Une résistance payée très cher

Isabelle Pypaert Perrin

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Isabelle Pypaert Perrin, « Une résistance payée très cher », Revue Quart Monde [En ligne], 233 | 2015/1, mis en ligne le 05 septembre 2015, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6102

En avril 2013, la Confédération helvétique a présenté des excuses pour avoir accepté durant des décennies que des enfants de familles pauvres soient placés par les autorités dans des fermes pour y travailler sans relâche, souvent maltraités, sans soins ni affection1. Nelly Schenker, dont le livre est sorti en décembre dernier2, raconte son enfance perdue, son corps et son âme fracassés à dix ans par la violence du mépris. Elle écrit sa longue marche vers la liberté qu’on lui a volée : petite fille, elle s’enfuyait de l’orphelinat, marchait des heures pour retrouver sa mère et réclamer d’aller à l’école. Jeune femme, elle fuguait la nuit pour chercher du travail et un logement. Plus tard, pour soustraire ses enfants au regard des services sociaux et protéger sa famille, elle a vécu sous la tente, à la lisière d'une forêt. Elle tenait tête, dans une solitude absolue. Ces gestes de résistance, on les lui faisait payer cher. Aujourd’hui, Nelly Schenker tient toujours tête : pour que les enfants d’une voisine aillent à l’école malgré les soucis, pour que Thierry qui est dans la rue reste un homme aux yeux de tous, pour que nous sachions nous lier à ceux dont la vie est la plus difficile. Son livre me fait penser à celui de Jean-Robert Cadet qui témoignait en 1998 de son enfance piétinée en Haïti3. Là, l’extrême dénuement accule des familles à confier leurs enfants à une autre famille, parfois à peine moins pauvre. Les parents espèrent que la vie de leur enfant sera meilleure et qu’en contrepartie de son travail, il pourra aller à l’école. À l’adolescence, les plus chanceux arriveront parfois à s’inscrire à un cours du soir mais après une journée de travail éreintant et de brimades, il faut une volonté de fer pour réussir à tirer profit d’un enseignement dispensé souvent avec peu de moyens. Privés de liberté et d’avenir, certains de ces enfants fuguent et se retrouvent dans la rue, tout aussi exposés à la maltraitance, aux abus, à l’exploitation.

Nelly Schenker ne cesse de répéter : « Ce que nous voulons, ce n’est pas le procès du placement, c’est celui de la misère ! » Cette misère qui empêche d’avoir prise sur sa propre vie, de pouvoir vivre en famille et protéger les siens comme on le veut, qui fait qu’on est regardé comme si on ne valait rien, écrasé, humilié sans pouvoir porter plainte et obtenir justice, obligé de travailler dans des conditions où l’on risque sa vie, où l’on ruine sa santé. L’économie mondiale s’adosse sans beaucoup d’états d’âme à ces réalités, acceptant que des personnes de tous âges soient forcées à travailler dans des conditions de danger, d’humiliation, de fatigue extrême, ou alors déclarées inutiles et condamnées à l'assistance. Au cœur de toutes ces injustices, des personnes, comme Nelly, luttent inlassablement. Le moteur de leur combat, c’est leur quête de liberté, de reconnaissance, de dignité pour elles-mêmes et pour tout le monde. Prendre cette recherche au sérieux et en faire le moteur de notre marche commune nous mènera loin !

1 Voir l’article de Gérald Schmutz dans RQM n° 232, page 33.
2 Es langs, langs Warteli für es goldigs Nüteli, Nelly Schenker, Éd. Gesowip.
3  Restavec, Jean-Robert Cadet, Éd. du Seuil.
1 Voir l’article de Gérald Schmutz dans RQM n° 232, page 33.
2 Es langs, langs Warteli für es goldigs Nüteli, Nelly Schenker, Éd. Gesowip.
3  Restavec, Jean-Robert Cadet, Éd. du Seuil.

Isabelle Pypaert Perrin

Déléguée générale du Mouvement international ATD Quart Monde.

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