La tomate noire d’Italie

Mathilde Auvillain

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Mathilde Auvillain, « La tomate noire d’Italie », Revue Quart Monde [Online], 233 | 2015/1, Online since 05 September 2015, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6092

L’exploitation des travailleurs migrants dans le sud de l’Italie s’apparente à une forme d’esclavage moderne. Ceux que l’on appelle les « invisibles des campagnes de récolte »  sont des milliers du nord au sud du pays. Ils contribuent dans l’ombre à la prospérité du secteur agricole italien en Europe et dans le monde.

Index de mots-clés

Droits humains, Migrations, Esclavage

Index géographique

Italie

À la sortie de l’autoroute de Foggia, au milieu des prairies jaunes de la plaine de la Capitana, cette région agricole au nord des Pouilles, entre les côtes de la mer Adriatique et les collines du Gargano, au bout d’un chemin de terre défoncé,  Gran Ghetto, c’est le nom qu’ont donné les saisonniers africains à un bidonville, véritable petite ville, organisée en baraquements, autour de quelques maisons abandonnées. Les « habitations » sont faites de carton, de bois de récupération, de ficelle et de corde. Au plus fort de la saison de récolte des tomates, entre huit cents et mille personnes y vivent, essentiellement des immigrés originaires d’Afrique de l’Ouest. À l’intérieur des baraques, l’aménagement est sommaire : des matelas défoncés sont posés à même la terre battue, quelques couvertures trainent dans la poussière, des vêtements propres sont suspendus à des fils de plastique.

Abdou fait la sieste, il revient tout juste d’une dure journée de travail. Les autres, Mady, Bamba, Ousmane, vont  se laver avant de « sortir ». Bimarlo, lui, aide la tenancière nigériane d’un « restaurant » à tuer une chèvre, au milieu des ordures, sous le regard affamé des chiens errants. Le sang de la bête morte se mêle aux écoulements d’eaux usées venant des « douches ». Installés juste derrière les baraques, les sanitaires se résument à quatre parois de plastique ou de toile tendue sur des piquets. A Gran Ghetto, il n’y a ni eau courante, ni électricité. Juste un seau en plastique qu’il faut aller remplir la citerne. Quelques générateurs ronronnent derrière les « maisons » des habitants les plus aisés, qui font payer cinquante centimes à celui qui vient recharger la batterie de son téléphone portable. Le camp est construit autour de plusieurs casolari, des maisons en dur, héritées de la réforme agraire, abandonnées par leurs propriétaires. Elles sont souvent squattées ou gérées par les capi neri, les « caporaux noirs », intermédiaires entre les travailleurs africains et les « caporaux blancs » qui gèrent le travail dans les champs, lien entre l’agriculteur et l’industrie de transformation.

La tomate italienne

Commercialisées en Italie et dans le monde entier, notamment en Europe, mais aussi en Afrique dans les pays d’origine de la plupart des saisonniers, deux cent mille tonnes de tomates sont récoltées chaque année dans le nord des Pouilles, puis transformées. L’agro-industrie de la tomate affiche un chiffre d’affaires de trois cents millions d’euros par an. Les saisonniers africains sont, eux, payés trois euros cinquante par caisson rempli - une caisse contient environ trois cents kilos de tomates - selon le prix qui aura été négocié par le « caporal », qui encaisse, lui, une large commission sur la récolte. Sur « commande » du « caporal blanc », le « caporal noir » - qui s’est forgé un réseau au fil des années - organise la formation des équipes de travail en fonction de ses connaissances, des capacités de travail estimées de chacun des hommes qui se sont présentés à lui. En une journée de dix heures de travail, un homme robuste et entraîné peut remplir six à sept caissons maximum. Les saisonniers gagnent donc en moyenne entre vingt et vingt-cinq euros par jour, dont ils doivent déduire ensuite cinq euros pour le transport, trois euros cinquante pour un sandwich le soir, un euro cinquante  pour une bouteille d’eau et vingt euros par mois pour la location du matelas dans une baraque. « À midi, les hommes ne s’arrêtent pas pour manger. Une fois de temps en temps, s’ils ont trop faim, ils vont croquer dans une tomate » explique une jeune volontaire italienne qui a plusieurs fois accompagné en cachette les saisonniers dans les champs. « Quand le capo arrive dans le champ, les travailleurs doivent se mettre au garde à vous et le saluer. Parfois, il hurle ‘Je n’ai rien entendu !’ et les force à répéter plus fort ‘Bonjour, chef !’ » poursuit la jeune femme.

Tout incroyable qu’elle puisse paraître, cette situation n’est pas singulière en Italie. Selon l’ISTAT, l’Institut italien de la statistique, 43% des personnes travaillant dans le secteur agricole ne sont pas déclarées, soit quatre cent mille personnes dont « un quart, essentiellement des étrangers, sont exploités, victimes de chantage et contraints de travailler dans des conditions indignes ». Le syndicat agricole Flai CGIL estime que chaque année l’État perd quatre cent vingt millions d’euros de taxes sur ce travail non déclaré. « Sans compter que l’absence de tutelle des travailleurs, qui sont payés moitié moins que la moyenne légale, enrichit la criminalité organisée » ajoute le syndicat dans un communiqué. Les caporaux sont en effet souvent liés de près ou de loin aux mafias qui gangrènent le sud du pays, notamment la camorra napolitaine et la n’drangheta calabraise.

Gran Ghetto n’est pas le seul campement de la sorte et les travailleurs migrants exploités ne sont pas seulement d’origine africaine. De véritables trafics de main-d’œuvre sont également organisés notamment depuis la Bulgarie et la Roumanie au gré des saisons et des récoltes. Dans un des « ghettos » de travailleurs bulgares non loin de Gran Ghetto, là non plus, ni eau courante, ni électricité. Les enfants jouent dans la boue et sur les tas de déchets à moitié brûlés. « Prenez des photos, racontez cela ! » lance un syndicaliste de la CGIL lors d’une ronde hebdomadaire. Le magazine italien L’Espresso a récemment révélé les conditions dramatiques dans lesquelles vivent les saisonniers roumains à Santa Croce Camerina, dans la province de Raguse en Sicile. S’appuyant sur le travail de la chercheuse Alessandra Sciurba, de l’université de Palerme, L’Espresso dénonçait le chantage et les violences sexuelles auxquels sont soumises les femmes roumaines travaillant dans les serres siciliennes.

Un premier procès

« Toute la filière de la récolte des fruits et légumes dans le sud de l’Italie est basée sur l’exploitation des travailleurs étrangers» s’insurge Yvan Sagnet, syndicaliste à la FLAI-CGIL. « Soit ces personnes travaillent au noir, sans contrat, soit elles ont un contrat mais sont sous payées. C’est donc toute la filière qui tient grâce à l’exploitation de la main- d’œuvre ». Yvan Sagnet sait précisément de quoi il parle, puisque c’est lui, jeune étudiant camerounais, qui organisa la première grève des travailleurs migrants dans les champs de pastèques et de tomates du sud des Pouilles. Choqué par les conditions de vie et de travail qu’il n’avait vues nulle part ailleurs, « pas même en Afrique », Yvan Sagnet parvint, au mois d’août 2011, à convaincre ses camarades d’infortune de croiser les bras pendant deux semaines. Le jour où les fruits et légumes commencèrent à pourrir sur pied, les caporaux finirent par faire profil bas et accédèrent aux demandes des travailleurs en augmentant un peu leur paye. Suite à cette éclatante grève des braccianti - les travailleurs saisonniers - le délit de caporalato fut introduit dans la loi italienne, rendant passible de cinq à huit ans de prison et d’une amende de mille à deux mille euros toute personne reconnue responsable de l’exploitation de travailleurs.

Il y a un peu plus d’un mois, Yvan Sagnet a témoigné à visage découvert dans la salle bunker du tribunal de Lecce, pour le premier procès contre l’exploitation des migrants dans le secteur agricole. Les audiences de ce procès contre le caporalato et la « réduction en esclavage » des travailleurs migrants ont lieu dans cette salle où se déroulent d’ordinaire les procès anti-mafia. Le décor est suggestif et imposant, même si les « cages » prévues pour les dangereux criminels restent vides, tandis que les témoins se succèdent à la tribune. Les neuf entrepreneurs et sept « caporaux » qui comparaissent devant les juges, ont été cités en justice par treize travailleurs d’origines ghanéenne, camerounaise et tunisienne. Pour la première fois, une procédure judiciaire remonte la filière des responsabilités de l’exploitation de la main-d’œuvre, du « caporal noir » à l’entrepreneur agricole italien. Si après des années de silence complice des autorités, un tel procès a enfin pu être ouvert, c’est grâce à la détermination de la procureure du tribunal de Lecce, Elsa Valeria Mignone. « Les migrants viennent en Italie suivant les indications données par les trafiquants. Ils voient l’Italie comme le lieu où réaliser leur rêve, celui d’avoir un travail régulier en Europe et évidemment ceux qui les reçoivent savent qu’ils sont dans une situation de vulnérabilité » raconte la magistrate. C’est justement pour cette raison que dans l’acte d’accusation figure la « réduction en esclavage » des travailleurs, et pas seulement l’association criminelle. « En fonction de la saison à laquelle ces personnes débarquent, on les envoie là où il y a besoin de main-d’œuvre : en Calabre, en Basilicate, dans les Pouilles. On les emmène dans les champs, au milieu de nulle part. On les laisse travailler dès les premières heures du jour jusqu'à 17-18h, et dans certains cas jusqu’à minuit ! ‘Jusqu’à éreintement’, c’est le terme utilisé explicitement dans les écoutes téléphoniques par les employeurs. L’un d’eux dit à l’autre : ‘Une fois qu’ils seront éreintés, on les remplacera par une équipe fraîche’. Ce n’est pas l’esclavage de l’époque des chaines, mais ces hommes sont comme des animaux que l’on déplace ici et là, où il y a besoin de bras. Ils n’ont aucune garantie et aucune possibilité de se rebeller ». Elsa Vignone est un des seuls magistrats d’Italie à s’être attaquée à un système qui perdure depuis des décennies dans le sud de l’Italie, non sans rencontrer de grandes difficultés, dues à « l’invisibilité » des parties civiles ; les migrants eux-mêmes, qui n’ayant pas de permis de séjour, refusent souvent de porter plainte contre ceux qui les exploitent. Les entrepreneurs sont en revanche souvent protégés par un réseau d’amitiés et de connaissances politiques locales. « Ceux qui gèrent la filière, les employeurs sont soit eux-mêmes impliqués en politique, soit ils la conditionnent. La culture de l’impunité vient de là ; ceux qui enfreignent la loi et exploitent les migrants ne sont jamais rappelés à l’ordre, parce qu’ils gèrent ce pouvoir économique qui leur permet d’exercer des pressions sur la politique » rappelle Yvan Sagnet.

Une vulnérabilité certaine

La chaîne de responsabilité est si longue et si fractionnée que les autorités préfèrent souvent feindre de ne pas savoir. L’absence de papiers, de contrats et donc de protection sociale rend les migrants vulnérables à toutes formes de pressions. « J’ai été à Rosarno. Le travail était très dur et ils ne te payent pas tout de suite. Ensuite, ils te font peur, ils tirent des coups de carabine pas loin de là où on vit. Comme on n’a pas de papiers, comme on est dans l’illégalité, on a toujours peur. Et surtout on ne fait confiance à personne. Moi j’ai eu la frousse. J’ai fini par partir, sans jamais toucher ma paye pour quinze jours de travail » raconte Cléo, d’origine burkinabé.

Rien d’étonnant à ce qu’en 2010 ait explosé une véritable révolte dans cette petite ville de Calabre. La dynamique est semblable : des migrants se rendant au travail dans les champs essuient des tirs de carabine. L’un d’eux est blessé. Ses camarades inquiets décident alors de descendre dans les rues, pour protester contre ces agressions injustifiées. S’en suivront plusieurs jours de violences, violemment réprimées par les forces de l’ordre. «  On ne pouvait pas les laisser nous tirer dessus comme des lapins » s’insurge Mamadou quand il parle des événements. Les médias, les autorités locales et nationales se sont empressés de rejeter la faute sur la criminalité organisée, certes sans doute pas étrangère à ces trafics d’êtres humains, mais plutôt que d’être considérés comme des victimes d’exploitation, les migrants ont été criminalisés : sans papiers ils ne pouvaient être que des « clandestins » à l’origine des troubles.

En rentrant du travail, le soir sous sa tente bleue, Babacar écrit des poésies. Ibrahim Diabaté aussi. Parmi ces milliers d’immigrés africains qui travaillent dans les champs italiens, beaucoup sont diplômés, formés à d’autres métiers. « Quand je suis venu en Italie, je ne pensais pas que j’allais travailler dans l’agriculture, je pensais que j’allais trouver un bon travail. Mais arrivé ici, j’ai découvert que c’était la crise, qu’il n’y avait pas de travail dans les usines. C’est comme ça que je me suis retrouvé là » raconte Issouf, originaire du Burkina Faso. « Aujourd’hui, l’esclavage ce ne sont plus les chaines que l’on mettait aux pieds de nos ancêtres. Mais ces chaines ont été remplacées par le permis de séjour, les papiers. C’est une forme d’esclavage moderne. Tout le monde le sait, les autorités italiennes le savent, mais elles ne font rien » raconte Suleiman. Au pays, il étudiait la sociologie. « Je voudrais qu’on arrête de penser à l’Europe comme à un Eldorado ; regardez dans quelles conditions je vis ! » s’insurge de son côté Ibrahim, qui assure vouloir rentrer vivre en Côte d’Ivoire, où il valorisera toutes les connaissances agricoles, sociales, commerciales qu’il aura apprises en Europe, au détriment de sa santé et souvent de sa dignité. Mais pour cela, encore faudrait-il qu’il puisse prendre un billet retour. Contradiction d’un monde globalisé où une boite de concentré de tomate italien circule plus facilement que les hommes et les femmes en quête d’un avenir meilleur.

1 Co-auteure avec Stefano Liberti de l’enquête multimédia « La Tomate Noire d’Italie » (The Dark Side of the Italian Tomato) publiée en quatre langues
1 Co-auteure avec Stefano Liberti de l’enquête multimédia « La Tomate Noire d’Italie » (The Dark Side of the Italian Tomato) publiée en quatre langues sur les sites internet d’Al Jazeera English, Radio France Internationale, Internazionale et El Pais. Voir site : http://webdoc.rfi.fr/dark_side_tomato/

Mathilde Auvillain

Journaliste1, Mathilde Auvillain est correspondante de BFMTV, Radio France, Ouest France et d’autres médias français à Rome. Elle a également été journaliste à la rédaction française de Radio Vatican de 2006 à 2012.

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