Joseph Wresinski et les enfants

Arsène Razanatsimba

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Arsène Razanatsimba, « Joseph Wresinski et les enfants », Revue Quart Monde [En ligne], 230 | 2014/2, mis en ligne le 09 juin 2020, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5906

En traduisant le livre Paroles pour demain, l’auteur a été frappé par la profondeur de l’amour du père Joseph pour les enfants. Cet article rend compte de ses découvertes.

À la question d’une journaliste sur les responsabilités d’un membre du gouvernement face à la misère, le père Joseph Wresinski a répondu : « … Sa responsabilité première c’est de se poser trois questions. La première : ce que je fais, la deuxième : ce que je dis, la troisième : ce que je pense, est-ce que ça sert vraiment aux pauvres ? » Ces questions guideront ma réflexion sur la relation que le père Joseph a entretenue avec les enfants. J‘essayerai de voir, à partir de ses écrits1 et de ce que l’on a écrit sur lui2, ce que le père Joseph a fait avec et pour les enfants très pauvres et ce qu’il dit et pense d’eux.

La sagesse des enfants

Le père Joseph a consacré beaucoup de son temps à écouter. Il a prêté une oreille attentive, non seulement aux adultes mais aussi aux enfants et ce, quotidiennement. Voici ce qu’il dit dans la préface de Paroles pour demain : « Au fil des ans, (les enfants) m’ont obligé, du fond de leurs lieux de misère, à faire entendre leur voix et leur appel à tous les hommes qui ont su lier la justice et l’amour » (7)3. Les textes rassemblés dans ledit livre ne sont donc pas le fruit de ses réflexions personnelles, mais résultent des cris et des confidences des enfants vivant dans la misère.

Ordinairement, on a tendance à ne pas donner de la valeur aux paroles des enfants. À Madagascar, par exemple, on les écoute d’une oreille distraite car les tenin-jaza (paroles d’enfant) ne sont pas à prendre en considération. Le père Joseph, au contraire, leur a donné une grande importance. À force d’écouter les enfants, il a fini par découvrir leur sagesse. Il affirme que seuls les enfants « peuvent comprendre d’emblée …que les hommes sont lents à aimer et à vouloir la justice » (7). Ils nous apprennent la patience et la persévérance dans ces combats, parce qu’ils « savent que leurs confidences peuvent changer les cœurs, les hommes, le monde » (7).

Ce n’est point par humilité que le père Joseph ne s’approprie pas certaines idées dont il nous fait part dans ce livre, mais c’est pour nous inviter à écouter les enfants. Certaines vérités qu’il qualifie de « trésor » sortent de leur bouche. Écouter n’est déjà pas facile, et écouter les enfants, pauvres par-dessus le marché, est un acte qui exige beaucoup d’abnégation, de patience et de maîtrise de soi, mais il faut le faire si l’on veut réellement faire régner l’amour et la justice. Le père Joseph s’est fait le champion de cela.

Des rires qui s’arrêtent brusquement

Par ailleurs, le père Joseph observe les enfants attentivement. Leurs gestes sont ancrés si profondément dans sa mémoire que, des années plus tard, il se souvient des moindres détails comme si cela ne datait que d’hier ! « Ils (Marie-France et ses petits frères et sœurs) allaient, se tenant par la main, à demi-nus, les pieds pataugeant dans les flaques d’eau » (12). Ces enfants jouent, comme tous les enfants, mais leurs jouets, ils se les fabriquent eux-mêmes : « Ils se servent de tout pour jouer : la boîte de conserve devient ballon, la poussette récupérée dans la décharge, char de guerre… » (18). Des jouets plus que modestes mais qui prouvent combien les enfants sont pleins d’imagination, et combien avec des riens du tout ils puisent et distribuent de la joie : « Malgré les conditions inhumaines, leurs rires fusent… » (17).

Il observe pourtant que « leurs rires et leurs jeux ne se prolongent guère sur le chemin de l’école » (18). Les enfants ne sont pas heureux dans ce lieu prévu pour leur éducation et leur émancipation et rares sont ceux qui réussissent leur scolarité. « Comme il maudit l’école ! … l’école, où il est étranger, où il n’est pas chez lui…Comme il est malheureux ! » (77). Amer, il nous fait part de sa crainte : « Parfois, je me prends à penser que si le monde continue comme il va, les enfants n’auront plus la force de sourire » (98). Pour y remédier il a créé les bibliothèques de rue. Elles répondent aux besoins des enfants « de savoir, … de toucher, … d’être compris et respectés ». Il n’a pas hésité à leur apprendre à « danser pour qu’ils soient bien dans leur peau, pour que lorsqu’ils arrivent à l’école, ils puissent faire la nique aux autres ! »4.

Épauler les enfants

Le père Joseph cherche avec les enfants les solutions à certains de leurs problèmes et participe directement à leur application. Ainsi, il trouve avec Patricia, la fille du croque-mort, un moyen pour échapper au placement : « Elle se cachait avec ses frères et sœurs, avec ma complicité d’ailleurs, entre la toiture et le plafond du jardin d’enfants et elle y passait des fois plusieurs nuits, pour pas que la police l’emmène. » On devine aisément le père Joseph les aidant à s’introduire un à un sous le plafond, conscient de l’inconfort de l’endroit où il les cache mais préférant cela, tout comme eux, à la séparation d’avec leur papa.

Il en est de même un soir de février où des gosses affrontent le froid de l’hiver pour aller vendre leurs billes afin de fêter l’anniversaire de leur maman. Le père Joseph, laissant de côté tout ce qu’il est en train de faire, se met à épauler les garçons dans leur quête d’un peu de bonheur pour leur maman : « Ils étaient venus me voir mais je n’avais rien non plus. J’avais été mendier un peu à droite et à gauche, j’avais eu du pain rassis et je leur avais donné. » Beaucoup auraient dit tout simplement aux enfants « Désolé ! », mais pas le père Joseph qui a outrepassé ses propres principes en allant jusqu’à mendier, car « quand on reconnaît les petits bonheurs des enfants …, on a envie de leur donner de grands bonheurs »5.

Les enfants parlent, le père Joseph les écoute. Les enfants vivent, le père Joseph les observe. Les enfants agissent, le père Joseph les aide. Des actions humbles mais chargées d’amour pour et avec les enfants !

Un message d’amour et de pardon

Pour le père Joseph, la lucidité, l’humour, la candeur, la malice et la confiance dans les hommes constituent les moyens dont les enfants disposent tout naturellement pour lutter contre l’injustice et la violence de l’extrême pauvreté. Ce sont ces enfants « qui changeront le monde » (9) et qui feront naître « une nouvelle humanité sans misère » (23) : Jeanine, 11 ans, pardonne les écarts de conduite de sa maman ; Philippe, 13 ans, pardonne les violences de son père envers lui ; Pierrette, 12 ans, défend bec et ongles l’honneur de leur maman ivre ; Henri, 12 ans, sèche l’école pour aider sa mère à nourrir la famille. Le père Joseph affirme que le monde « changera un jour, parce que le message des enfants de la misère sera entendu » (23). Ce message, c’est surtout par leurs actions qu’ils le transmettent. « Les gosses de la misère, dit-il à la journaliste, c’est des champions, des champions d’amour ! C’est dommage qu’on ne le reconnaisse pas ! »6.

Les enfants sont souvent décontenancés par certains raisonnements et comportements d’adultes : ils ne comprennent pas le mépris que l’on affiche vis-à-vis de leurs parents : « Pourquoi les gens ne parlent-ils pas ainsi avec l’épicière, le maître d’école, la boulangère ou avec Monsieur le curé ? » (28). À l’hôpital, Élisabeth, 8 ans, ne peut pas retenir ses larmes, lorsque l’on ose dire des propos malveillants sur ses parents, alors que ceux-ci « s’ingénient pour qu’elle soit heureuse ». Son bras cassé ne lui fait pas aussi mal que le « n’est-ce pas malheureux d’avoir des parents comme cela ! » (29) lancé par une infirmière.

À l’école, parfois ce sont les camarades qui blessent profondément les enfants par leurs réflexions : « On traite la mère, on traite le père de fainéants, et puis tout ça c’est accepté parfois par les maîtres, et ils ne comprennent pas, les gosses ! »7. Les institutions ignorent délibérément « les gosses du Quart Monde », afin de présenter à la société une image positive de l’école. Elles décrètent que ces enfants « sont des handicapés » et refusent « de les associer à leurs projets… De peur sans doute, de faire honte aux citoyens et à l’État » (85). Si le père Joseph affirme que les enfants des taudis ont des choses à nous apprendre, « le monde prétend ne (leur) devoir aucun avenir » (85).

Le père Joseph souligne certains rôles très importants que jouent les enfants dans la famille et dans la société. D’abord ils donnent de la joie et de la gaieté partout où ils sont dans le monde : « En Inde on dit : l’enfant est le sourire du monde » (97). Par leurs cris, leurs jeux, leurs facéties, ils donnent une âme à la famille et font « oublier à la mère les difficultés de la vie quotidienne » (98). Ensuite par leur innocence ils constituent pour les parents une armure efficace pour affronter les circonstances qui impressionnent ou qui intimident. « Leur sourire arrête les reproches, les questions, et c’est leur force » (97). Par conséquent, ils abattent les murs qui empêchent les adultes d’entrer en relation : « Les enfants ne sont-ils pas ceux qui nous permettent de rejoindre les autres quand les parents n’en peuvent plus de quémander ou de supplier ? » (97). Bien sûr, c’est révoltant de voir que « les enfants servent de messagers d’une détresse dont la Nation (est) responsable » (16), mais c’est parfois le seul moyen que les adultes ont pour attendrir le cœur des hommes devant cette misère dont ils détournent les yeux.

À travers ce qu’ils font et ce qu’ils disent, les enfants lancent un message d’amour et de pardon. Cependant, ils souffrent du mépris dont leurs parents et eux-mêmes font l’objet. Et pourtant ce sont eux qui peuvent ouvrir la voie à une solidarité entre tous : « Les gens, s’ils entendent ce qu’on supporte, ils vont se dire c’est pas possible, ça ne peut pas durer » (99). C’est un gosse qui a dit cela. Personne ne peut rester insensible à leur misérable vie. Le père Joseph confie à Claudine Faure : « C’est formidable, vous savez, de lutter contre toutes ces injustices qui sont faites ! Ça vaut la peine d’y donner une partie de soi et une partie de sa vie, et même sa vie pour certains. » La conclusion de Paroles pour demain est une invitation plus directe à ne pas faire la sourde oreille : « En relisant ces cris jaillis de tant et de tant de poitrines angoissées et de cœurs d’enfants malheureux, je plaide pour la justice » (141).

1 Cette réflexion se base principalement sur : Joseph Wresinski, Paroles pour demain, Éd.Desclée de Brouwer, 1986, ainsi que l’interview de Joseph

2 Notamment le livre d’Annelies Wuillemin, Joseph, Éditions Quart Monde, 1999.

3 Les numéros de pages entre parenthèses se réfèrent à Paroles pour demain (voir note 1).

4 Interview par Claudine Faure.

5 Interview par Claudine Faure.

6 Interview par Claudine Faure, octobre 1987.

7 Interview par Claudine Faure, octobre 1987.

1 Cette réflexion se base principalement sur : Joseph Wresinski, Paroles pour demain, Éd. Desclée de Brouwer, 1986, ainsi que l’interview de Joseph Wresinski par Claudine Faure, octobre 1987.

2 Notamment le livre d’Annelies Wuillemin, Joseph, Éditions Quart Monde, 1999.

3 Les numéros de pages entre parenthèses se réfèrent à Paroles pour demain (voir note 1).

4 Interview par Claudine Faure.

5 Interview par Claudine Faure.

6 Interview par Claudine Faure, octobre 1987.

7 Interview par Claudine Faure, octobre 1987.

Arsène Razanatsimba

Professeur de malgache et ancien président d’ATD Quart Monde Madagascar, Arsène Razanatsimba a traduit en malgache plusieurs livres de et sur Joseph Wresinski, ainsi que des textes et des vidéos sur lui et sur le Mouvement.

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