milliard pour milliard, les médecins québécois disposaient certainement de tout le vital, du fonctionnel et de l’excédentaire nécessaire, quand leur rémunération globale a été augmentée de plus de 30 % entre 2005 et 2010, soit de plus de 1 milliard $7. Un milliard, d’ailleurs bonifié depuis, dont on a très peu parlé… et qui aurait certainement eu un meilleur impact sur la santé collective s’il avait été investi en dollars vitaux, pour chauffer la marmite par le bas. Alors une question se pose : est-ce que si on augmente encore la rémunération des médecins, on pourra dire que le budget de la solidarité et de la lutte contre la pauvreté a augmenté au Québec ? Plus sérieusement : est-il acceptable d’inclure dans un décompte de mesures de solidarité le salaire de professionnels parmi les plus à l’aise d’une société ?

Si la pauvreté n’est pas qu’économique, elle l’est nécessairement. Pour avancer vers une société sans pauvreté, il est nécessaire, comme l’a souvent affirmé Patrick Viveret, du collectif français Richesses, d’aller voir les contes derrière les comptes donnés en repères pour les choix collectifs et individuels. À cet égard, la contribution de personnes en situation de pauvreté qui ont aperçu au Québec en 1998 l’enjeu des dollars vitaux reste pleinement d’actualité.

1 Il y a cent cents, ou«cennes» en langage courant, dans un dollar canadien.
2 Carrefour de savoirs sur les finances publiques, Des concepts économiques pour tenir compte du problème de la pauvreté et de l’exclusion, Québec
3 Idem.
4 Idem.
7 Idem.
1 Il y a cent cents, ou«cennes» en langage courant, dans un dollar canadien.
2 Carrefour de savoirs sur les finances publiques, Des concepts économiques pour tenir compte du problème de la pauvreté et de l’exclusion, Québec, Carrefour de pastorale en monde ouvrier, 1998, fiche 4.
3 Idem.
4 Idem.
7 Idem.

Vivian Labrie

Chercheure autonome, Vivian Labrie est membre de l’équipe de recherche ÉRASME au Québec, qui s’intéresse aux savoirs citoyens et à leur contribution aux luttes collectives vers plus de justice sociale. Elle est engagée au Carrefour de pastorale en monde ouvrier, à Québec, puis au Collectif pour un Québec sans pauvreté, dont elle a été la porte-parole de 1998 à 2006

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