Moi, je me voyais comme un curé de pub pour fromage crémeux. Mon ventre sentait l’opulence satisfaite qui plaide pour la gourmandise et tait son ennui, cette sorte de malveillance de l’esprit. Et puis devant moi ce grand abbé Joseph qui du seul regard me foutait une grande paire de taloches.
J’avais beau détester la soutane depuis tout petit, lui, était plus près de Jean Valjean que du surplis sacerdotal. Son cœur battait tambour et sonnait la révolte. Les orgues et la grand-messe, les pater noster et les deo gracias, aussi fastueux et hypocrites que les ors et les discours de la République, étaient si loin et l’église du père Joseph, celle des pauvres gens, celle à laquelle j’aurais tant voulu croire.
Seul, j’étais seul devant cet homme seul et devant les millions de solitudes de la misère dont on fait une communauté générique inéluctable et fatale dans notre monde. Un ghetto, dit-on, un truc dégueulasse qu’on parque autour des villes comme les Juifs au Moyen-âge. Ça chlingue, c’est sale, alors on tourne le dos, moi le premier, et on espère d’autres lois, genre kleenex, pour s’essuyer les larmes de girafe.
Je suis acteur, alors j’ai continué à faire mon travail dans ce décor de bidonville reconstitué, adossé à un couvent de bonnes sœurs et si près des vignobles fastueux du Bordelais1 ; tout fut pourtant différent.
Certes le Pessac excitait mes papilles au-delà du péché de gourmandise mais, nom de Dieu, je buvais à l’homme comme aurait dit Gorki, et laissait mon nombril avec mes chaussettes et mon pantalon dans ma loge. Un petit crucifix de bois pendait au-dessus d’un gros lit court, de campagne. Et puis j’allais là-bas chez les gens, les autres, ces gens-là, ceux du Quart Monde, j’allais jouer avec eux. Contrairement au discours qui simplifie les choses de la vie comme un coup de peinture rafraichit les latrines, je n’allais pas vivre avec eux, mais jouer avec eux et en prendre plein la gueule…, oui plein le ventre et la gueule.
De beaux visages fatigués à vingt ans, un sourire qui garde tout dans les yeux parce que les dents sont mal soignées et les seins tombés, alourdis, affaissés, qui essayent de faire bonne figure dans les petits gilets tricotés. On était loin des nibards qui ne bougent plus, qui font la roue comme des paons empaillés.
Il y avait à chaque seconde, à chaque éternité des secondes, dans ce grand naufrage de la misère, un sourire inatteignable, une décision inaccessible et transcendante de jouer son propre rôle, de mettre en jeu, de mettre en joie la difficulté d’être. Chez eux c’est simple la difficulté d’être : avoir chaud en hiver, être au frais en été, manger et dormir ce qu’il faut et tenter de pouvoir faire respecter son corps et ses enfants. Je ne le savais plus ou si mal. Alors j’ai oublié ma détestation des curés, j’ai sali avec joie ma soutane dans la poussière des camps, au fond j’ai rien foutu !
Le sourire énergique de ma copine qui jouait au rugby et puis de Caroline2 et puis le chef op’ qui se taisait mais qui voyait tout, comme Tabarly dans le grand large, la trop maigre et la si forte, et puis les hommes, les courts et les massifs résignés dans l’honneur. Tous reconstituaient une sorte de grand Dieu mort, auquel ils m’ont fait croire. J’ai rien foutu … ; touché n’est pas joué dit-on, je suis touché et c’est vrai.
Après une projection, une enfant en famille d’accueil réputée difficile, très difficile, une jeune fille si belle, coquette et provocante, en grosses chaussures et tablier de toile sur le tournage, vint me voir. Elle me sourit fort, très fort. Belle, très belle, elle s’était mis un peu de rouge à lèvres, elle me dit : « T’es bien, t’as l’air gentil ». J’étais très ému, elle aussi. Alors brutale, elle change de ton et me dit : « On m’a beaucoup coupée mais je suis jolie non ? ». La vie avait fait coucou et le cinéma retrouvait sa place.