Un puits sans fond de questions

Maryvonne Caillaux

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Maryvonne Caillaux, « Un puits sans fond de questions », Revue Quart Monde [En ligne], 231 | 2014/3, mis en ligne le 04 octobre 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5995

Faire famille, en milieu de grande pauvreté, est un défi difficile à relever.

« Avec ses racines profondément ancrées dans la terre et ses branches qui s’élancent vers le ciel, [l’arbre] nous dit que pour aspirer à aller toujours plus haut, nous aussi nous devons être bien enracinés au sol car, aussi haut que nous nous élancions, c’est toujours de nos racines qui nous puisons notre force. » Ces lignes du prix Nobel de la Paix, Wangari Maathai1, rappellent que pour laisser se déployer la vie aussi loin qu’il est possible, il est nécessaire d’être profondément enraciné dans le sol qui est le nôtre. Nos racines sont comme une matrice d’où naît la capacité d’assumer et de transformer le présent et en même temps de construire l’avenir. Nous nous recevons toujours de nos racines qui, pour invisibles qu’elles soient le plus souvent, sont la véritable source.

Chaque être humain est le fruit d’une histoire qui s’inscrit et s’écrit dans une lignée de génération en génération. La qualité de la mémoire familiale se fonde sur le fait que ce qui nous lie à notre père et à notre mère n’est nullement un lien du sang biologique, mais la mémoire d’avoir partagé notre enfance et notre adolescence avec eux2. La famille, terre natale elle-même ancrée dans son environnement social et culturel.

Qu’en est-il pour les personnes qui naissent dans la grande précarité et qui vivent des situations durables d’exclusion sociale3 ?

« Il y aura toujours un morceau de ton cœur dans ta famille, disait un enfant. Il est important de garder contact avec sa famille pour son bien-être, sans ça tu seras toujours malheureux, même en secret4. » Et un jeune, dans un forum avec la Défenseure des enfants sur le thème de l’exclusion, en novembre 2009 : « Le plus grand malheur c’est d’être séparé de sa famille. » Avec leurs mots ils expriment ce que nous avons pu reconsidérer il y a quelques années lors d’une recherche visant à revisiter le sens que donnaient à la famille les personnes très pauvres que nous rassemblions dans le Mouvement ATD Quart Monde5.

C’est ce travail qui sert de base aux pages qui suivent.

La misère brise les liens fondamentaux

Gilbert disait : « La famille c’est comme une rose, il faut la laisser s’épanouir pour qu’elle soit belle. La famille c’est une source de vie ! »

Pourtant Gilbert n’a pas été épargné par la vie. Il raconte : « La famille c’est un travail de longue haleine. Il ne faut pas refaire les erreurs du passé. Je suis un enfant de la DDASS depuis l’âge de trois ans. La seule image que je garde de mon enfance : c’est quand on m’enlève des bras de ma mère… De trois ans à quatorze ans, j’ai tout effacé de ma mémoire.

J’ai récupéré mes parents à quatorze ans. Avec mon père ça s’est mal passé. Il est décédé trop vite. On n’a pas eu le temps de se parler… Moi, j’aurais voulu savoir pourquoi ils m’avaient fait ? » Il ajoute : « Mon fils ne connaît pas mon enfance… Je ne veux pas rajouter quelque chose de douloureux entre lui et moi. Quand on a trop souffert, on ne veut pas donner cette souffrance qu’on a déjà du mal à digérer !6 »

Ces paroles de Gilbert disent ce que bien les personnes expriment de mille manières : lorsque le lien familial a été brisé, on en garde des traces toute sa vie. Et ceci d’autant plus qu’on n’a pas compris les pourquoi de son histoire.

Le rattachement à une histoire familiale et la façon dont on peut en faire le récit forgent l’identité personnelle, comme nous le dit Michael White : « À mon idée, c’est l’histoire de la vie des gens qui façonne leur vie. Ils fabriquent leur vie en conformité avec leur histoire7 ».

L’histoire de sa famille, c’est le fondement de sa propre identité. Alors quand on ne connaît pas l’histoire de sa famille, comment peut-on construire sa propre identité narrative8 et exister avec les autres ?

« J’ai tout effacé de ma mémoire ! » dit Gilbert. On a volé son âme en le privant de ses racines et surtout de la compréhension des pourquoi de son histoire et des décisions prises à son encontre.

L’absence de mémoire du passé familial, parfois l’ignorance complète de ce passé, fait naître un profond vide existentiel, un puits sans fond de questions… surtout quand, enfant, on n’a pas compris les raisons des séparations et des ruptures. Et très souvent justement l’histoire des très pauvres est une histoire non racontée, et, en conséquence, des vies dont l’enracinement est sans contours ni consistance.

Ainsi nous sommes témoins d’histoires de liens brisés, perdus, ou distendus, de vies pleines de points d’interrogation.

Cette peur d’être séparés de ceux qu’on aime, elle est inscrite dans le cœur de tous les pauvres et dans la mémoire collective. Car depuis des générations, en réponse à la pauvreté, notre société a « placé » les enfants, les séparant de leur famille, soit par altruisme pour leur procurer une vie meilleure, soit de manière moins avouée pour se protéger elle-même d’enfants potentiellement dangereux.

Et cette peur du placement de leurs enfants est très ancrée chez les familles les plus pauvres. Les réponses sociales ne répondant pas à la demande des familles créent de la méfiance, du repli sur soi, de l’isolement… On a peur des services sociaux, on a peur de ceux-là mêmes dont le rôle devrait être de vous soutenir…

On ne peut pas comprendre la vie et les réactions des personnes qui vivent dans la grande pauvreté si on n’entend pas cette peur. Elle est fondée sur l’expérience de tout un milieu : on peut dire qu’elle se transmet de génération en génération, comme un héritage.

Il faut de la fierté pour raconter son histoire à ses enfants

Certains parents posent la difficile question de la transmission de leur histoire familiale, quand elle est faite de beaucoup de souffrances et qu’ils n’y trouvent pas trace de fierté. Et beaucoup de parents le disent : « On ne veut pas raconter notre histoire à nos enfants pour ne pas les faire souffrir ! »

Et ils disent en même temps : « On ne peut se construire sur des secrets de famille. »

Mais comment raconter son histoire familiale à ses enfants quand cette histoire fait trop souffrir ? Pour pouvoir raconter son histoire, il faut pouvoir y trouver de la fierté. Il faut pouvoir sortir de la culpabilité et de la honte, passer de l’ombre à la lumière9. Ceci est un chemin qu’on ne peut pas faire tout seul, même si, bien sûr, c’est un chemin personnel qui se fait dans l’intimité de chacun…

Dans les groupes, il a souvent été dit que cette expérience de retrouver l’honneur peut se faire dans la confiance d’être écouté et respecté, et surtout d’être cru. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles beaucoup de personnes ont assimilé le Mouvement ATD Quart Monde à leur famille : « Ma vraie famille c’est l’ATD Quart Monde ; on a des liens, on peut dialoguer, se ressourcer, prendre des forces… »

« Je dis toujours : ce que j’ai vécu avec mon père et ma mère, je le donnerai à mes enfants » disait une jeune, exprimant son désir de fonder une famille, d’avoir des enfants pour continuer son histoire, et transmettre ses valeurs comme héritage. « Notre projet c’est de donner à nos enfants des modèles et des bons souvenirs… c’est la mémoire des bons souvenirs qui va leur rester. »

Ce sont les petits gestes de la vie qui s’impriment dans la mémoire, donnent du goût à la vie et éclairent le passé : « Aller à la pêche avec mon père, c’est mon meilleur souvenir. On ne se disait rien. On restait l’un à côté de l’autre en silence. » Et même une expérience difficile peut demeurer dans la mémoire comme signe d’autre chose : « Chez nous l’électricité était souvent coupée, alors pour nous raconter une histoire, le soir, ma mère allait à la fenêtre et lisait à la lumière du réverbère. »

Face à cette espérance, il y a la profonde souffrance des parents qui n’ont pu élever eux-mêmes leurs enfants et qui se désolent : « Moi, on m’a volé l’éducation que je voulais donner à mes enfants. Je voulais que mes enfants grandissent ensemble pour être soudés, mais ils grandissent dans des familles d’accueil différentes et quand ils seront grands, ils seront des étrangers les uns pour les autres » explique Chantal.

Et la souffrance des familles contraintes à l’errance, ou à l’exil, n’ayant plus de lieu pour vivre et conserver les objets témoins du passé, devant faire une profonde expérience de deuil.

« C’est important de garder les traces des moments vécus en famille… Moi, quand on m’a expulsée, ils ont tout jeté sur le trottoir, les photos, les cadeaux de mariage. C’est notre vie qui est partie à la poubelle ». Sans repères il devient difficile de se situer dans le temps, et de donner sens aux évènements.

L’avenir des enfants dépend aussi de la responsabilité collective

Ce n’est pas seulement le passé qui est difficile à transmettre aux enfants mais aussi l’aujourd’hui et l’espérance vers un futur attrayant. Car la précarité des familles n’a pas seulement un impact sur la qualité de vie matérielle des enfants, sur leur confort ou la satisfaction de leurs besoins essentiels, mais - ce qui est plus grave -, sur la façon dont ils se représentent l’avenir, leur avenir, leur place dans la société et sur leur estime de soi.

« Comment transmettre à nos enfants le goût du travail et de l’effort, quand beaucoup d’adultes ne trouvent pas de travail et n’ont pas de place dans la société ? Moi j’ai le savoir-faire que m’ont donné mes parents, mais le monde a changé et n’a plus besoin de nous. On devient inutiles, on n’attend rien de nous. Nos enfants le ressentent et ils pensent qu’on est des bons-à-rien et que la société ne veut pas de nous. On leur fait honte10. »

Ainsi, dans l’esprit des enfants, témoins de la façon dont sont considérés leur famille et leur quartier, s’imprime une image négative de leur milieu social, en les empêchant d’imaginer leur propre avenir.

« Le développement de l’enfant est intimement lié à l’espace social et aux contextes culturel et économique qui l’environnent. L’absence de sécurité parentale entraîne un climat d’angoisse et de tension fortement ressenti par l’enfant dès son plus jeune âge11. »

Aucune vie n’est écrite d’avance. Autrement dit, il n’y a pas d’homme condamné, pour reprendre les mots de Maurice Bellet.

Pour pouvoir bien grandir l’enfant a besoin d’être rassuré. L’enfant a besoin que nous prenions grand soin du regard porté sur ses parents et sur sa famille ; qu’on ne blesse pas à travers eux l’image qu’il se fait de lui-même. En niant ou en critiquant sa famille, c’est lui-même qu’on nie, qu’on critique ou qu’on humilie, comme le dit Christophe Gaignon.

Pour bien grandir l’enfant a besoin d’être rassuré sur lui-même et sur ceux dont il a reçu la vie. L’avenir des enfants ne relève pas seulement de la responsabilité familiale mais bien d’une responsabilité sociale. De la manière dont seront considérées leurs familles, ils pourront tirer de la fierté ou de la honte, se percevoir comme attendus, ou de trop sur cette terre !

1 Celle qui plantait les arbres, Wangari Maathai, Éd. J’ai Lu (n° 9605), Paris, 2012, p. 402.

2 Cf. L’étranger, l’identité. Essai sur l’intégration culturelle, Toshiaki Kozakaï, Éd. Payot et Rivages, Paris, 2000, 227 p.

3 Joseph Wresinski disait que «La pauvreté, c’est de ne jamais être sûr de pouvoir garder ceux qu’on aime ! »

4 Un enfant, à l’occasion du 20ème anniversaire de la Convention internationale des droits de l’enfant.

5 Recherche conduite par ATD Quart Monde, de 2002 à 2004, avec 150 personnes, dans treize groupes à travers la France.

6 Cf. Contre vents et marées, Maryvonne Caillaux, Éd. Quart Monde, Paris, 2006.

7 Les Moyens Narratifs au Service de la Thérapie, M. White, SATAS, 2003.

8 Temps et récits III, Le temps raconté, Paul Ricœur, Éd. du Seuil, 1985.

9 Expression biblique

10 Parole dite lors d’une préparation d’une Université populaire Quart Monde.

11 Les conditions de vie défavorisées influent-elles sur le développement des jeunes enfants ?, Chantal Zaouche-Gaudron, Éd. Éres, coll. Mille et un

1 Celle qui plantait les arbres, Wangari Maathai, Éd. J’ai Lu (n° 9605), Paris, 2012, p. 402.

2 Cf. L’étranger, l’identité. Essai sur l’intégration culturelle, Toshiaki Kozakaï, Éd. Payot et Rivages, Paris, 2000, 227 p.

3 Joseph Wresinski disait que «La pauvreté, c’est de ne jamais être sûr de pouvoir garder ceux qu’on aime ! »

4 Un enfant, à l’occasion du 20ème anniversaire de la Convention internationale des droits de l’enfant.

5 Recherche conduite par ATD Quart Monde, de 2002 à 2004, avec 150 personnes, dans treize groupes à travers la France.

6 Cf. Contre vents et marées, Maryvonne Caillaux, Éd. Quart Monde, Paris, 2006.

7 Les Moyens Narratifs au Service de la Thérapie, M. White, SATAS, 2003.

8 Temps et récits III, Le temps raconté, Paul Ricœur, Éd. du Seuil, 1985.

9 Expression biblique

10 Parole dite lors d’une préparation d’une Université populaire Quart Monde.

11 Les conditions de vie défavorisées influent-elles sur le développement des jeunes enfants ?, Chantal Zaouche-Gaudron, Éd. Éres, coll. Mille et un bébés, 2005.

Maryvonne Caillaux

Maryvonne Caillaux est permanente d’ATD Quart Monde depuis plus de trente ans. Elle a occupé divers postes de responsabilité en Région parisienne, en Normandie, aux États-Unis (La Nouvelle Orléans). Actuellement elle travaille plus particulièrement les questions relatives au droit de vivre en famille et à la protection de l’enfance. Elle a publié plusieurs livres, dont le dernier : Comme des orpailleurs, aux Éd. L’Harmattan, 2010, 230 p .Elle est mère de cinq enfants.

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