Recueillir l’histoire de la communauté de Saphan Put

Marjorie Orcullo

Translated by Marie-Claire Droz and Yolande Seguin

References

Electronic reference

Marjorie Orcullo, « Recueillir l’histoire de la communauté de Saphan Put », Revue Quart Monde [Online], 232 | 2014/4, Online since 06 June 2020, connection on 24 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6040

Le livre Notre communauté est le fruit d’un travail collectif de membres d’ATD Quart Monde en Thaïlande sur l’évolution d’une communauté. Rédigé en thaï et en anglais, il comporte cinquante-deux pages avec une cinquantaine de photos.

Ce livre 1 est l’histoire de la communauté de Saphan Put, un bidonville à Bangkok, dont le nom vient d’un pont célèbre de la ville.

Ce récit fut principalement rédigé à partir d’interviews menées auprès de sept membres de la communauté entre octobre 2010 et juin 2011. Ils se sont mis d’accord pour commenter certains aspects de la vie de la communauté. Toutes les citations de ce document sont donc d’eux. Les personnes interviewées ont vécu dans la communauté pendant plusieurs années et la considèrent comme leur « chez eux».

Cet écrit cherche à mettre en lumière ce que les membres de la communauté comprennent de leurs conditions précaires. L’intention n’est pas de relater chaque facette de leur vie ou d’exposer leurs pensées profondes. L’objectif est d’écrire ce dont les familles se souviennent de l’histoire de leur communauté pour illustrer leur propre vision de la situation, récit unique et différent de ce que peuvent percevoir des volontaires venant de l’extérieur. Enregistrer leur parole pour eux et pour les générations futures est une façon d’honorer leur combat pour une bonne vie tout en saisissant l’expérience et la connaissance qu’ils ont acquises.

Pourquoi avoir décidé d’écrire ce livre ?

Alors que nous étions dans la période d’évaluation-programmation en mai 2010 nous avons réalisé qu’après vingt ans d’engagement d’ATD Quart Monde auprès des familles de Saphan Put, nous devions nous concentrer sur la connaissance que nous avions acquise concernant la population pauvre dans le pays. Nous en sommes venus à l’idée d’un projet que nous avons appelé Gestion de la connaissance, signifiant que dans les mois suivants, notre priorité serait d’exprimer notre compréhension de ce que nous avions appris des familles et de la société thaïe.

Le professeur Aporn, une amie de longue date, était très désireuse d’écrire l’évolution de la Fondation des amis d’ATD en Thaïlande, incluant son histoire, le rôle des différents membres et leurs projets. Il lui semblait très important de transmettre cette « histoire » de la Fondation à la nouvelle génération d’amis et de membres. Alain Souchard, volontaire permanent, a écrit au sujet des liens entre ATD Quart Monde et les travailleurs sociaux en Thaïlande et ce que nous avions appris des diverses collaborations. La première partie concerne ce que nous avons appris des interviews avec les familles.

C’était un très bon moment pour évaluer avec les familles de cette façon : à la fin nous pourrions leur rendre quelque chose. Pensant à l’évaluation, nous ne pensions pas seulement à la présence du Mouvement dans la communauté pour évaluer nos activités, relevant ce qui devait être amélioré, ce qui ne fonctionnait pas, etc. En réalité, nous avions besoin d’entendre comment les familles recevaient notre présence et nos activités et aussi ce qu’elles comprenaient concernant les différents aspects de leur propre vie (par exemple : pourquoi avaient-elles choisi de quitter leur province et de vivre dans le bidonville ?), leur vie quotidienne, leur façon de vivre, les événements et les changements qui se produisaient dans leur communauté.

Nous avons réalisé combien il était important pour elles d’écrire quelque chose ensemble et de pouvoir compiler cette « histoire».

Le procédé

Nous avons préparé des questionnaires pour chaque rencontre. Nous avons rencontré les adultes un à un. À partir de ce qu’ils nous avaient partagé dans chaque interview, nous notions tout, et retournions les voir pour vérifier si c’était bien ce qu’ils voulaient dire. Les interviews étaient en thaï, la langue locale.

Ils acceptaient d’être enregistrés mais pouvaient demander que l’on arrête l’enregistrement à certains moments.

Nous avons tout transcrit et traduit en anglais. Ensuite nous retournions vers les familles pour clarifier certains aspects. Lorsqu’ils étaient embrouillés au sujet d’événements ou de personnes, nous lisions des rapports d’activité d’anciens volontaires. Cela aidait à trouver le contexte et guidait les familles pour se souvenir du passé.

En plus de revoir les écrits des anciens volontaires, nous devions aussi revoir les milliers de photos des archives. Grâce aux volontaires qui nous ont aidés à retrouver des photos spécifiques, nous avons pu en faire une bonne sélection. Nous montrions des photos aux familles et leur demandions de les décrire. À plusieurs reprises elles réalisèrent qu’elles avaient fait des confusions sur les événements et les personnes ; avec les photos elles pouvaient corriger les faits et le contexte. Chaque rencontre avec les familles devint de plus en plus intéressante ; le temps passant, il était très impressionnant de constater comment chaque événement dans la communauté avait été significatif dans leur vie.

Un « souvenir mémorable »

Ce livre Notre communauté devint un « souvenir mémorable » pour les familles.

Un premier chapitre retrace le tout début de la communauté. Parmi les principaux événements des années suivantes sont mentionnés la construction d’un premier centre communautaire dirigé par un vénérable moine thaï, les expulsions et la menace d’incendies permanents, le grand incendie en avril 1997. Plusieurs chapitres sont consacrés aux conditions de vie actuelles des familles dans la communauté : gagner sa vie dans la communauté, les soins de santé, l'accès à l'eau et à l'électricité. On apprend ce qui tient les gens ensemble : leurs forces, le soutien mutuel et leur participation à ATD Quart Monde (les bibliothèques de rue, l’accompagnement, les sorties, le 17 octobre, la construction du deuxième centre communautaire et les activités récentes pour la réalisation de ce livre).

Faire connaître la réalité de la vie

L’explication des familles au sujet de leurs propres expériences est un puissant moyen pour faire connaître à la société la réalité de la vie dans le bidonville. Nous pouvons dire que ce procédé d’écriture nous a aidés à approfondir notre propre connaissance et compréhension et nous a également soutenus dans notre évaluation, nous permettant de réfléchir comment ATD Quart Monde pouvait continuer sa présence à Saphan Put.

Il y a quelques années, nous avons participé avec les jeunes au Projet à première vue (projet de photographies pour le développement en collaboration avec des volontaires de l’UNESCO).

Nous avons demandé à un groupe d’adolescents et d’enfants de prendre une photo dans leur communauté, qui exprime une partie de leur culture, de leurs traditions et croyances, et d’écrire une courte légende pour l’expliquer. Un adolescent a pris la photo d’une plante en pot et a écrit :

« Comme frères et sœurs, les plantes ont de l’amour les unes pour les autres C’est quelque chose à admirer. Toutefois, qu’en est-il de nous ? »

Écrire est un moyen puissant d’éveiller et de conserver les souvenirs. Si nous n’avions pas été présents dans leur vie, comment aurions-nous pu comprendre leurs combats quotidiens, leur façon de vivre et leurs pensées ?

Nous n’aurions jamais su le dénouement ni la valeur de chaque événement pour eux.

Une clé de réconciliation

Ce qui a rendu ce livre spécial ne fut pas seulement l’implication et la participation des familles ; à la fin, cela devint aussi une clé de réconciliation entre nous. Nous avons offert une copie du livre à chacune des familles et cela devint un moyen d’échange et de discussion entre elles.

Nous avons mis toutes les photos du livre dans un grand cadre et avons fait une exposition permanente dans le centre communautaire, un endroit que les familles fréquentent souvent. Certaines pouvaient difficilement imaginer à quoi ressemblait le bidonville il y vingt ans.

Quand nous avons offert le livre aux familles, une grand-mère a dit :

« J’ai maintenant quelque chose à offrir à ma petite-fille. C’est l’histoire de notre vie dans cet endroit ».

Extrait du livre Notre communauté

Début de la communauté

Une grand-maman nous décrit les nombreux déménagements de son enfance. Jusqu’à l’âge de neuf ans, elle a grandi au sein de sa famille dans un bidonville du quartier de Din Daeng. Puis il y a eu l’expulsion des familles de ce bidonville avec une petite compensation financière.

La famille est alors partie dans le quartier de Lad Prao et a reconstruit son abri avec des planches récupérées de son ancienne maison ainsi que d’autres matériaux trouvés dans les environs. Mais pour s’installer sur ce terrain, la maman devait payer des acomptes répartis sur une période de vingt ans environ.

Après quelques temps, elle n’a malheureusement plus pu payer les acomptes, les membres de la famille se sont dispersés en divers lieux.

Dès lors, explique la grand-maman, ils ont dû déménager très souvent parce que leur maison n’était jamais enregistrée (squat). En fait, elle a le souvenir de n’avoir jamais eu un lieu permanent avec sa famille.

Elle est arrivée ici en 1985 avec son mari et deux enfants. Il n’y avait rien sur ce terrain, sinon des débris d’anciens abris précaires, de hautes herbes et des ordures. Tous les membres de la famille ont uni leurs efforts pour dégager une place qui leur permettrait d’installer leur maison. Ils emmenaient tous les détritus de nuit près d’un marché, parce qu’ils n’avaient pas le droit de faire cela durant la journée.

Deux ou trois familles sont également arrivées à la même époque. Elles ne se connaissaient pas entre elles. Elles sont venues dans ce lieu proche du grand marché aux fleurs et du Memorial Bridge, endroits où elles pouvaient espérer trouver du travail.

Petit à petit, le nombre des habitants a augmenté. Les premiers ont construit de petites maisons, et par la suite, d’autres sont arrivés et ont pu louer ces maisons.

« Quatre ou cinq ans plus tard, le terrain était de plus en plus occupé. C’était comme un labyrinthe. Les maisons s’alignaient les unes à côté des autres. Il y avait 400 à 500 familles, mais au moins un millier de maisons ! Il y avait sept à huit personnes par abri. On pouvait vraiment dire que c’était un bidonville au milieu de la capitale. Les habitants de Bangkok ignoraient tout de ce lieu. La plupart des gens ne connaissaient que le grand bidonville de Khlong Toey (un des premiers bidonvilles reconnu comme tel). »

Bien que la vie dans le bidonville comporte beaucoup d’imprévus, les habitants du lieu qui y ont vécu le plus longtemps expriment clairement leur attachement à la communauté. Ils ont trouvé là une sorte de refuge pour leur famille, dans cet endroit qu’ils avaient trouvé complètement abandonné au début : « Je me sens chez moi dans cet environnement parce que nous nous aidons les uns les autres. Je me sens chez moi, avec ma famille et avec mes voisins ; il y a plein d’enfants. J’aimerais que l’on puisse encore renforcer cette solidarité. »

1 Une version électronique du livre est disponible en anglais et en thaï. Écrire à la Rédaction dans : www.revuequartmonde.org pour obtenir un lien

1 Une version électronique du livre est disponible en anglais et en thaï. Écrire à la Rédaction dans : www.revuequartmonde.org pour obtenir un lien permettant de le télécharger.

Marjorie Orcullo

Originaire des Philippines, Marjorie Orcullo est volontaire permanente d’ATD Quart Monde depuis 2004. De 2008 à 2011 elle a fait partie de l’équipe de Thaïlande. Elle travaille actuellement à Genève au secrétariat international de Tapori, branche enfance du Mouvement

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