Naissance d’un homme

Georges-Paul Cuny

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Georges-Paul Cuny, « Naissance d’un homme », Revue Quart Monde [En ligne], 233 | 2015/1, mis en ligne le 05 septembre 2015, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6114

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Joseph Wresinski

L'homme qui déclara la guerre à la misère, pp. 15-18)

Peu de vies ont un caractère de nécessité aussi impérieux que celle de Joseph Wresinski. Cette nécessité le requerra tout entier. Rebelle à la fatalité du destin, il fera de sa vie un antidestin permanent.

Le 14 juillet 1956, il entre au bidonville de Noisy-le-Grand. Ce sera son « jour de feu ». Pascal jadis avait eu sa « nuit de feu ». Joseph a alors trente-neuf ans, il est curé de Dhuizel, un petit village de l’Aisne, proche de Soissons. Un prêtre étrange, décalé : ses confrères ne s’y trompent pas, ne se font pas à ce marginal hanté de retrouver les plus pauvres. Son obsession, dit-on, depuis le jour où il est devenu prêtre. En fait depuis toujours : il a vécu la misère dans son enfance.

Conscient du mal-être grandissant de son curé au sein du clergé, comme de la gêne de certains paroissiens influents - « Il faut nous en débarrasser » -, son évêque, à court d’idées, lui propose de « faire un tour » au camp des sans-logis de Noisy-le-Grand, créé par l’abbé Pierre en 1954 : « Puisque tu cherches des très pauvres, comme je ne t’en trouve pas dans l’Aisne, va voir le camp de Noisy… des prêtres y sont allés, aucun n’a pu rester ». Cent vingt kilomètres séparent Dhuizel de Noisy. Joseph, pour s’y rendre, pourrait prendre sa 2CV. C’est ce qu’il ne fera pas. Ces kilomètres, il les fera à pied, en clochard, et en trois jours.

 Il enlève sa soutane, quitte sa paroisse à la belle. Seul. Pourquoi ? Ce n’est pas rien de se dépouiller de son identité. Est-il en soif de solitude ? Ou déjà en recherche, au nerf de sa hantise, d’itinérants d’infini et de sans-le-sou ? Que pressent-il ? Où se rend-on, à pied, dans une longue marche, sinon en pèlerinage, Chartres, Compostelle… Mais là où il se rend, nulle cathédrale, nulle relique, nulle procession ou chœur : la cathédrale de Joseph est un camp de misère. Ses nefs, ses chapelles et ses orgues, ses colonnes et ses vitraux, c’est dans le cœur et le regard des très pauvres qu’il va les chercher. C’est en vagabond qu’il veut retrouver Jésus-Christ.

 Au cours de son itinérance, il va croiser des clochards, il va dormir à la belle avec eux, manger avec eux de cette vache enragée qui tient mal au corps, il va parcourir routes et sentiers, user ses talons aux silex des chemins, traverser bois et rivières, toujours en leur compagnie. Mais il ne se fera pas reconnaître : trois jours d’anonymat sans faille. S’était-il si longtemps perdu de vue qu’il n’était personne ? Tandis qu’il progressait avec ces errants, il s’est entendu conseiller, aux frimas de la poisse, clin d’œil complice, de passer par la cure de Dhuizel, « où gîte, entend-il, un curé un peu poire, un brave type qui se fait défourailler par le premier qui passe et l’attendrit, là tu trouves casbah et croustaille… pour rien, rien que pour des prunes ».

Quand Joseph Wresinski arrive au camp de Noisy-le-Grand, il a souffert, retrouvé la faim, trois jours de jeûne pour remonter vers ses racines, retrouver la sève de ses épreuves. Au bord du plateau qui descend doucement vers la terre où gît le camp, son regard parcourt la pente. Il n’en finit pas de se gorger de la vision qui lui apparaît. Soutane encore repliée, c’est un homme nu, épuisé de marche et de chaleur qui parvient au terme de son pèlerinage, à la source de son enfance : le soleil est à son zénith, Joseph à la charnière de sa vie. Il tousse, gorge assaillie de poussières. Il plisse les paupières. Le soleil dresse autour de sa silhouette un cône de lumière. Il avale sa salive avec peine : cent vingt kilomètres de ce voyage ont cartonné langue et palais. Le cône de lumière qui l'enflamme s'est élargi au magma d'en dessous qui monte vers lui : des successions de tonneaux tronqués, énigmatiques, écrasés de soleil, ployant sous la misère que cannellent les tôles consumées.

« C'est là ? »

Mais qui lui répondrait ? Nul ne peut l'entendre. Ses yeux embrasés s'imprègnent de la vision qui vibre sous la touffeur. Il ne peut croire ce qui lui apparaît : « Tout corps traîne son ombre et tout esprit son doute », avait averti Hugo dans Les Voix intérieures. Que discerne Joseph au-delà de ce qu’il voit ? Il ferme les yeux sur ce qui l’accable, l’alignement des baraques et de leurs terrains vagues… ne manquent que barbelés et miradors. Le « berger d’Israël » avait conduit un autre Joseph au désert « comme un troupeau », dit un psaume. Mais aujourd’hui, par qui Joseph Wresinski est-il conduit ? Il jette son regard vers l’ensemble lunaire, il baisse la tête, avant de progresser sur l'allée poudreuse. Les souvenirs se réveillent. La misère, disparue, revient dans sa vie. Ces trois jours de solitude vont prendre fin : avant d’entrer dans le camp, il a réendossé sa soutane.

Sur ces trois jours il ne dira jamais rien. Des années après, son assistante, Gabrielle Erpicum, trouvera un papier déchiré sur lequel sont griffonnés cinq noms. « Père Joseph, c’est qui ces noms ? » Il lui prendra le papier écorné des mains, elle verra son regard se pencher sur son écriture, elle l’entendra soupirer avant d’avouer : « C’était quand j’étais clochard… »

Que cache son silence sur ce quand j’étais clochard ? Il n’en parlera jamais plus, fermant la pierre sur la crypte de ses souvenirs. Mais l’expérience fut signifiante. Il y vécut sa nuit de Jacob, son corps à corps avec l’Ange. Enfouissement d’une vie qui meurt pour renaître. « Il te faut naître selon l’esprit », dit le Christ à Nicodème. Mais il n’est pas besoin du Christ pour avoir cette intuition de la naissance à vivre. « Naître » n’a rien de facultatif : « Il te faut… » La naissance intimée en obligation : tout recommencer, tout repenser. Le père Joseph n’était pas seulement parti de Dhuizel à Noisy pour retrouver la misère, il était parti pour naître. Durant ces trois jours, Jonas en sa baleine, il est entré dans le sein de la misère et le sein de la misère, lorsqu’il pénétrerait dans le camp, allait engendrer Joseph Wresinski.

Georges-Paul Cuny

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