Ce que j’ai appris d’ATD Quart Monde

S.M. Miller

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S.M. Miller, « Ce que j’ai appris d’ATD Quart Monde », Revue Quart Monde [Online], 231 | 2014/3, Online since 01 October 2015, connection on 24 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5984

L’auteur a autorisé la Revue à publier ses réflexions sur ce qu’il a appris de sa longue fréquentation du Mouvement ATD Quart Monde. Nous en proposons ici la première partie.

Mon premier contact avec ATD Quart Monde, alors qu’il s’appelait Aide à toute Détresse, a eu lieu en 1966. J’avais organisé une session sur la pauvreté au Congrès mondial de sociologie à Évian, en France, et Peter Townsend, le remarquable sociologue anglais qui avait écrit de manière significative sur la pauvreté, me suggéra d’inviter quelqu’un d’ATD. Je le fis en raison de mon intérêt pour l’action aussi bien que pour la recherche dans le domaine de la pauvreté.1

Intrigué

La représentante d’ATD Quart Monder était Alwine de Vos van Steenwijk, une baronne et la première femme à être entrée dans le corps diplomatique des Pays-Bas, dont la maîtrise de la langue anglaise, aussi bien écrite qu’orale, était bien supérieure à mon anglais de Brooklyn. C’était une personne de grande intelligence et sensibilité.

Ce qu’elle me dit au sujet d’ATD m’intrigua.

ATD débuta en 1958 à Noisy-le-Grand, un bidonville. Un prêtre, le père Joseph Wresinski, s’était donné pour mission de s’occuper d’environ huit cents personnes, d’origines ethniques variées, qui habitaient là. Père Joseph, comme on l’appela généralement par la suite, avait grandi lui-même dans des conditions de grande pauvreté et commençait à attirer avec succès l’attention sur le sort des personnes qui vivaient à Noisy. Son personnage passait bien dans les médias, et c’était important car les autorités françaises avaient nié au départ l’existence des bidonvilles. Quelques volontaires permanents, dont Mme de Vos, vinrent l’aider. ATD se développa ailleurs en France et commença à devenir une « présence » dans d’autres pays.

Intéressé

Mme de Vos suggéra que je vienne les voir à Pierrelaye après le Congrès, ce que je fis. On m’emmena à Noisy, où les gens vivaient dans des habitations de fortune, des sortes d’igloos ; les seuls points d’eau consistaient en deux robinets pour toute la population de ce bidonville ; il n’y avait quasiment pas d’égouts. C’était un endroit horrible, à seulement quelques minutes de Paris. Les volontaires me dirent que je devrais écouter ce que les personnes à Noisy avaient à dire au sujet de leurs conditions de vie. Je n’avais appris le français qu’au lycée et avais un vocabulaire des plus limité. Ils l’enrichirent en me donnant les termes français concernant le chômage et les systèmes d’assistance sociale. Puis ils me dirent : « Constatez simplement par vous-même ». De façon hésitante, je me suis entretenu avec quelques familles.

Avec des doutes

J’avais obtenu un entretien (grâce à mon association à ce moment-là avec la Ford Fondation) avec un administrateur haut placé dans le monde de la sécurité sociale, un homme austère et brillant, à l’allure pleine d’assurance, dans un bureau splendide, avec un réceptionniste en livrée. (Il parlait un français éloquent mais traduisait ses bons mots dans un excellent anglais pour s’assurer que je reconnaisse qu’il avait de l’esprit). Je l’interrogeai au sujet des allocations pour aider les personnes défavorisées et il répondit que la France avait un système universel d’allocations familiales qui distribuait des fonds à tous. Eh bien, certaines familles de Noisy-le-Grand me dirent qu’elles ne recevaient pas ces allocations ni aucune aide du gouvernement. Le monde semble très différent selon qu’on le regarde d’en haut ou d’en bas.

J’avais des doutes au sujet d’ATD à cause de ma culture très américaine. J’avais l’habitude de tenter d’influencer la politique gouvernementale en mobilisant les personnes. Mon approche était beaucoup plus politique que ce que je sentais dans le Mouvement ATD Quart Monde. Et les personnes vivant elles-mêmes dans la pauvreté ne contrôlaient pas ce qu’ATD faisait. J’exprimais quelques-uns de mes doutes sur ce qui était accompli.

Cherchant à comprendre nos différences

Je reconnaissais aussi la grande valeur de l’organisation. Cette visite m’amena à décider, avec Henning Friis, le directeur de l’Institut National danois de Recherche sociale, d’organiser un groupe de recherche permanent au sein de l’Association internationale de Sociologie, concerné par les questions de pauvreté. Aujourd’hui, près de quarante ans plus tard, nous sommes toujours en lien. Nous continuons à nous rencontrer. En 1988, nous nous sommes retrouvés à Montréal où Bruno et Geneviève Tardieu, volontaires du Mouvement, remplacèrent Alwine de Vos pour retrouver à nouveau l’esprit de la première rencontre en 1966.

Mon approche est très différente de celle d’ATD Quart Monde. Je ne suis pas quelqu’un de religieux, bien au contraire. Mes préoccupations au sujet de la pauvreté viennent du fait d’avoir grandi dans une famille qui a subi la pauvreté pendant un certain temps. Nous étions sans-abri, dans l’acception irlandaise c’est à dire sans domicile permanent. Je n’ai pas oublié, ni ne me suis débarrassé de cette expérience douloureuse (décrite dans mon Sans domicile fixe2 dans Tikkun, novembre-décembre 1999) car elle détermine mes valeurs quant à l’importance de lutter contre la pauvreté et les inégalités.

Au fil des ans, j’ai gardé le contact avec le Mouvement. Au début, je pense que j’étais considéré comme un « touriste de la pauvreté », une classification qu’on utilisait alors pour désigner les gens qui, comme certains anthropologues, observent et même étudient une zone de pauvreté, puis la quittent et oublient les personnes qui continuent à y vivre. Peu à peu, je pense que j’ai dépassé cette étiquette suspecte pour être accepté comme quelqu’un de durablement impliqué dans les problèmes de pauvreté. Je ne sais pas la catégorie dans laquelle je me trouve car je discute souvent leur approche. Mais au moins j’ai dépassé la classe touriste.

Une des choses qui nous a rapprochés à ce moment-là, c’est le fait que j’étais préoccupé par « l’écrémage ». De nombreux programmes sociaux dirigent leur intervention, ou finissent par intervenir, sur les mieux lotis des plus démunis, et négligent ceux qui sont vraiment les plus démunis. Ils s’occupent de ceux qui ressemblent le plus au personnel chargé du programme, ceux qui sont les plus susceptibles d’évoluer et donc d’améliorer les statistiques qui mesurent le succès du programme.

L’écrémage a comme effet négatif que les responsables du programme pensent atteindre les personnes pauvres alors qu’ils n’atteignent qu’une petite partie d’entre eux, ceux qui sont les plus faciles à toucher. Un second problème est de croire que ce qui est efficace avec les moins pauvres le serait avec les plus pauvres. En conséquence, le programme ne cherche pas comment il devrait être modifié pour être utile aux plus pauvres des pauvres.

Découvrant une convergence d’intérêts

Il s’avéra que je parlais et écrivais au sujet de l’écrémage alors que les personnes d’ATD parlaient elles aussi d’écrémage, le même terme en français, donc nous avions une convergence d’intérêts sur la question. Je ne donnais pas, à cette question une priorité aussi haute car je pense qu’à certains moments ce n’est pas la manière la plus efficace d’agir sur la scène politique. Néanmoins, je reconnaissais le caractère poignant de cette préoccupation pour les plus pauvres. Ma sensibilisation et mes préoccupations concernant l’écrémage nous ont amenés, Alwine de Vos, Pamela Roby et moi, à écrire un article en commun : Creaming the Poor3, publié dans Transaction (maintenant Society) en 1970.

Depuis « ATD » jusque « Quart Monde »

Depuis mes premiers contacts, ATD est devenu le Mouvement Quart Monde. Il a une position influente aux Nations Unies et a contribué à élaborer leurs préoccupations concernant la pauvreté. Dans la Communauté Européenne, il a aidé à faire évoluer l’approche de la pauvreté, définie exclusivement par le revenu, à une approche plus large de la pauvreté définie comme « exclusion sociale », qui empêche les pauvres de participer pleinement à la société. À ma grande surprise, ATD a réussi à établir sa présence dans plusieurs pays africains et asiatiques (principalement d’anciennes colonies françaises), dans beaucoup de pays européens et aux États-Unis (son Bureau national est à Landover, dans le Maryland)4.

Je pensais qu’il avait une expansion trop rapide, mais il y a maintenant plus de deux cents « volontaires permanents » qui vivent dans les lieux de pauvreté et plus de 200 000 « alliés », des sympathisants actifs qui ne sont pas pauvres, ou des militants issus de la pauvreté avec lesquels ils travaillent. Pendant ses années de développement, il s’est donné comme identité : le Mouvement Quart Monde, représentant les plus pauvres des pauvres dans toutes les nations. Au départ, à l’époque de la distinction des Trois Mondes (Le Premier Monde, celui des riches pays capitalistes, le Deuxième Monde, le bloc soviétique, le Tiers Monde, celui des pays pauvres), ATD utilisait ce terme pour faire référence aux pauvres des pays riches (Le Tiers Monde dans le Premier Monde). Actuellement il se définit en référence aux laissés-pour-compte au parlement sous la Révolution française5.

1 L'article a été publié en anglais dans la revue Social Policy (Printemps 2014). On peut le trouver sous ce lien: http://www.socialpolicy.org/

2 NDLR : dans le texte : « No Permanent Abode ».

3 En français : Écrémer les Pauvres.

4 Actuellement il est à Gallup, New Mexico (PO BOX 1787, Gallup, NM 87305–Email : newmexico@4worldmovement.org)

5 La suite de cette réflexion sera publiée dans la Revue Quart Monde N° 232.

1 L'article a été publié en anglais dans la revue Social Policy (Printemps 2014). On peut le trouver sous ce lien: http://www.socialpolicy.org/component/content/article/4-latest-issue/660-the-fourth-world-movement

2 NDLR : dans le texte : « No Permanent Abode ».

3 En français : Écrémer les Pauvres.

4 Actuellement il est à Gallup, New Mexico (PO BOX 1787, Gallup, NM 87305–Email : newmexico@4worldmovement.org)

5 La suite de cette réflexion sera publiée dans la Revue Quart Monde N° 232.

S.M. Miller

S.M. (Mike) Miller est co-fondateur et membre de longue date du conseil d’administration de l’organisation Unis pour une économie équitable. Il est maître de recherche à l’Institut du Commonweath et membre du conseil d’administration du Conseil Poverty and Race Research Action Council. Il est également professeur émérite en sociologie à l’université de Boston et a reçu en 2009 le prix de pratique sociologique de l’Association américaine de sociologie.

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