Le prix du film Agir Tous pour la Dignité

Bella Lehmann-Berdugo, Marie-Hélène Dacos-Burgues et Anne de Maissin

p. 33

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Bella Lehmann-Berdugo, Marie-Hélène Dacos-Burgues et Anne de Maissin, « Le prix du film Agir Tous pour la Dignité », Revue Quart Monde, 234 | 2015/2, 33.

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Bella Lehmann-Berdugo, Marie-Hélène Dacos-Burgues et Anne de Maissin, « Le prix du film Agir Tous pour la Dignité », Revue Quart Monde [En ligne], 234 | 2015/2, mis en ligne le 01 décembre 2015, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6190

En vue des Rencontres du Refus de la misère, STOP aux idées fausses sur les pauvres de Mai 2015 à Montreuil (France), le Pôle Mobilisation Communication du Mouvement ATD Quart Monde a décidé pour la première fois de récompenser un long métrage de cinéma ayant su toucher le public par les sentiments, la qualité, l’histoire et ayant réussi à susciter des débats à propos de la grande pauvreté et de la dignité.

De septembre à décembre 2014, les rédactrices des rubriques cinéma à Feuille de route et à la Revue Quart Monde ont effectué un premier tri parmi les films récents en visionnant plus de quarante films1 et en échangeant leurs avis. Pour chacun d’eux, elles se sont posé les questions suivantes : Quelle est la vision du cinéaste sur les pauvres et la pauvreté ? S’agit-il d’un film qui peut favoriser le changement de regard sur la pauvreté ? Comment les paroles des plus pauvres sont-elles transmises ? En quoi la dignité des plus pauvres est-elle mise en évidence ?

Quatre films seront retenus et ce choix sera validé par un petit comité2. La qualité formelle et cinématographique du film n’a pas été un critère prioritaire. Ces quatre films sont : Philomena de Stephen Frears (VF), Les chardons bleus de Bielka Mijoin-Némirovski, Au bord du monde de Claus Drexel, et Spartacus et Cassandra d’Ioanis Nuguet.

Un jury composé de personnes aux origines sociales différentes

Certains membres du Mouvement ATD Quart Monde ont un vécu de pauvreté, certains ne sont pas nés en milieu de pauvreté mais ont choisi de vivre la fraternité au quotidien avec les plus pauvres de leur ville, de leur pays ou du monde, d’autres sont en recherche de sens à donner à leur vie. Tel sera constitué le jury, dans cette diversité. Pour tous, vivre une expérience originale en groupe, juger d’une œuvre d’art, en discuter avec d’autres, affiner son point de vue pour communiquer sur un film est donc une opportunité qui a fait sens. Dès l’origine, le jury était composé de deux groupes localisés en deux villes différentes et fonctionnant de façon indépendante. Un groupe de douze personnes vivant dans la région PACA, autour de Marseille, l’autre de douze personnes en région parisienne. Chaque membre du jury a vu, en groupe, les quatre films. Une ultime séance par conférence téléphonique présidée par Cyprien Vial3, jeune réalisateur d’un premier long métrage, a réuni les membres des deux jurys locaux. Chacun des groupes a été animé par une méthode originale. Chaque personne a hiérarchisé les quatre films à sa manière, en leur attribuant une note de 1 à 5, puis chacun des groupes a fait de même collectivement. Les deux groupes ont abouti sensiblement au même résultat. À Marseille Spartacus et Cassandra et Au bord du Monde avaient obtenu le même score. Un tour de scrutin supplémentaire les a départagés et Au bord du Monde a été choisi comme lauréat. Les résultats de Marseille ont été tenus secrets jusqu’à la fin des délibérations du groupe de Paris. Spartacus et Cassandra a été choisi par Paris comme devant être primé. C’est lors de la conférence téléphonique, sous la présidence de Cyprien Vial, que la décision finale a été prise, au vu du total des scores des deux régions pour chacun des films, en faveur de Spartacus et Cassandra, à l’unanimité.

Marseille, méthode et évaluation

À Marseille, notre groupe s’est réuni tout un weekend en résidence et puis deux autres fois. Il a été très réactif et intéressé. Nous nous sommes retrouvés entre plusieurs personnes ayant des anciennetés très diverses dans le Mouvement. Il y avait là les fondatrices du Mouvement à Marseille, des volontaires, des militants et des alliés et de tout nouveaux sympathisants. Nous avons visionné les quatre films sélectionnés sur deux jours, un samedi et un dimanche, dans un foyer pour enfants placés qui avait mis à disposition une salle de visionnage. Nous voulions expérimenter une manière de mettre à distance nos émotions. C’était un véritable défi pour un public aussi peu préparé. Grâce à un travail d’analyse simple mais rigoureux, chacun a pu s’exprimer très naturellement avec beaucoup de simplicité et de confiance les uns dans les autres. Quelques-uns ont même osé exprimer combien les personnages et les histoires racontées étaient très réelles et très proches de réalités qu’ils avaient pu connaître (certains ont vécu des choses très difficiles, soit dans leur enfance, soit dans leur vie adulte). Pour cette aventure, nous avions le sentiment d’être embarqués dans le même bateau et qu’il nous fallait coûte que coûte arriver au port ensemble dimanche après-midi... Nous l’avons fait, et Gisèle disait encore aujourd’hui : « Ça a vraiment été bien intéressant, je n’avais jamais fait ça, c’était vraiment un weekend de rêve ! »

Au-delà de cette satisfaction générale, nous avons surtout parlé de ce qui a marqué le groupe pour le film lauréat : Spartacus et Cassandra.

Gisèle : Je ne l’ai pas trouvé à mon goût. Je n’ai pas tout compris. Je préférais Philomena. Spartacus dit que c’est son père qui lui donne à manger. Il veut juste rester à la rue. Ce que j’ai bien aimé c’est que, heureusement, les enfants s’entendent bien. Cassandra dit à Spartacus : « Tu es ma seule famille ». Le père, malgré tout, il donne de bons conseils à ses enfants.

Adrien : Ces parents n’ont pas la possibilité d’éduquer leurs enfants. Ça leur échappe. Aujourd’hui les enfants pour qu’ils soient sur le bon chemin, ils ont besoin d’être en quelque sorte à la mode, dans le vent, par l’école… En même temps quelque part c’est la souffrance du père en particulier. Son fils va à l’école, c’est entendu, mais pour lui ce sera difficile de ne pas renier son milieu d’origine. Le père se dit : « Mon fils n’est plus mon fils, j’ai peur de devenir un étranger pour lui ».

Clara : C’est un homme détruit par la misère montré comme quelqu’un d’incapable d’élever sa famille. Cela me gêne. J’admire un peu Camille dans l’accompagnement des enfants.

Andrée : C’est le problème de deux enfants entre deux cultures qui vont devoir faire le choix d’une façon de vivre. On s’est bien retrouvé sur les valeurs qu’on défend. On était très heureux d’avoir vécu ensemble.

Anne (animatrice) : Malgré les difficultés pour comprendre, pour lire les sous-titres, finalement on a bien aimé. Nous avons été touchés par le contexte familial, cet homme alcoolique et sa femme battue. On a compris le sens. La scène avec le juge et l’avocat est criante de vérité. Tout est très fort. La situation est terrible et le choix à faire par les enfants est très émouvant. À la fin il y a une inversion des rôles : le fils devient le père de son père et la fille la mère de sa mère. On a aimé les textes écrits et dits par les enfants. Ils sont vrais. « À huit ans je volais des autoradios, à dix ans je me suis évadé d’un foyer, à douze ans le squat a brûlé, à treize ans on m’a fait quitter mes parents ». C’est Spartacus qui redonne sa dignité à tout le monde. Le film est très humain. On a fait du bon travail. On a partagé finalement des émotions et des connaissances. On a eu de bons moments de créativité. On a inventé à partir de notre trame et on était libre. Extrêmement libre. On voudrait continuer.

Jacqueline : Spartacus et Cassandra devaient aller dans un foyer. Et ils veulent aller à l’école, pas dans un foyer. Ce qui m’a frappée c’est que le père ne veut pas qu’ils aillent à l’école, il veut partir en Espagne.

Marie-Hélène : J’ai aimé ce film en particulier parce qu’il donne la parole aux parents, aux enfants, à Camille et au juge. La situation présentée est réaliste par rapport à ce qu’on peut voir dans les familles qu’on connait. Le juge a été très humain. Il a pris une décision qui était risquée, confier deux adolescents à une jeune femme de vingt-et-un ans. On ne sent aucun jugement négatif envers quiconque. Tout le monde fait au mieux pour les enfants. Je retiens la phrase des enfants : « Maintenant que nous sommes devenus des enfants, que vont devenir ma mère et mon père ? »

Mireille : J’ai été gênée par la caméra à l’épaule.

Christian : Ce que j’ai aimé c’est qu’ils n’étaient pas seuls. Il y avait le juge, les assistantes sociales qui étaient autour d’eux, chose qu’on ne voyait pas dans Chardons bleus. J’ai beaucoup aimé Au bord du monde, les gens, leur dignité, surtout Henri à la fin, qui reste debout et regarde vers l’avenir.

Paris, méthode et évaluation

Nous nous sommes réunis trois fois pour visionner puis voter. La première séance nous avons partagé sur la notion de dignité grâce à une séance de photo-langage. De nombreuses photos variées sont étalées sur une table. Chacun est invité à en choisir une qui représente pour lui la dignité. Des thèmes ressortent peu à peu, par exemple : parfois il faut crier pour faire respecter la dignité (photo d’un visage en gros plan, bouche ouverte dans un cri) ; être ensemble toutes nationalités confondues (photo d’un groupe de personnes apparemment de cultures, de races différentes) ; rester en lien, se comprendre à travers la musique (photo de musiciens) ; etc

Une manière aussi de se dégager de la première empreinte émotionnelle et de prendre conscience que notre représentation de la dignité est personnelle mais que nous pouvons la faire comprendre.

Jacques : C’était une bonne expérience, nouvelle pour moi, de regarder en groupe des films. Difficile aussi parce que les quatre films étaient durs. En particulier Philomena à cause de mon expérience personnelle d’enfant. Ça m’a rappelé de mauvais souvenirs. Cette femme a été digne car elle a cherché à retrouver son enfant. Je trouve que tous les quatre auraient mérité le prix. C’est vrai que le film gagnant avait une très bonne cadence, ça mettait l’histoire en valeur. Tous ces films reflètent des réalités existantes que le grand public connaît mal. J’ai rarement vu des films qui m’ont autant interpellé.

Sylvie : Philomena, je l’adore ! J’aimerais beaucoup le revoir, même plusieurs fois encore. C’était dur pour moi mais j’ai aimé quand même. Cette femme a de la force et de la dignité, elle tient le coup, elle va jusqu’au bout, elle est soutenue par le journaliste mais c’est elle qui veut aller jusqu’au bout. Dans Spartacus et Cassandra ce sont les enfants qui obligent leurs parents à relever la tête, à se battre. Il nous faudrait un cinéma qui montre les réalités dans notre propre pays. Par exemple qu’on essaie de vivre avec 480 euros par mois de retraite, après avoir travaillé plus de quarante ans. Cyprien Vial comprend la vie des autres, il est à l’écoute, cela m’a plu et étonnée.

Patrice : Tout le monde a pu s’exprimer librement, ce qui est un peu la marque de fabrique d’ATD Quart Monde. Je suis content d’avoir été sélectionné. Je recommencerai. Amateur de films et de reportages, j’ai apprécié regarder ces quatre films en groupe et en débattre, entendre les avis de tout le monde. J’ai retrouvé des personnes vues à la télé dans Au bord du monde.

Laurent : Chacun soulignait des aspects différents du film, des ressentis propres. Le fait que les lignes de fracture au sujet du respect de la dignité tenaient à l’histoire personnelle de chacun, cela permettait justement d’aller au-delà des premières impressions personnelles. Même si les sujets traités étaient dans la « sphère ATD Quart Monde », les films présentés n’étaient pas forcément parfaits. Il y avait toujours quelque chose qui pouvait déranger au sujet de la dignité. Ce n’est pas parce que Spartacus et Cassandra est lauréat du prix ATD qu’il est parfait. Mais tous les films présentaient quelque chose d’intéressant.

Nadia : Ce qui m’a marquée c’est que Cyprien ait pris le temps de nous rencontrer, de s’intéresser à la précarité. Pour Spartacus et Cassandra : on montre beaucoup la dureté des parents, à l’extrême les enfants ont une chance. Ils ne sont pas si malheureux que ça. Ça fait un contraste dans cette famille. Le papa Rom on aurait pu lui donner une seconde chance : il pourrait alors moins boire. Le slam de Spartacus à la fin m’a beaucoup plu. Pour Chardons bleus : ils ont tout, alcool, cigarettes, sauf un toit. C’est trop facile. Philomena, elle, humanise le journaliste. Le fait qu’elle pardonne est incroyable. Au bord du monde : ça manque de vie. La nuit, ils semblent au point mort. Il aurait dû filmer les gens le jour, aller avec eu dans leur galère, leurs démarches au quotidien. Pour ces quatre films j’aurais voulu être une souris pour voir la réaction des spectateurs dans la salle.

Adeline : Je ne comprends pas pourquoi deux films sur les Roms : on en fait trop pour eux. Il y a quand même eu une condamnation par la Cour Européenne pour les expulsions de gens du voyage à Herblay. La culture gitane est mal connue. Ce ne sont pas des voleurs, ils travaillent dans le rempaillage, la ferraille. Les films n’étaient pas faciles. Philomena, ça m’a beaucoup frappée. Elle finit par retrouver sa dignité.

André : Ça m’a plu de partager le ressenti du groupe. Ce qui m’a marqué, c’est à quel point tous étaient attentifs. On a pu discuter même si on n’avait pas le même avis. Je crois que le cinéma ne montre pas tout. Il reste des choses cachées. Même dans un documentaire. Le cinéma, ça devrait montrer ce qui se passe actuellement dans les villes, pour faire réagir la population.

Jean-Christophe : Je pense que c’est par l’émotion, la fiction qu’on peut mobiliser les gens. L’image animée, le langage oral, (au cinéma) Le cinéma apportent autre chose que l’écrit.

Élodie : Regarder ensemble a permis de partager les émotions et des points de vue. Moi j’ai ravalé mes larmes à certains passages pour respecter la dignité des autres personnes, aussi très émues. J’ai pu me rendre compte, combien les situations de précarité sont complexes, combien le respect de la dignité est parfois subjectif, mais important pour que les personnes aient une vraie chance de se remettre debout. J’ai beaucoup aimé la convivialité, cuisiner ensemble pour bien accueillir tout le monde, que chacun se sente à l’aise pour parler en toute confiance. Cyprien Vial était dans l’écoute, avec bonne humeur, cela a aussi participé à la bonne ambiance générale.

Bella : J’ai beaucoup aimé croiser nos regards ensemble, nous personnes aux vies si différentes. J’ai senti les personnes à l’aise pour exprimer leur avis, voire leur émotion. J’ai trouvé leur réflexion affûtée. Elles ont une maturité vis-à-vis des « filons » cinématographiques : par exemple sentir quand on use ou abuse du pathos, pourquoi une scène est poétique, etc. Elles connaissaient toutes le photo-langage, moi pas du tout : c’est cela la richesse, apprendre les uns des autres. Leur disponibilité d’esprit, au-delà des difficultés quotidiennes, pour venir aux projections, se couler dans les personnages, cela m’a épatée. Quelque chose m’a paru délicat : veiller à ce que chacun ait la parole de manière équitable.

Le point de vue de Cyprien Vial, cinéaste et président du jury

Que l’on soit professionnel du cinéma ou pas, que l’on ait vécu dans la précarité ou non, il me semble que devant un film, on est tous égaux. Des êtres sensibles vivant une expérience qui interpelle, fait grandir. Dans le jury régnait une ambiance collégiale formidable à la fois sérieuse et joyeuse, au sein de laquelle tout le monde a eu la parole. Certains membres du jury n’ont pas les moyens d’aller au cinéma en salles et l’exercice avait dès lors quelque chose d’exceptionnel, de presque sacré pour nous tous.

C’est une chance de pouvoir prendre le temps de voir des films, de s’écouter, de débattre. Nos parcours de vie influent sur nos lectures des films et les membres du jury réagissaient parfois à des éléments qui n’avaient pas particulièrement retenu mon attention. J’ai donc eu le sentiment, grâce à mes camarades, d’élargir mon champ d’analyse et de ressenti. Notre jury était un jury de spectateurs professionnels ! Ils ont été particulièrement précis dans leur analyse. C’était important pour moi de bien écouter et comprendre ce qui pouvait parfois gêner dans la façon de filmer des personnes en précarité. Pour moi, c’était très émouvant de faire partie d’un tel groupe.

Les cinéastes engagés mettent en lumière ceux à qui l’on ne donne pas la parole, ceux que l’on ne voit pas. Le cinéma est un art populaire qui constitue encore un moyen fort pour donner une place à leurs combats. Les cinéastes engagés se doivent de respecter la dignité de ceux que la société tend à laisser de côté. Le film choisi comme lauréat met superbement en lumière la force de vie de deux enfants appelés à grandir trop vite. Dans une situation qui semble inextricable, le cinéaste prend le temps de montrer comment la solidarité et l’espoir peuvent naître et l’emporter. Spartacus et Cassandra sont fiers et courageux. Le regard du cinéaste est tendre mais sans concession. Les enfants sont ici regardés, écoutés et respectés comme des êtres complexes à part entière : entre innocence et maturité forcée, naturellement dignes.

1 Les quatre films sont présentés dans la rubrique Écouter Voir, p.42.

2 Voir la liste des films sur : www.atd-quartmonde.fr/films-visionnes-pour-le-prix-du-film-agir-tous-pour-la-dignite-qui-sera-remis-fin-mai-2015/

3 Cyprien Vial, réalisateur de Bébé tigre, 2015.

1 Les quatre films sont présentés dans la rubrique Écouter Voir, p.42.

2 Voir la liste des films sur : www.atd-quartmonde.fr/films-visionnes-pour-le-prix-du-film-agir-tous-pour-la-dignite-qui-sera-remis-fin-mai-2015/

3 Cyprien Vial, réalisateur de Bébé tigre, 2015.

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