Enfants, misère et cinéma

Serge Goriely

p. 9-13

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Serge Goriely, « Enfants, misère et cinéma », Revue Quart Monde, 234 | 2015/2, 9-13.

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Serge Goriely, « Enfants, misère et cinéma », Revue Quart Monde [En ligne], 234 | 2015/2, mis en ligne le 01 décembre 2015, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6165

À travers l’histoire du cinéma, du documentaire à la fiction, l’auteur cerne le rôle des enfants dans la représentation et la dénonciation de la misère.

Depuis quelques années, les médias portent une attention accrue sur une réalité qui a été longtemps sous-estimée : la pauvreté infantile. L’on découvre ainsi qu’un enfant sur deux à travers le monde vit dans la pauvreté - ce qui correspondrait à environ un milliard d’enfants1 - et que cette situation est loin d’être réservée aux pays en développement. Les pays riches sont aussi touchés, à raison d’un enfant pauvre sur quatre. De surcroît, un rapport récent de l’UNICEF2 indique que cette proportion est en hausse.

Le cinéma, au cours de son histoire déjà plus que centenaire, a pris un certain temps pour rendre compte de ce phénomène. Il ne l’a pas pour autant ignoré. Loin de là.

La misère montrée à travers la douleur des enfants

Les premiers documentaires significatifs consacrés aux situations de misère - ceux qui ont été tournés dans les années 1930 -, font apparaître des enfants. Ils n’y ont sans doute pas encore un rôle central, mais ils contribuent beaucoup à rendre le tableau général émouvant et convaincant sur les douleurs vécues et les injustices subies. Dans le fameux Misère au Borinage (Ivens et Storck, 1934), dénonciation militante contre les conditions de vie des mineurs en Belgique, ils sont montrés en famille, affamés et privés d’éducation au point d’être incapable à six ans de réussir, comme dit l’intertitre, « l’épreuve élémentaire consistant à séparer des boutons blancs des boutons noirs ». Plus fort encore, dans Terre sans pain (1932), le portrait implacable que Buñuel fait d’un village reculé et extrêmement pauvre d’Estrémadure, on les verra tremper dans une flaque d’eau un morceau de pain que le maître d’école leur a donné, lequel, dit le commentateur en voix off, « généralement oblige les enfants à le manger en sa présence, de peur qu’aussitôt rentrés chez eux, leurs parents ne le leur enlèvent ».

Le sort des enfants eux-mêmes

Ce n’est que plus tard, dans les années 1970, que les documentaristes ont commencé à se pencher sur la pauvreté infantile comme telle, mais avec une prédilection pour les situations extrêmes, à savoir lorsque les enfants sont privés d’un cadre familial et abandonnés à eux-mêmes. Ainsi, un très grand nombre de reportages ont porté sur le sort des enfants des rues, ceux par exemple de Saïgon (Sad Song of Yellow Skin, Rubbo 1970), Bogota (Gamin, Duran, 1977), Seattle (Streetwise, Bell, 1984), Moscou (The Children of Leningradsky, Celisnski, 2005), Bucarest (Children Underground, Berlzberg, 2001) Bangalore (Kids of the Majestic, Verrechia, 2009) ou de Karachi (These Birds Walk, Mullick et Tariq, 2013). Dans une voie analogue, le réalisateur chinois Wang Bing a proposé un portrait très émouvant de trois sœurs, âgées de quatre, six et dix ans, qui sont amenées à devoir survivre par leurs seuls moyens, non dans une ville, mais dans un village de montagne (Les Trois sœurs du Yunnan, 2012).

Des exceptions à cette tendance à privilégier les situations dramatiques existent. Récemment, Jezza Neumann s’est intéressé au quotidien de familles « normales » plongées dans la pauvreté, mais à travers l’œil des enfants eux-mêmes. Il en a tiré une série de documentaires pour la BBC qu’il a tournés tant en Grande-Bretagne (Poor Kids, 2012 ; No Place to Call Home, 2015), qu’aux États-Unis (America’s Poor Kids, 2013) et au Zimbabwe (Zimbabwe Forgotten Children, 2014).

De ces récits de vie saisis du réel et souvent très poignants à une représentation fictionnelle, il n’y a qu’un pas que le cinéma a franchi assez tôt.

Du documentaire à la fiction

Là aussi, les cinéastes ont été d’emblée attirés par le thème des enfants des rues, qui, en plus de la possibilité d’une dénonciation sociale, se prête facilement par les histoires fortes qu’il véhicule ou inspire, à des genres cinématographiques très populaires, comme le film policier ou le mélodrame. Effectivement, quel spectateur n’aimerait pas a priori suivre les aventures d’un jeune garçon - fragile par son âge et son manque d’expérience, mais presque toujours noble de cœur - qui se voit injustement projeté dans un monde cruel, le plus souvent criminel et très violent, avec pour seules ressources sa débrouillardise, son courage et sa conscience ?

À partir de là, deux modèles narratifs majeurs se dégagent pour le scénario du film. Le premier est celui du chemin de croix victimaire : l’enfant rejoint d’autres enfants, plus aguerris, voire des adultes, qui abusent de lui et l’entraînent dans une spirale infernale qui se termine dans la mort. Ce peut être la mort de l’enfant, à l’instar de celle de Pedro dans Los Olvidados (1950), le chef-d’œuvre inégalé de Buñuel, dont le cadavre est jeté sur un tas d’ordures, à l’insu de tous, y compris de sa propre mère. Ce peut aussi être la mort d’un autre enfant, mais de la main même du héros, qui, alors, ne pouvant supporter d’être devenu un assassin, sombre dans le désespoir. C’est à titre d’exemple ce qui arrive aux protagonistes de Sciuscià (De Sica, 1946), Pixote (Babenco, 1981), Salaam Bombay (Nair, 1988) ou Sweet Sixteen (Loach, 2002), autant de films qui, avant même une reconnaissance internationale, ont marqué leur public, respectivement italien, brésilien, indien et britannique.

Des scénarios multiples

Cependant, avec les mêmes prémisses, un autre chemin que celui qui mène à la mort est aussi possible. Le modèle archétypal est ici celui d’Oliver Twist3 dont l’histoire a été maintes fois adaptée à l’écran, mais pour lequel les avatars sont nombreux. Ici, l’enfant des rues réussit à l’emporter sur le monde : non seulement il survit sans tuer, mais il trouve l’aisance (parfois même la richesse) et l’affection (familiale ou amoureuse, en fonction de son âge). Un certain nombre de conditions doivent toutefois être remplies : outre le mérite d’être ingénieux, brave et bon pour les autres, le héros devra aussi pouvoir compter sur l’aide d’adultes bienfaiteurs ou de structures accueillantes, ainsi que sur le sacrifice d’un proche. Dans le roman de Dickens, avant d’être adopté par le riche Brownlow, Oliver survit grâce à la jeune prostituée Nancy, qui l’aime d’un amour maternel et meurt pour lui sous les coups de Sikes. Ce développement se retrouve dans un film comme Slumdog Millionaire (Boyle, 2008) où le jeu télévisé, même avec ses chausse-trappes, représente une opportunité pour Jamal de se libérer de sa condition de porteur de thé et de retrouver l’amour de sa vie, mais il ne parvient vraiment à ses fins que grâce à la relative compréhension d’un policier et au sacrifice de son frère.

Enfant-martyr, enfant-assassin, enfant-vainqueur. Ces trois éventualités d’évoluer restent-elles pertinentes si l’on change la situation de départ et si, au lieu d’être condamné à la rue, l’enfant se retrouve en compagnie d’un adulte qui, même pauvre, se sent responsable de lui ? Il semble que non, car d’autres schémas narratifs surgissent dans ce cas, lesquels impliquent une redistribution des rôles dans la dynamique du récit. Le scénario-type le plus fréquent - et probablement aussi le plus emblématique - est celui où l’enfant cède sa position centrale à l’adulte, qui le plus souvent se trouve être le père ou son substitut. Le héros de l’histoire n’est plus un enfant devant survivre seul et sans ressources dans le monde mais un homme en pleine force de l’âge qui sous les yeux de son fils (pour reprendre le cas archétypal) est en lutte avec les multiples difficultés, obstacles, menaces ou tentations que sa situation de pauvre n’a de cesse de mettre sur sa route. Réussira-t-il à trouver du travail, à nourrir son fils, à le loger ? Préfèrera-t-il se perdre dans l’alcool ou la drogue ? Résistera-t-il au désir de se venger par la voie du crime d’une société qui le rejette ? Pour le père, les épreuves seront continues, mais en contraste avec lui, l’enfant ne sera soumis à aucun réel conflit moral. Il restera le dépositaire de l’innocence et de l’amour inconditionnel. Sa fonction sera d’être l’ange gardien de son père. Il pourra avoir une action propre, mais elle ne lui sera pas indispensable. C’est sa présence qui comptera, le rapport qu’il a avec son père, car c’est par lui et grâce à lui que celui-ci pourra montrer que même en situation de pauvreté il n’a pas perdu sa dignité d’homme, voire même qu’il a moralement grandi.

Le père et le fils

Un des films qui illustrent le mieux ce rôle particulier dévolu à l’enfant est le premier long-métrage de Chaplin, Le Kid (1928). Charlot, parfait vagabond solitaire, voit sa vie prendre un tournant radical avec l’adoption forcée d’un nouveau-né. Après des efforts vains pour se débarrasser de lui - il songe même le jeter à l’égout -, on assiste cinq ans plus tard à une série d’épisodes où sa responsabilité de père adoptif comme son amour pour l’enfant s’affirment progressivement et qui culminent dans une opération de libération des services de l’orphelinat aussi touchante que spectaculaire. Quant au happy end - au cours duquel le kid retrouve sa mère qui l’avait abandonné mais qui est devenue riche -, il vient en quelque sorte récompenser le comportement exemplaire de Charlot, car rien n’interdit de penser que, loin d’être exclu de ces retrouvailles, il verra là son rôle de père confirmé et fondera avec la mère retrouvée une véritable famille.

Avec Le Voleur de bicyclette (1948), De Sica met en scène un rapport similaire entre un homme frappé de pauvreté et son fils, mais pour un dénouement inverse. Ici, un père part en compagnie de son fils, Bruno, dans les rues de Rome à la recherche du vélo qui lui a été volé et qui lui était indispensable pour son travail. Ses efforts sont infructueux et à la fin du film, désespéré, il tente en vain de voler lui-même un vélo. Il doit alors subir la honte de son acte, d’autant plus forte que son fils a assisté à la scène. À la déchéance sociale est venue s’ajouter une faute morale. La présence de l’enfant ange gardien aura été ici insuffisante. Le petit Bruno en pleure, mais tout en prenant la main de son père.

Cette représentation particulière de l’enfant pauvre, à la fois comme ange gardien de son père et incarnation de l’innocence dans un monde marqué par la cruauté, l’égoïsme et l’injustice se retrouve sous de multiples formes dans des films plus récents. À la recherche du bonheur (Muccino, 2008) fait du jeune Christopher l’émule du fils dans Le Voleur de bicyclette. Il est le fidèle accompagnateur d’un père4 ex-représentant de commerce devenu SDF, mais à la différence du héros malheureux, réussira au terme d’un parcours ardu et humiliant et grâce à l’encouragement de son fils, à devenir courtier en bourse et par la suite à faire fortune. Ailleurs, la présence de l’enfant apparaît plus discrète, mais elle reste décisive. Dans Raining Stones (1993), Ken Loach met en scène un père extrêmement démuni mais qui concentre tous ses efforts au prix de terribles risques pour réussir à offrir une robe de communion neuve à sa fille, la plupart du temps invisible à l’écran. Situation similaire dans Frozen River (Hunt, 2008), où une mère opte pour faire passer illégalement des immigrés clandestins à la frontière américano-canadienne afin de fournir un logement à ses enfants. Plus radicalement encore, les frères Dardenne montrent avec le comportement du protagoniste de L’Enfant (2005) comment un homme en situation de pauvreté et d’exclusion sociale peut concevoir de vendre son propre fils qui vient de naître. Dans ce type de récit, même à l’état de nouveau-né, un enfant conserve un pouvoir moral, mais celui-ci ne deviendra vraiment effectif qu’une fois transféré sur un autre enfant, plus âgé. Le père irresponsable aura en effet l’occasion de se racheter de son acte en sauvant puis en disculpant Steve, un jeune garçon qu’il a entraîné dans un vol qui a mal tourné.

Le rôle indispensable d’adultes protecteurs

On le voit, comme pour beaucoup de documentaires, le phénomène des enfants pauvres est intégré ici dans le thème plus général de l’homme adulte face à la pauvreté, même si sur le plan scénaristique le rôle de l’enfant, même limité à sa seule présence, peut être déterminant dans les décisions des protagonistes. Quant à tous les films consacrés aux enfants des rues - et donc concentrés sur la pauvreté infantile -, ils mettent aussi en lumière comment l’absence d’une intervention extérieure, menée par des adultes bienfaiteurs, le cas échéant prêts à se sacrifier, rend difficile, voire impossible une résolution heureuse de leur situation. La grande majorité d’entre eux sont donc de fait porteurs d’un message qui non seulement dénonce cette réalité, mais aussi renvoie la société à elle-même et ses propres devoirs : non, les enfants ne sont pas responsables de la pauvreté à laquelle ils sont condamnés et non, seuls ils ne parviendront pas à s’en sortir, à moins de tomber dans le crime. Que quelques-uns de ces films, grâce à la magie du cinéma et au talent de ses artisans, puissent avoir par moment un réel impact en rappelant ces vérités, ne peut certainement que nous réjouir.

1 Voir www.unicef.org.

2 Voir www.unicef.be/wp-content/uploads/2014/10/FR_978-88-6522-028-3_web.pdf

3 On dénombre une douzaine d’adaptations, dont les plus célèbres sont celles de David Lean (1948), Roman Polanski (2005) et Carol Reed (1997, à partir

4 Will Smith interprète ici le père, alors que son propre fils, Jarden, joue Christopher.

1 Voir www.unicef.org.

2 Voir www.unicef.be/wp-content/uploads/2014/10/FR_978-88-6522-028-3_web.pdf

3 On dénombre une douzaine d’adaptations, dont les plus célèbres sont celles de David Lean (1948), Roman Polanski (2005) et Carol Reed (1997, à partir de la comédie musicale Oliver !).

4 Will Smith interprète ici le père, alors que son propre fils, Jarden, joue Christopher.

Serge Goriely

Serge Goriely est docteur en philosophie et lettres. Spécialiste en arts du spectacle, il enseigne à l’Université catholique de Louvain (UCL) l’approche comparée du théâtre et du cinéma. Auteur de nombreuses études, il a publié Le Théâtre de René Kalisky (Peter Lang) et participe activement au groupe de recherche Cinespi (Cinéastes et Spiritualités). Actif également dans la création, il est lui-même auteur dramatique (Realdemokratie, Cave canem, Les Sorciers, Gaudeamus Igitur), scénariste ainsi que cinéaste (L’Ultimatum, L’Escale)

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