Les liens familiaux, une boussole ?

Perrine Levasseur

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Perrine Levasseur, « Les liens familiaux, une boussole ? », Revue Quart Monde [Online], 231 | 2014/3, Online since 10 June 2020, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6015

L’auteure habite la même ville qu’Ève. En 2009, elles ont soutenu ensemble une des voisines d’Ève, en situation de grande détresse. Elles poursuivent aujourd’hui une relation régulière, ponctuée d’échanges sur les interrogations et difficultés d’Ève.

Ève me dit : « La famille c'est un père, une mère, des enfants ».

Sans rancune

Elle qui n'a jamais connu son père, a connu une mère plutôt maltraitante et a été placée avec sa sœur aînée dans des familles d'accueil dès l'âge d’un an. Sa mère, maraîchère, n'avait pas de moyens matériels suffisants et une vie trop dure pour s'occuper d'elle. Sans rancune, Ève dit qu'elle comprend. « J'ai eu une enfance et surtout une adolescence agitées ». « Je n'ai rien appris de ma mère, c'est dommage, j'aurais préféré apprendre d'elle, je n'ai pas eu le choix ». Ève me raconte les humiliations, la brutalité, les coups, les insultes, notamment les insultes, les injustices, tout ce qui a dû la façonner, mais qui semble l'avoir juste étonnée, étonnée d'avoir su et pu endurer tout ça. Ève a fait le choix délibéré et plus qu'assumé de devenir mère à son tour. Malgré toutes les difficultés affectives, toutes les précarités par lesquelles elle est passée, elle a toujours eu cet idéal de la famille « unie, conviviale, où il y a de la complicité », de la famille qui peut transmettre. Ève, dont toutes les transmissions, dit-elle, ont été données par les foyers successifs par lesquels elle a transité, par les leçons de morale dont elle garde paradoxalement de très bons souvenirs, à l'école. Ève, que l'école a beaucoup rejetée, mise de côté, également humiliée.

« J'ai demandé à retourner chez ma mère quand j'avais huit ans, mais j'étais tellement maltraitée et battue que j'ai préféré repartir ». « Pourtant une famille c'est énorme pour moi, je trouve ça riche, une famille ». « La famille ça transmet les ‘bonnes manières’, le respect, la générosité. Les bonnes manières doivent se donner dans tous les milieux, ce n'est pas une histoire de classes sociales ; parce que les bonnes manières c'est pour pouvoir s'associer au monde extérieur ».

Un rêve tenu à bout de bras

Aujourd'hui Ève a huit enfants, tous jeunes adultes qui ont vécu très longtemps dans une sorte de chaleur maternelle enveloppante, d'une certaine façon sécurisante malgré les précarités sociales et matérielles sévères. Pendant de très nombreuses années, dix personnes ont partagé un espace devenu bien restreint pour chacun, cependant ouvert à tous, où on se serrait pour que trois générations puissent cohabiter. Ève a tenté à sa manière de former cette famille rêvée, malgré de multiples tensions difficiles à cerner de l'intérieur, donc à maîtriser, malgré une « conjugalité » assez confuse, la présence d'un père dont ni le statut, ni les rôles n'ont jamais été bien définis, créant beaucoup d'insatisfactions de tous les côtés, et sur le plan affectif et sur le plan matériel.

Ce qui l'a marquée dans son enfance - manque de père et de mère - Ève a eu cette volonté de le transformer. Elle a construit sur ces manques, qu'elle a comblés presque toute seule, n'ayant pas pu partager oralement avec son compagnon, père de ses enfants, resté à l'écart de son rêve à elle. Les liens familiaux sont ceux qu'elle a souhaités de toutes ses forces construire, sa propre famille biologique, père, mère, oncles et tantes, grands-parents inconnus, n'ayant pas eu les conditions pour créer des liens avec elle.

« Mes enfants, ça venait du cœur ; j'ai besoin de donner, ça me comblait. Quand un enfant se présentait, je me sentais à la hauteur pour l'assumer » dit-elle, alors même qu'elle a aujourd'hui beaucoup de mal à se sentir à sa place, et respectée, dans la maison qu'elle a maintenue à bout de bras pendant des années.

Faire famille envers et contre tout

Cette force qu'Ève a de dépasser sans cesse les obstacles dus à toutes sortes de précarités sociales lui permet de dire souvent : « Il faut aller de l'avant ». Malgré un séjour en centre maternel à l'âge de dix-sept ans avec son premier bébé, le placement de son deuxième enfant sur des « malentendus » avec les services sociaux, Ève a toujours eu cette conviction de l'importance des liens familiaux qu'elle idéalisait beaucoup, mais qui ont eu cette faculté extraordinaire de lui servir de boussole. « J'ai eu la chance de rencontrer une psychologue à l'école qui m'a dirigée vers ATD Quart Monde, et j'ai pu me battre avec d'autres pour garder mes enfants, car je me suis toujours sentie à la hauteur pour assumer tous mes enfants. Ce qui est difficile, c'est de communiquer. La misère, je ne crois pas que je l'ai vécue ; c'est ceux qui vivent dehors, seuls, qui la connaissent ; on ne fait rien tout seul. » Ève a cette intuition que « faire famille » c'est pouvoir se « souvenir de sorties ensemble », de « repas partagés », une sorte de « recherche de bonheur à être ensemble en paix ». Ève a déjà transmis la joie des liens, l'importance d'être ensemble malgré les difficultés de communication intrafamiliales qu'elle reconnaît. Trois de ses filles sont, à leur tour, mères, et Ève a de forts liens d'attachement à l'une de ses petites-filles notamment.

Perrine Levasseur

Sociologue de formation, investie de longue date dans des activités associatives, sociales et culturelles, Perrine Levasseur est alliée d’ATD Quart Monde depuis 2007, actuellement au Secrétariat Famille à Paris. Elle est également mère de cinq enfants.

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