Forcées au silence

Jean Venard

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Jean Venard, « Forcées au silence », Revue Quart Monde [Online], 230 | 2014/2, Online since 08 June 2020, connection on 18 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5935

Quand dire son combat quotidien devient impossible, de peur qu’il ne se retourne contre vous.

Dans le cadre de mon engagement au sein du Mouvement ATD Quart Monde, je vivais jusqu’en 2006 à Madrid. Nous faisions route avec des familles qui, pour beaucoup d’entre elles, venaient d’être relogées des bidonvilles où elles avaient vécu de nombreuses années.

Le relogement avait apporté de la sécurité à ces familles, libérant notamment certaines de l’emprise de la drogue qui s’était refermée sur beaucoup de leurs jeunes. Mais il les avait aussi très vite placées dans une précarité économique encore plus grande que celle qui avait été la leur auparavant, la vie en appartements ne leur permettant plus certaines activités auxquelles elles étaient habituées (la récupération) et les contraignant à des paiements (loyers et charges).

Nous étions aussi en lien avec l’EAPN (réseau européen de lutte contre la pauvreté). En 2004, cette organisation avait organisé à Madrid une rencontre de personnes en situation de pauvreté, dont le thème principal était la mise en valeur des efforts de ces personnes pour y faire face.

Pour cela, les organisateurs avaient fait remettre à chaque participant espéré un appareil photo jetable. Chacun devait ainsi faire des clichés illustrant ce qu’était, pour lui ou pour elle, la lutte contre la pauvreté.

Deux mères de familles avaient accepté de participer à cette réunion.

Un combat quotidien..

Malgré la précarité de leur vie, qui avait failli jusqu’au dernier moment compromettre leur participation, elles avaient fait ces photos. En les portant à développer, le matin même de la réunion, j’avais été saisi : elles avaient fait tout un reportage sur ce qui était un de leurs gestes quotidiens. Tous les soirs ou presque, elles allaient chercher dans les poubelles du supermarché voisin la nourriture jetée, et la ramenaient à la maison. Elles m’avaient expliqué toute la stratégie qu’elles employaient, pour préserver autant que possible leur honneur : elles faisaient parfois semblant de jeter des choses dans le container, alors qu’elles en prenaient. Il leur arrivait aussi d’expliquer à des passants qu’elles cherchaient de la nourriture pour leurs chiens...

En une douzaine de photos, tout était dit. Depuis le petit tabouret sur lequel elles montaient pour accéder au container, jusqu’à l’étalage de leurs trouvailles dans la cuisine de l’appartement, en passant par le trajet effectué au moyen d’une poussette d’enfant.

... qui ne peut exister publiquement

Arrivées sur le lieu de la réunion, qui se tenait dans un hôtel de bon standing, nos deux amies avaient passé de longues minutes dans les toilettes, soucieuses d’être présentables, littéralement jusqu’au bout des ongles. Lors de la pause-repas, mes deux amies sont de nouveau prises de gêne. Elles me prennent à part et me disent : « Nous, on ne va pas manger ». « Pourquoi ? ». « C’est parce que nous, on ne sait pas manger ». La salle à manger de l’hôtel, la disposition des tables et des couverts, l’ambiance « chic » ..., tout cela les intimide au point de se sentir renvoyées à leur milieu.

Mais ce qui m’avait le plus étonné, c’est ceci : à quelques minutes de remettre les photos et de prendre la parole, l’une d’elles avait été prise de panique. Son angoisse était que cet effort quotidien pour aider sa famille à vivre ne se retourne contre elle. « S’il y a quelqu’un de l’action sociale qui est là, il peut le dire au juge. Et moi on va me retirer les enfants, parce qu’on va dire que je les nourris avec la poubelle ». Ainsi, ce qu’elle avait retenu elle-même comme étant un symbole de son combat quotidien contre la misère, elle en venait à vouloir le taire.

J’avais vu dans ce fait - et y vois toujours - le symbole d’une injustice qui frappe les populations très pauvres, coincées dans l’impossibilité de dire leurs efforts, de peur que cela ne leur porte préjudice. Et coincées de ce fait dans un silence qui, en retour, se retourne si souvent contre elles, accusées de « ne pas faire d’effort ».

Jean Venard

Volontaire permanent du Mouvement ATD Quart Monde, maintenant en Afrique, Jean Venard a été dans l’équipe d’Espagne de 2000 à 2006.

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