« L'école est fâchée avec moi »

Diana Skelton

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Diana Skelton, « « L'école est fâchée avec moi » », Revue Quart Monde [En ligne], 229 | 2014/1, mis en ligne le 05 septembre 2014, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5855

La pauvreté et la précarité financière impactent les chances de réussite des personnes qui les subissent, mais celles-ci développent d’autres formes d’intelligence et de résilience dont le monde se prive par méconnaissance1.

Index de mots-clés

Ecole, Education, Enseignement

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Etats Unis d'Amérique

Seulement quelques heures auparavant, cette petite fille de La Nouvelle-Orléans était tellement excitée à l'idée de passer sa première journée à la maternelle ! Mais une seule brève journée d'école lui a fait sentir qu'elle était stupide. De façon récurrente, on fait sentir aux personnes vivant dans la misère qu'elles sont stupides: « Il va échouer comme son père, il ne devrait même pas être dans cette classe ». « Qu'est-ce qui te fait croire que tu seras capable d'élever un enfant? ». « Tu ne devrais pas être ici, tu gênes, tu fais tout ralentir ».

Comme si quelqu’un enlevait des points de votre QI…

Selon des nouveaux travaux de recherche la pauvreté provoque des dégâts sur l'intelligence humaine. Deux études, une effectuée à Princeton, Harvard, et à l'université de Warwick, et l'autre citée dans les Actes du National Academy of Sciences, déclarent :

« Des nouveaux travaux de recherche ont conclu que la pauvreté impose une espèce d'impôt sur le cerveau. La ‘bande passante’ mentale des pauvres est tellement occupée à gérer des compromis financiers, la pénurie des ressources, l'écart entre les factures et les revenus – qu'il leur reste moins de ressources cognitives disponibles pour réussir en tant que parent, étudiant ou acteur du marché de travail. Lorsque l'on vit dans la pauvreté c'est comme si quelqu'un enlevait 13 points de votre QI pendant que vous tentez de vous en sortir dans tous les autres aspects de votre vie.  […] Cette conclusion a donné un aperçu de l'impact de la pauvreté sur une personne à un moment donné. [...] Mais les scientifiques soupçonnent que les inconvénients de la pauvreté – et ces périodes – s'accumulent avec le temps. Si vous vivez dans la pauvreté pendant des années ou même des générations, ses conséquences deviennent plus insidieuses. Si vous vivez dans la pauvreté en tant qu'enfant, cela aura un impact sur vous en tant qu'adulte également. »2

Il est utile d’appréhender pleinement le côté dévastateur des défis représentés par la pauvreté et comment ils détruisent les chances de réussite des individus. Néanmoins, le fait de caractériser ces recherches comme étant liés à un « fonctionnement cérébral diminué » et la perte de points de QI ressemble de façon effrayante au livre The Bell Curve, publié en 1994, et écrit par Charles Murray et Richard Herrnstein qui liait des notes basses obtenues par des Afro-Américains dans des tests à des différences d'intelligence raciales héritées. Malgré le fait que d'autres chercheurs ont vivement et rapidement mis en cause les prémisses et hypothèses sous-jacentes à The Bell Curve, on a continué à citer ce livre très largement pendant plusieurs années. Son argumentation alimentait non seulement les stéréotypes racistes, mais également une compréhension fragmentée de ce qu'est l'intelligence.

Analyse à nuancer

Effectivement, le chercheur principal d'une des nouvelles études, le professeur Sendhil Mullainathan de Harvard, donne un cadre beaucoup plus nuancé à ces recherches: « Cela ne veut pas dire que les pauvres sont moins intelligents que les autres. Ce que nous montrons c'est que la même personne qui vit dans la pauvreté souffre d'un déficit cognitif, par rapport à la même personne qui ne vit pas dans la pauvreté. » Malheureusement, plusieurs articles reprenant cette citation de Mullainathan ont diffusé le message opposé, par exemple dans le titre même de l'article sur MSN : « Des soucis financiers peuvent vous rendre moins intelligent. »

Bien sûr, des tests QI, tels que les SATs et tant d'autres tests standardisés mesurent certains aspects des capacités mentales, en particulier le type d'intelligence que connaissent le mieux ceux qui conçoivent ces tests, mais ces tests laissent complètement de côté d'autres aspects de l'intelligence.

Tandis que le stress et le chaos engendrés par la pauvreté consomment effectivement l'énergie mentale des personnes, l'expérience d'ATD Quart Monde nous enseigne que cela aiguise leur intelligence de plusieurs manières. Les personnes vivant dans la pauvreté inventent très souvent des nouvelles démarches pour aborder des défis devant lesquels d'autres personnes seraient complètement démunies.

D’autres formes d’intelligence sont développées…

Par exemple, récemment, lors d'un voyage aux Philippines, j'ai visité une communauté qui habite sous un pont à Manille. A peu près cinq cents personnes y vivent, pas seulement sur les rivages du fleuve, mais également sur chaque centimètre carré sous la face inférieure du pont, d'un côté du fleuve à l'autre. Ainsi il y a à peu près cent logements différents, dont certains ont même des groupes électrogènes et des ordinateurs. La plupart des foyers sont minuscules, et ont été construits en plusieurs fois, au fur et à mesure de la croissance des familles élargies. Sur notre site web3, ils disent : « Nous devons être très créatifs et pleins de ressources pour construire nos pièces. Sans aucun diplôme, nous sommes en quelque sorte des architectes. Nous savons comment organiser nos affaires personnelles dans un si petit lieu. »

C'est vrai que ce sont des architectes. Même si tout le monde mérite une forme de logement plus sécurisant, derrière ces foyers il y a des vraies prouesses d'ingénierie. J'ai vu la même intelligence à l'œuvre à Madagascar où les familles qui manquaient de logements véritables habitaient dans des bidonvilles artisanaux sur une décharge. Même si les autorités détruisaient régulièrement leurs foyers ces familles ont à chaque fois trouvé les moyens de les reconstruire, habituellement avec rien de plus que quelques feuilles en plastique, du carton et de la ficelle. Dans notre société moderne, plus les gens sont éduqués, moins ils sont obligés de fabriquer tout ce dont ils ont besoin pour vivre. Dans la pauvreté par contre, les enfants commencent leur existence en trouvant les moyens d'inventer des jeux avec des morceaux de plastique et de ficelle.

Une autre communauté aux Philippines habite sur un front de mer industriel, où les conteneurs de fret sont empilés jusqu'à une hauteur équivalente à un immeuble de vingt étages. Des grands camions arrivent et s'en vont, les couvrant de boue et de poussière, et en ce moment il y a une montagne de poussière de charbon qui poussée par le vent fait pénétrer la suie partout. Certaines familles habitent dans une allée où il y a si peu de lumière naturelle que l'on dirait que c'est le soir même à midi. D'autres habitent dans un logement improvisé, cloisonné sans fenêtres. Pour beaucoup de gens, si d'un coup ils étaient obligés de vivre sans la lumière du jour, ils ne posséderaient pas la force mentale et la résilience pour supporter de telles conditions anormales. Mais en fait un groupe d'adultes dans cette communauté a trouvé les moyens non seulement de faire face aux défis de la vie quotidienne, mais également de contribuer ces dernières années à la définition et la mise en œuvre de deux de nos projets de recherches participatifs : un projet sur la violence de la pauvreté et la recherche de la paix4, et un autre sur l'impact des Objectifs du Millénaire pour le Développement5.

… dont le monde aurait à s’enrichir

Les personnes vivant dans la misère sont intelligentes de plusieurs façons, que le monde ignore. C'est exact et injuste que leur expérience ne leur enseigne pas les compétences nécessaires pour un test QI, et leur apporte pas non plus les connaissances requises pour beaucoup d'études ou d'emplois. Il y a un besoin criant de repenser l'enseignement, de façon à pouvoir « libérer le potentiel caché »6 de chaque enfant. Mais en même temps, ceux qui vivent dans la misère apprennent continuellement et mettent en œuvre leurs connaissances pour faire face à l'existence dans des espaces réduits avec peu de ressources. Sur notre planète qui arrive presque au point de rupture à cause de la surconsommation des ressources naturelles, nous avons besoin d'apprendre grâce à leur créativité et leur ingéniosité comment chacun peut vivre avec moins. Les personnes dans la misère n'ont pas le choix; ils sont obligés de faire face au harcèlement, à la discrimination et à la stigmatisation. Dans un monde où, trop souvent, la diversité et la migration amènent des conflits, nous avons besoin d'apprendre grâce à leur intelligence émotionnelle comment les gens peuvent apprendre à coopérer, à développer une compréhension mutuelle, et à avancer ensemble vers la paix.

L'intelligence des personnes vivant dans la misère manque au monde. Avec les défis planétaires auxquels nous sommes confrontés, nous avons besoin de chaque cerveau. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser un seul enfant sentir que l'école soit fâchée avec lui.

1 Article extrait du blog Together in dignity, décembre 2013. Voir également le site http://togetherindignity.wordpress.com/2013/12/19/

Traduit de l’anglais par Andrew Tooms.

2 Badger, Emily, The Lasting Impacts of Poverty on the Brain, The Atlantic, 28 Octobre 2013.

http://www.theatlanticcities.com/jobs-and-economy/2013/10/lasting-impacts-poverty-brain/7377/

3 http://atdphilippines.blogspot.fr/2013/11/voices-2-people-behind-voices.html
4 Voir le site http://www.atd-fourthworld.org/La-misere-est-violence-Rompre-le.html
5 Voir le site http://www.atd-fourthworld.org/Objectifs-du-Millenaire-pour-le.html
6 Unleashing Hidden Potential (libérer les potentialités cachées) est un cédérom explicitant l'approche d'ATD Quart Monde aux USA pour que l'
1 Article extrait du blog Together in dignity, décembre 2013. Voir également le site http://togetherindignity.wordpress.com/2013/12/19/wanted-street-smarts-for-the-world/

Traduit de l’anglais par Andrew Tooms.

2 Badger, Emily, The Lasting Impacts of Poverty on the Brain, The Atlantic, 28 Octobre 2013.

http://www.theatlanticcities.com/jobs-and-economy/2013/10/lasting-impacts-poverty-brain/7377/

3 http://atdphilippines.blogspot.fr/2013/11/voices-2-people-behind-voices.html
4 Voir le site http://www.atd-fourthworld.org/La-misere-est-violence-Rompre-le.html
5 Voir le site http://www.atd-fourthworld.org/Objectifs-du-Millenaire-pour-le.html
6 Unleashing Hidden Potential (libérer les potentialités cachées) est un cédérom explicitant l'approche d'ATD Quart Monde aux USA pour que l'intelligence de chaque enfant s'épanouisse. Disponible en anglais seulement.

Diana Skelton

Volontaire permanente depuis 1986, Diana Skelton est membre de la Délégation internationale d’ATD Quart Monde.

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