Apprendre ensemble à faire face aux manques

Guillaume Charvon

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Guillaume Charvon, « Apprendre ensemble à faire face aux manques », Revue Quart Monde [Online], 229 | 2014/1, Online since 05 September 2014, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5866

Confronté à des demandes d’aide matérielle urgente, l’équipe du Burkina Faso a réfléchi à la façon d’y répondre sans humilier et sans entraver la qualité de la rencontre. C’est  cette réflexion que l’auteur nous fait partager.

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Burkina Faso

Durant les six années où j’ai vécu au Burkina Faso, l’équipe a continué à bâtir la rencontre avec des populations qui vivent en marge de leur communauté, dans un contexte de dénuement généralisé. L’une des dimensions de cette rencontre a été la confrontation avec l’urgence des besoins vitaux pour la satisfaction desquels ces personnes doivent agir au quotidien. Ces questions nécessitent une grande vigilance car les enjeux sont parfois très importants, notamment par exemple, en ce qui concerne les soins de santé. De fortes pressions sont liées à ces enjeux et celles-ci sont susceptibles de fausser un espace de rencontre avec les personnes que l’on cherche à rejoindre ou de fragiliser la cohésion d’une équipe. Or, dans un contexte comme celui du Burkina Faso, on ne peut pas faire l’économie de ces questions. Nous avons donc dû apprendre avec les personnes à comprendre ces demandes et à y réagir d’une façon qui les respecte et nous fasse approfondir notre engagement les uns avec les autres.

L’argent comme reconnaissance d’un lien qui unit

Pour un étranger comme moi, venu d’Occident et de sa conception de l’argent comme instrument d’un pouvoir social, le premier point de repère de cet apprentissage est de découvrir comment ce pays développe des savoir-faire et des savoir-être pour faire face à ces questions.

« Les gens disent que notre pays est pauvre. Mais on n’est pas pauvre, on a la paix. Et la paix, c’est la plus grande des richesses » disait un jeune qui a longuement vécu dans la rue. Or l’argent n’est pas extérieur à la construction de l’entente et de la paix. Après plus d’un an dans le pays à ‘‘subir’’ les questions de demandes de soutien matériel, j’ai appris cela du geste d’une jeune femme qui a glissé dans la main d’un Vieux une pièce de 500 FCFA en le saluant. Cette pièce manifestait la reconnaissance de ce Vieux, de sa situation et des efforts qu’il faisait pour résister. Elle exprimait la reconnaissance d’un lien qui les unissait. Cette jeune femme qui, elle aussi, a une vie difficile, m’introduisait par son geste à la compréhension de l’argent comme expression de la reconnaissance d’une relation qui la situe avec ce Vieux, ensemble, à l’intérieur d’une communauté de résistance à la misère.

Le chemin permettant d’apprendre à me situer face aux questions d’aide matérielle passait par l’intériorisation du sens et de la portée de ces gestes quotidiens où l’argent est conçu comme l’expression de la reconnaissance d’un lien social, communautaire ou familial. Ce travail d’intériorisation était personnel, mais aussi collectif, l’équipe étant le premier espace pour réfléchir et porter ces questions. Dans notre équipe, entre gens du pays et étrangers, nous cherchions à cultiver la capacité de s’aider les uns les autres à approfondir notre compréhension afin que les champs d’action qu’ouvraient ces requêtes soient des espaces de rencontre, de connaissance et de reconnaissance des personnes et des communautés avec lesquelles nous sommes engagés.

Quelques mois plus tard, j’ai redécouvert cela avec force. Nous avions fait plusieurs centaines de kilomètres pour rendre visite à la famille d’un enfant que nous avions rencontré dans les rues de Ouagadougou. Alors que nous nous apprêtions à repartir, l’oncle de l’enfant nous tend un billet de 2000 FCFA pour « pouvoir boire de l’eau en route ». Ce n’était pas la première fois que nous rendions visite à cette famille mais jamais jusqu’alors un tel geste n’avait été posé. Ce geste nous a aidés à comprendre que l’argent s’inscrit dans le rythme d’une relation. Il n’en est ni l’origine, ni la finalité, mais il peut être utilisé comme le signe d’une certaine maturité de la relation et de la solidité du lien qu’elle représente. C’était un geste concret qui manifestait le fait que nous pouvions compter les uns sur les autres, que nous étions ensemble.

Ce repère entrait quelques mois plus tard en résonance avec ce que nous apprenait un autre jeune qui, après avoir lui-même vécu dans la rue, reste engagé avec ses amis qui y vivent encore en leur rendant visite à pieds ou à vélo, parfois sur des dizaines de kilomètres. Expliquant sa démarche, il nous a dit un jour : « Pour commencer l’amitié, il faut l’amitié. Si tu commences par donner quelque chose, le jour où tu n’as rien, les gens ne comprennent pas. Alors que si tu as l’amitié, cela ne finit jamais… »

Un lien et un engagement

Cet apprentissage favorisait le mûrissement de notre équipe sur ces questions. Nous dégagions ensemble des repères qui étaient comme des outils partagés pour réfléchir aux questions que nous posaient les requêtes. Nous avions ainsi des petites phrases un peu toute faites, mais dont nous connaissions ensemble la portée. Nous les utilisions comme outils de questionnement et de repères, par exemple : « Pas d’engagement financier sans engagement humain. » pour se rappeler les uns aux autres que chaque geste devait s’inscrire dans une qualité de présence à la personne ou à la famille.

Nous essayions de nous aider à ne pas faire des espaces de demandes d’argent et de soutien des lieux de décisions de certains ou de privilèges. Nous cherchions aussi autant que possible à respecter la capacité de soutien du milieu. Ces questions très concrètes – parfois lourdes et souvent difficiles – nous ont aidés, je crois, à travailler à la nature de l’accord que nous devions chercher entre nous pour prendre une décision. La qualité de l’accord reposait notamment sur le fait que chacun partage avec les autres l’intégralité du parcours de sa réflexion. Apprendre ensemble à construire de tels accords nous aura beaucoup aidés à nous orienter par la suite dans des décisions liées à la programmation de l’action.

Petit à petit, nous apprenions à considérer l’argent à l’intérieur d’un autre espace que celui où il reflète l’expression d’un pouvoir sur les autres – avec les possibilités d’assistance et d’humiliation qu’il contient. Cet autre espace est celui d’une communauté qui cherche ensemble comment se donner des sécurités, mêmes ponctuelles, d’existence pour faire face à la misère. En équipe, nous nous aidions en permanence à nous situer au sein de cet espace où le Mouvement ATD Quart Monde se construit comme une communauté. Au sein de celle-ci, certains gestes matériels pouvaient prendre sens au nom de la reconnaissance mutuelle d’une appartenance commune.

Se reconnaître les uns les autres comme acteurs d’une même communauté permettait d’ouvrir des chemins d’engagements pour l’équipe et les membres du Mouvement qui soient analogues à des engagements communautaires ou familiaux. Par exemple, de la même manière qu’une personne peut donner du temps pour aider à la préparation d’un évènement familial, elle peut donner du temps pour aider à préparer un évènement du Mouvement ATD Quart Monde.

Inscrire nos gestes dans la «  géographie sociale » des gens

Par ailleurs, si le Mouvement ATD Quart Monde est une communauté d’appartenance, il l’est parmi d’autres. Nous devions donc chercher à inscrire nos gestes dans la « géographie sociale » que dessinent les appartenances – effectives ou recherchées – à différentes communautés (familiales, religieuses…). Ce constat, rapporté au plan de l’argent, nous apprenait des choses d’ordres différents.

Si les demandes de soutien et l’argent sont considérés comme susceptibles d’ouvrir des espaces où une relation s’approfondit, il devient alors important de laisser de la place aux autres communautés d’appartenances des personnes. Si ces dernières les sollicitent, alors peut-être, les liens entre ces communautés d’appartenance et ces personnes se renforceront à cette occasion. C’est pourquoi, face à un besoin ou à une ordonnance médicale, le recours à l’argent de cette communauté qu’est ATD Quart Monde doit être conçu et présenté comme une contribution à la prise en charge collective d’une difficulté et non comme une solution. Contribuer, c’est reconnaître et soutenir un effort de résistance à la misère, c’est en faire un effort qui prend sens au sein d’une communauté et qui ouvre vers d’autres communautés.

Si cette contribution se situe, et est maintenu au cours du dialogue, dans la rencontre – ce qui est possible notamment en sachant de part et d’autre quels sont les gestes du don et ceux qui permettent de recevoir –, chacun peut alors se sentir grandi. Il y a là quelque chose qui touche profondément à la dignité : la contribution peut permettre la reconnaissance d’une relation qui s’approfondit en situant l’effort financier de celui qui contribue dans une résonance à l’effort de celui qui fait la démarche de résister en demandant. Ici s’ouvre, dans la rencontre, un espace de dignité partagée où chacun puise courage dans le fait de résister ensemble à la misère. La solidarité se démarque alors radicalement d’une situation où « la main qui donne est au-dessus de la main qui reçoit. » Elle est le chemin d’une relation qui s’approfondit en cherchant à faire ensemble face à la précarité de la vie. Elle dessine un espace du refus de la misère par la rencontre.

Émergence possible de projets d’avenir

Se reconnaître ensemble comme communauté d’appartenance, aller au bout de ce lien qui nous unit fortement, de cette affirmation qu’ « ATD, c’est comme ma famille », c’est aussi ouvrir un espace de responsabilité auquel l’équipe ne peut légitimement pas se substituer. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faut aider constamment sur le plan matériel. Cela signifie qu’il faut pouvoir situer la demande dans l’espace d’une relation qui s’approfondit, c’est-à-dire pour l’équipe, au sein d’un effort de connaissance. En ce sens, la connaissance développée au sein de notre équipe va au-delà de celle qui consiste à vérifier la légitimité d’une demande en la rapportant aux conditions matérielles et sociales d’existence. Elle est l’approfondissement d’une relation qui prend sens dans un projet commun de libération de la misère. Ce qui m’a aidé à faire face à ces demandes au quotidien pendant ces années, c’est la conviction qu’il y a dans chaque rencontre au cœur de l’urgence matérielle l’émergence possible d’un projet d’avenir dont la personne et l’équipe pourront être partenaires. C’est peut-être cela qui nous permet d’endurer tant de coups durs, l’équipe et les personnes ensemble. A chaque fois, renaît cette conviction partagée qu’un avenir est possible. Comme l’a dit un jeune venu nous rendre visite à la Cour aux cent métiers : « Ici, on nous donne le respect. Et quand on nous donne le respect, on nous donne l’espoir ».

Au fur et à mesure des dialogues, au long d’années de compagnonnages en équipe et avec les membres du Mouvement, l’espace de rencontre qu’ouvraient ces questions est devenues comme un bien commun. Les points de repères se sont d’une certaine manière diffusés et les personnes qui exprimaient une requête cherchaient souvent à réfléchir avec nous. Certains nous disaient : « Je suis allé voir mon oncle, il m’a donné cela. Il me manque une telle somme pour payer le transport au village. Peut-être c’est possible pour vous de me soutenir, ou peut-être pas… » D’autres disaient : « ça, je ne vous le demande pas parce que je sais que ce n’est pas bon de vous demander, mais ça, je vous le demande ».

Riche du mûrissement de l’équipe et des membres du Mouvement sur ces questions, nous pouvions désormais être dans une capacité de nous mettre ensemble face à des enjeux importants pour l’un ou l’autre, comme par exemple certaines questions liées à la santé ou à l’habitat. Cet aspect est intéressant car là où il y avait des impuissances individuelles qui divisaient, chacun attendant des autres d’assumer des responsabilités, émergeaient une capacité collective de prendre ensemble nos responsabilités. La violence de la misère exprimée par les requêtes mettait ainsi en route la construction d’un vivre ensemble où chacun est acteur. Les gens disent que notre pays est pauvre, mais nous ne sommes pas pauvres, car malgré la violence, nous sommes des bâtisseurs de paix, pourrait-on dire.

Face à ces questions de requêtes, il me semble aujourd’hui que le plus solide est cette dynamique d’une communauté qui, à partir de l’expérience de la violence de la misère, de la faim et du manque, approfondit son unité et sa capacité à ce que tous soient acteurs d’un vivre ensemble. Plus fragile, me semble-t-il, est la capacité de l’argent à résoudre durablement les difficultés. Ce qui est durable, c’est le lien, cette relation qui parfois s’approfondit en prenant appui sur l’argent, mais dont l’essentiel est ailleurs.

Guillaume Charvon

Guillaume Charvon est volontaire permanent du Mouvement ATD Quart Monde depuis 2003. Après avoir vécu dans un quartier défavorisé de la région parisienne, il a été responsable du Mouvement ATD Quart Monde au Burkina Faso pendant 6 ans. Depuis septembre 2013, il vit avec sa femme et leurs trois enfants à Boston (USA) où l’équipe entretient un dialogue avec des universités.

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